samedi 19 novembre 2016

Les 10 qualités de Tom Hardy, acteur d’exception


Tom Hardy

Les 10 qualités de Tom Hardy, acteur d’exception


Frédéric Strauss
Publié le 20/01/2016. Mis à jour le 20/01/2016 à 08h18.}


Dans “Legend”, il joue des jumeaux gangsters. Un rôle à la mesure de son ambivalence et de son penchant pour la performance. Tom Hardy, un acteur de légende, à aller voir dans les salles ce mercredi 20 janvier.
Legend, qui fait son actualité cette semaine, n'est pas la meilleure occasion de s'en apercevoir, mais Tom Hardy, 39 ans cette année, est un acteur phénoménal, qui attire les personnages les plus hauts en couleur et beaucoup de grands cinéastes. Qu'est-ce qui rend cet Anglais unique en son genre ? Des qualités sérieuses, fondamentales ou originales, parfois contradictoires… Nous en avons établi la liste.

Incarné

Un acteur, c'est (aussi) un corps. Le cinéma n'aime pas toujours s'en souvenir, cherchant plutôt une présence dans le regard, l'allure, l'attitude… Tom Hardy, lui, met les pieds dans le plat : son corps est là ! Corps de cogneur (Warrior, 2011), d'animal toujours. C'est en laissant libre cours à ce corps qu'il s'imposa : de l'acteur fluet qu'il était, et qui prête maintenant à sourire dans Star Trek : Nemesis (2002), il devint la bête de muscle qui surgit dans Bronson (2008) de Nicolas Winding Refn. Il a retrouvé la ligne ensuite, mais sans jamais perdre ce jeu physique qui est sa signature. Comme celle de l'acteur avec lequel on a toujours envie de le comparer : l'homme en maillot de corps, Marlon Brando.

Intemporel

Il a beau porter un peu trop souvent la barbe des hommes d'aujourd'hui et prendre naturellement des airs de bête de mode branchée, Tom Hardy a quelque chose d'inattendu dans le cinéma actuel : un visage parfois romantique, un regard lointain, un côté venu d'ailleurs… Intemporel à coup sûr, il convainc en homme du passé, même quand c'est pour endosser carrément l'habit d'un agent de la police secrète soviétique, à Moscou en 1952, dans Enfant 44 (2015).

Beau

S'il est devenu un acteur de catégorie A, c'est quand même grâce à sa bonne gueule. Tom Hardy a pourtant moins utilisé la sienne que Ryan Gosling et beaucoup d'autres. Les faits n'en sont pas moins là : photogénique en diable comme il se doit, l'acteur joue la carte de la séduction sans mal. Mais pour le voir dans un vrai numéro de charme, il faut rattraper une petite comédie sympathique qui a fait bide, Target (2012).

Laid

Son pouvoir de devenir monstrueux excède Bronson (2008) et dépasse The Dark Knight rises (2012) où il interprétait l'horrible Bane : à la moindre occasion, Tom Hardy prend plaisir à se défigurer un peu. Là aussi, on retrouve le souvenir très présent de Brando, qui a toujours joué sur les deux tableaux, la beauté et la laideur. Une manière d'être ange et démon et d'exercer une fascination sûre.

Sexué

Corps, séduction, répulsions et pulsions : tout converge pour faire de Tom Hardy l'acteur le plus sexué du moment. Et le modèle Brando fonctionne à fond dans ce registre, jusque dans l'ambiguïté hétéro-homo : en maillot de corps et aussi en blouson de cuir, Marlon fut une icône de la culture gay et Tom Hardy en est sans doute une aujourd'hui. C'est là qu'intervient Legend, où il interprète deux jumeaux gangsters, l'un qui drague des minettes et l'autre des minets, mais s'en sort moyennement.
La faute à un réalisateur peu doué, assurément. Mais on sent aussi une difficulté compréhensible à afficher trop clairement une ambivalence qui ne relèverait que de ce clivage hétéro-homo. Au festival de Toronto, lors de la conférence de presse de Legend, Tom Hardy refusa gentiment et fermement de répondre à un journaliste qui l'invitait à parler de sa sexualité. Comme il l'avait fait quelques années plus tôt dans un magazine gay en évoquant ses aventures, qui n'avaient pas été que féminines. Trop de sexualité peut tuer la sexualité : pour rester un phénomène sensuel, Tom Hardy semble avoir sagement décidé de ne plus mettre les points sur les "i".

British

Pas tellement british ? Pas forcément distingué, pas tellement classique, c'est certain. Un peu d'identité nationale traverse pourtant ce natif de la banlieue de Londres, et seul un autre Anglais pouvait révéler cette vraie nature avec la discrétion de rigueur : Christopher Nolan, qui fut le premier à montrer un Tom Hardy magnétique, réservé et très classe dans Inception (2010). Avant d'en faire la brute de The Dark Knight rises. L'association de ces deux sujets de sa Majesté va tout naturellement continuer et ça sera avec Dunkerque, un film de guerre annoncé pour l'été 2017.

Méchant

Le « villain », comme on dit dans la langue de Shakespeare, est un rôle que Tom Hardy a endossé plus d'une fois. Son physique y est pour beaucoup, le rendant facilement menaçant. Mais méchant, il l'est aussi par une forme de démesure mentale qu'il a le don de suggérer, entraînant ses personnages au-delà des territoires de la rassurante humanité… Ce mystère du mal, Tom Hardy trouve à l'incarner comme jamais dans The Revenant (sortie le 24 février 2016) d'Iñaritu, où il pourrit la vie de Leonardo DiCaprio sans qu'on sache vraiment pourquoi il le fait, ni pourquoi il ne le ferait pas… Inquiétant, impressionnant. Et, à la clé, une première nomination aux oscars (catégorie meilleur acteur dans un second rôle).

Façonnable

Son talent le plus plaisant pour nous spectateurs et sans doute le plus jouissif pour lui : un plaisir presque enfantin à changer d'apparence, à se déguiser, se grimer… En blond aux cheveux longs années 70, il donnait parfaitement le change chez les espions de La Taupe (2011). Mais tous ces rôles ont été l'occasion d'une transformation plus ou moins spectaculaire, comme si Tom Hardy ne cessait d'apparaître et de réapparaître. Peut-être pas encore vraiment identifié à cette heure.

Joueur

Avec son talent, beaucoup d'acteurs auraient déjà installé une carrière tranquille et de bon standing. Tom Hardy, lui, s'amuse. Provocateur, bouffon, aventureux et passionné, il est devenu une figure de proue idéale pour l'univers radicalement ludique de Mad Max Fury Road (2015), et on le retrouvera forcément dans ce rôle de Max. Au-delà, c'est tout Hollywood que son tempérament déluré va, à coup sûr, finir par embarquer.

Flamboyant

Avec sa générosité, Tom Hardy est de ces acteurs qui non seulement ne boudent pas leur plaisir d'être à l'image, mais s'emparent de leurs personnages en virtuoses et participent directement à la création d'une dimension de cinéma, bigger than life. Nolan a exploité sans vergogne cette qualité dans The Dark Knight rises, au risque de la déformer et d'en faire un défaut : juste un peu plus de flamboyance et Tom Hardy pourrait devenir un acteur démonstratif, en roue libre… Un risque dont Iñaritu avait sans doute conscience en tournant The Revenant : il y encadre Tom Hardy et cadre sobrement la folie de son personnage. Acteur à surveiller, ça lui a toujours bien été.



jeudi 17 novembre 2016

Jean Dubuffet et Alain Bourbonnais / L'art brut au pied de la lettre


Gratte-cul XI, d’Alain Bourbonnais. Issu du livre «Collectionner l'art brut», de Jean Dubuffet et Alain Bourbonnais. Présenté par Déborah Couette. Albin Michel, 480 pp., 49 €.
Gratte-cul XI, d’Alain Bourbonnais. Issu du livre «Collectionner l'art brut»,
de Jean Dubuffet et Alain Bourbonnais. Présenté par Déborah Couette. Albin Michel, 480 pp., 49 €. Photo La Fabuloserie, Dicy. Ph. et Y. Couette

L’ART BRUT AU PIED DE LA LETTRE


Par Mathieu Lindon
2 novembre 2016 à 18:51


La parution de la correspondance entre Jean Dubuffet, héraut d’une création «hors-les-normes», et le collectionneur Alain Bourbonnais témoigne de la vigilance rigoureuse de l’artiste envers l’utilisation de son concept.

«Ce que j’ai toujours visé sous le nom d’"art brut" est la création à son état brut, c’est-à-dire non inhibée ou altérée ou d’aucune façon influencée par les normes culturelles. C’est en somme l’art hors-les-normes, l’art libéré de l’emprise des normes.» Déborah Couette place ces phrases de Jean Dubuffet en tête de sa présentation de la correspondance, qui va de 1971 à 1984, entre le peintre, sculpteur et écrivain né en 1901 et mort en 1985 et Alain Bourbonnais (1925-1988), qui voulait lui-même constituer une collection d’art hors-les-normes. Celle-ci existe désormais à La Fabuloserie, à Dicy (Yonne) - Dubuffet l’aida considérablement (sans toutefois jamais se rendre là-bas).
«Jean Dubuffet invente l’"art brut" en 1945, non pas pour créer une nouvelle école, mais pour renouveler notre regard sur l’art», écrit Déborah Couette. Dans son Guide d’un petit voyage en Suisse publié en 1947, Jean Paulhan décrit ainsi Jean Dubuffet : «Il est poursuivi par l’idée d’un art immédiat et sans exercice - un art brut, dit-il - dont il pense trouver le rudiment chez les fous et les prisonniers. S’il apprenait qu’en quelque canton, un ours s’est mis à peindre, il y bondirait.» (Pour rester dans la zoologie, quand Dubuffet se brouillera avec Paulhan, il expliquera : «Je n’aime pas les veaux gras primés des concours agricoles.»)
Collectionner l’art brut rend compte à sa manière du lien de Dubuffet à cet art brut qui n’est plus sa priorité alors qu’il est pris par son œuvre («je me sens un vrai cochon d’être comme je le suis maintenant exclusivement obsédé par mes propres travaux au point que je ne puis m’en détacher un instant pour m’informer de ceux des autres»), bientôt prêt à «faire retraite» et que lui tombe dessus en 1977 l’affaire du Salon d’été, sculpture monumentale commandée par la régie Renault et qu’elle veut soudain, prétextant des infiltrations d’eau et que la véritable œuvre serait en fait la maquette, enterrer au sens propre.

Lettre incendiaire

Alain Bourbonnais se manifeste auprès de Jean Dubuffet en 1971, après que celui-ci, mécontent de l’inattention des intellectuels français à l’égard de celle-ci, a fait don de sa collection d’art brut à Lausanne (le ministère de la Culture français, contrairement à ce qu’on a longtemps cru, n’a pas «dédaigné» la collection, précise Déborah Couette). Alain Bourbonnais est «Architecte en Chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux» et son travail artistique l’apparente selon lui à l’art brut. Dubuffet lui répond rapidement, impatient «d’assister à une éclosion de bâtiments incivils et palais paranationaux sur lesquels soufflerait cette salubre tempête». Dès lors, les relations entre les deux hommes sembleront idylliques, à deux points près : ce qui touche à la commercialisation et ce qui touche à l’art brut proprement dit. «Je suis opposé à ce que le terme d’"art brut" soit utilisé dans l’organisme en constitution. Il faut que l’expression d’"art brut" soit exclusivement réservée à l’association créée en 1948 sous ce nom et à l’activité de celle-ci et ses collections», écrit Dubuffet dès janvier 1972. En 1980, quand une émission de télévision où il intervient utilise les mots, Alain Bourbonnais reçoit une lettre incendiaire : «Personne cependant n’a manifesté autant de désinvolture que vous dans l’utilisation de ce terme dont je suis obligé de vous rappeler qu’il est la propriété de la Collection de l’Art Brut et que vous ne devez pas l’emprunter comme vous vous employez à le faire pour présenter des œuvres qui font depuis quelques années récentes l’objet de votre commerce. Il y a à le faire une tromperie contre laquelle je proteste.» Le destinataire, pour se réconcilier avec succès avec Dubuffet, fera intervenir les auteurs de l’émission qui expliqueront qu’il n’était qu’un intervenant et s’étonneront que Dubuffet puisse «revendiquer un véritable droit de propriété sur deux mots de la langue française» - puis s’y soumettront.

«Grande rigueur»

Si l’édition de Collectionner l’art brut est très bienveillante à l’égard d’Alain Bourbonnais et de sa femme, Caroline, elle ne manque pas de rigueur et publie en annexes diverses autres lettres de Dubuffet qui manifestent une distance et lui permettent de préciser sa pensée sur l’art brut. Au critique Michel Ragon (qu’il traîne dans la boue ou porte aux nues selon les lettres) en février 1976 : «Cependant, naturellement, il faut laisser à chacun son dû et éviter tout ce qui peut porter le public à faire des confusions. La Collection de l’Art Brut est une chose et la très sympathique action de Alain Bourbonnais en est une autre.» La plupart des auteurs présentés à l’Atelier Jacob (ancêtre de La Fabuloserie) «s’assimilent à ceux qui ont été classés dans les "collections annexes" de l’Art Brut, et non dans la vraie Collection de l’Art Brut. Ils sont en effet un peu marginaux par rapport à l’art tout à fait exempt de professionnalisme et de commercialisation qui fait l’objet de la Collection de l’Art Brut. […] Je suis persuadé qu’il faut préserver la notion d’"art brut" avec une grande rigueur, faute de quoi elle perdrait toute signification. Si on y mettait Chaissac [peintre autodidacte mort en 1964 dont Gallimard a publié la Correspondance avec Dubuffet en 2013, ndlr] alors il faudrait, de proche en proche, y mettre aussi Miró et toutes sortes d’autres, et pour finir, sans doute, Goya, Rembrandt et Raphaël. Les notions, si on en étend trop le champ, perdent tout sens.»A peine Dubuffet mort, c’est Alain Bourbonnais qui écrit à Michel Ragon, sans plus prendre de précaution sur l’emploi des mots, «qu’en France il s’agit bien de reconnaître que le lieu où se trouvent rassemblées des pièces d’ART BRUT c’est à la FABU» - c’est-à-dire à La Fabuloserie, son propre lieu.
Il est également intéressant de voir la conduite de Dubuffet par rapport à l’argent. Il est d’une extrême générosité, consacrant du temps à Alain Bourbonnais, lui confiant mille informations. Quand Bourbonnais fait des demandes plus ou moins explicites d’argent, Dubuffet n’en rajoute pas : il prend sa part, mais pas plus. Il ne veut pas être le sponsor ou le commanditaire de l’Atelier Jacob ni de La Fabuloserie. Quand Bourbonnais a un problème financier avec une artiste, Dubuffet le résout à ses frais, mais tient à récupérer les œuvres. Il ne faut jamais que l’autre exagère. La dernière lettre de Dubuffet de cette correspondance est d’ailleurs sèche. Bourbonnais se chamaille, pour des histoires de «commissions d’intermédiaire» bien peu dans le genre de l’art brut, avec l’historien d’art et philosophe Michel Thévoz, qui dirige alors la Collection de l’Art Brut et pour qui Dubuffet a «grande estime»«S’il fallait faire les comptes des donnés et reçus, qui, de vous et l’Art Brut, serait débiteur ?» Quelques mois auparavant, «l’homme aux idées mirobolantes», ainsi que l’a désigné Bourbonnais, a explicité son rapport à l’art et l’argent : «La production d’art se porte d’autant mieux que moins s’en soucient le public et surtout les pouvoirs publics. Ce qui est sain est que le public ne se soucie pas des productions d’art et que les producteurs d’art ne se soucient pas du public.» Et Dubuffet de regretter d’avoir demandé en 1967 à la Ville de Paris que cette Collection d’Art Brut soit reconnue «d’utilité publique», et de se féliciter que ça lui ait été refusé. Mais, évidemment, ça ne va pas être facile de faire fonctionner financièrement La Fabuloserie sur de pareils présupposés.

«Tous des cons»

Jean Dubuffet est reconnaissant à Alain Bourbonnais de la découverte d’artistes bruts que lui-même ne connaissait pas. Et il fait appel à ses compétences d’architecte au moment du scandale du Salon d’été.«Croyez-en mes vingt-cinq ans d’expérience, ça n’est qu’exceptionnellement que les problèmes techniques ne peuvent être dominés.» C’est bien que Renault ne veut pas de l’œuvre (ce qui sera aussi la raison pour laquelle Dubuffet, après des années de procédure puisqu’il a d’abord perdu en première instance et en appel, après avoir fini par gagner pour le principe, renoncera à construire l’œuvre dans un lieu «où elle a été si injurieusement traitée»). Il y a une lettre à Alain Bourbonnais dont le post-scriptum est explicite quant à l’opinion de Dubuffet sur le président de la République de l’époque et ses ministres de la Culture et autre : «Soisson est un con. Giscard est un con. Peyrefitte, Lecat, tous des cons minables. Leur centre Beaubourg archi-con.» Il faut voir aussi dans le volume les œuvres de Dubuffet consacrées à l’affaire, et leurs titres, par exemple : Tribunal prononçant qu’il est loisible de détruire les monuments si l’on sauvegarde leurs maquettes estimées légitimement moins encombrantes. 



lundi 14 novembre 2016

Dans la cour des grands avec des livres

Dans la cour des grands avec des livres-applis animés
Dans la cour des grands avec des livres-applis animés Albin Michel Jeunesse

DANS LA COUR DES GRANDS AVEC DES LIVRES-APPLIS ANIMÉS

L'actualité du livre jeunesse. Aujourd'hui, des livres-applis qui s'animent…

Par Emilie Coquard
11 novembre 2016 à 12:20


Des livres en réalité augmentée ? C’est idéal pour réconcilier deux mondes qu’on tend régulièrement à opposer, celui des amoureux du papier et celui du numérique. Les éditions Albin Michel Jeunesse ont fait le pari de mêler ces deux supports. Depuis quelques années, l’éditrice Servane Guiho travaille avec une conceptrice multimédia, Léna Mazilu, à la mise en place d’une collection, «Histoires Animées».

Quatre ouvrages ont paru depuis mai dernier. Certains jouent avec une ambiance sonore, d’autres avec des effets visuels, ou encore des interactions avec les lecteurs. Chouette !, de Léna Mazilu, et Copains ?,de Charlotte Gastaut ont ouvert la collection. Le premier est l’histoire d’une chouette qui trouve une paire de lunettes et qui cherche son propriétaire. Elle voit alors le monde différemment à mesure de son parcours, et rencontre des animaux aux formes surprenantes. Dans le second apparaissent à travers l’écran de multiples animaux, taches de couleurs et autres surprises. Ils envahissent les pages de l’ouvrage, minimaliste et épuré à souhait, avec comme seuls personnages un yeti à poils bleus, accompagné d’un oiseau rouge.

 Les deux derniers titres de la collection, Peur du noir moi ?, de Magali Le Huche, et Il est l’heure d’aller au lit maintenant !, d’Édouard Manceau, ont paru à l’automne. Tous deux ont pour personnages deux enfants à l’imagination fertile. Le premier, aux illustrations très raffinées, raconte l’histoire d’une petite fille qui veut aller aux toilettes durant la nuit mais qui a peur du noir. Chaque pièce traversée est une épreuve, où elle aperçoit ombres et fantômes effrayants. Dans le second, c’est un petit garçon qui ne veut pas aller se coucher et qui trouve toutes les excuses possibles pour retarder l’heure d’aller au lit. Il se crée ainsi un parcours digne d’un aventurier entre la conduite d’un camion de pompier, le passage d’un mur de briques grâce à une échelle musicale et une traversée à dos de crocodile.

Seul bémol, le bouton de la lecture audio se trouve au même endroit que celui qui permet de passer d'un ouvrage à un autre dans l’application, et peut passer inaperçu. Quant au livre, il se suffit à lui-même. Ses pages cartonnées au lourd grammage sont parfaites pour la manipulation par un enfant. Accompagné ou non de ses parents, il peut y découvrir l’histoire. Pour stimuler l’imaginaire des lecteurs, des animations aléatoires ont été mises en place. D’une lecture à l’autre, l’enfant ne verra pas les mêmes objets ou personnages apparaître à l’écran. Les livres ont été testés par plusieurs groupes d’enfants et ces expériences ont abouti à des changements fondamentaux pour la collection : d’après l’éditrice Servane Guiho, les enfants étaient déçus, dans leurs premières expérimentations, de ne pas assez interagir avec le livre.
Le voyez-vous, le yeti bleu ?

Rappelons qu’on déconseille généralement de montrer des écrans à des enfants en bas âge. Surtout au moment du coucher. Mais il peut être lu et relu en journée avec la version numérique. Servane Guiho est convaincue que les livres animés peuvent faire venir de nouveaux lecteurs, parce qu’un «lien affectif» se crée alors entre l’objet et l’enfant.




dimanche 13 novembre 2016

Gudalupe Nettel /«LE DÉPART EST TOUJOURS UN HORIZON»

Guadalupe Nettel



GUADALUPE NETTEL : «LE DÉPART EST TOUJOURS UN HORIZON»

Par Natalie Levisalles— 4 novembre 2016 à 18:41

Guadalupe Nettel, à Paris le 22 septembre.
Guadalupe Nettel, à Paris le 22 septembre. Photo Mathieu Zazzo pour «Libération»


Après l’hiver raconte l’histoire d’un homme et d’une femme dont les trajectoires se croisent pendant quelques mois. On pourrait dire aussi que c’est un portrait - pas vraiment flatteur mais très juste et très perspicace - de Paris et ses habitants au début du XXIe siècle. Chapitre après chapitre alternent les voix de deux narrateurs, Claudio et Cecilia, qu’on suit entre le Mexique, Cuba, New York, et Paris bien sûr. Claudio et Cecilia ont deux ou trois choses en commun : ce sont des Latinos transplantés dans des cultures qui ne sont pas leurs cultures d’origine, ils aiment la littérature et les écrivains. A part ça, ils ne vivent pas vraiment dans le même univers psychologique, même leurs solitudes sont de natures différentes.


Claudio est un Cubain installé à New York. Il aime surtout ses livres et ses disques et traite assez mal Ruth, sa maîtresse new-yorkaise, un peu plus vieille et bien plus riche que lui. C’est un homme qui dit avoir vécu avec «suffisamment de personnes du sexe féminin pour avoir la certitude non seulement que ce sont des êtres inférieurs, mais également que leur instabilité émotionnelle peut nous conduire à la mort». Au long du livre, le lecteur aura tout le temps de construire une solide antipathie à son égard.

Cecilia est une étudiante mexicaine qui vient de débarquer à Paris. Elle ne connaît quasiment personne, elle a le moral laminé par la solitude et par une météo franchement inamicale. Sa principale préoccupation est de résister au froid de l’hiver, au vent glacé qui lui gifle le visage «et à l’omniprésence de la pluie, muette, et obstinée». Ce Paris hostile est tellement présent que, par moments, on a le sentiment que c’est le personnage principal de l’histoire. «Au lieu de me recevoir, la ville m’opposait un refus blessant, comme si un tribunal invisible avait décidé que je ne méritais pas d’y vivre.»

L’histoire se cristallise quand Claudio fait un voyage en France. Il rencontre Cecilia, tombe amoureux d’elle, rentre aux Etats-Unis, la séduit au moyen d’un bombardement de mails. Cecilia part à New York pour voir Claudio. Elle y restera juste le temps de réaliser quelle erreur elle s’apprêtait à commettre et rentre en France. Fin de la première partie.

Le retour à Paris, du coup, ressemble presque à un retour à la maison. Cecilia retrouve Tom, son voisin, avec qui s’ébauche puis s’installe une relation amoureuse atypique. D’autant plus atypique que la maladie chronique dont Tom souffre depuis des années s’aggrave. Il est hospitalisé, attend une greffe cœur-poumons. «Sans nous en rendre compte, nous avions cessé de parler de l’avenir, dit Cecilia. Nous essayions d’être aimables, de conserver une certaine légèreté entre nous et vis-à-vis du personnel. C’était notre manière de rester optimistes.»Ces chapitres forment une chronique hyperréaliste des mois passés à l’hôpital de Clamart, un univers où on rencontre des infirmiers et des médecins, des patients et leurs familles, une vieille femme qui donne à manger à sa fille, un jeune homme blond relié à un respirateur, une adolescente indienne avec une expression déchirante sur le visage.

En lisant les dernières pages, on comprendra le titre du roman. L’idée, peut-être, est qu’aucune situation n’est irrécupérable. Aucun personnage non plus, puisque c’est à Claudio, à l’antipathique Claudio qu’il revient de se demander : «Quelle alternative avons-nous ? Peut-être accepter nos limites. Résister au poids écrasant de nos fautes. Concentrer nos capacités sur ce que nous savons le mieux faire et notre lucidité sur ce que nous comprenons le mieux… Espérer et être heureux, maintenant et malgré tout.»


tenexpa, mexique
Au Mexique, près de Tenexpa, dans l’Etat d’Oaxaca, où vécut enfant Guadalupe Nettel. Photo Olivier Dekeyser. Picturetank


Guadalupe Nettel, née en 1973, est une romancière mexicaine qui a vécu en France à plusieurs reprises depuis son adolescence et a gardé une relation particulière avec ce pays. Après l’hiver est son septième livre publié en français. Avec l’écrivain Pablo Raphael, elle avait fondé au Mexique la revue Numero 0, bilingue français-espagnol, qui a eu sept numéros entre 2007 et 2010 et a notamment publié un dialogue entre Enrique Vila-Matas et Jean Echenoz et un autre «très étrange, extraterrestre», entre Amélie Nothomb et Mario Bellatin, sur «la beauté du monstre». Aujourd’hui, elle prépare un recueil de nouvelles autour du sujet de l’imposture. Et envisage d’écrire sur la paternité. «Un sujet qui me préoccupe en ce moment», dit-elle.

De quoi êtes-vous partie pour ce livre ? 
C’est un roman qui a cuit à petit feu. J’ai commencé à prendre des notes quand je suis arrivée à Paris à l’âge de 25 ans pour faire une thèse. Enfant, j’avais vécu quelques années à Aix-en-Provence, puis j’avais séjourné six mois en Auvergne, une tentative de faire des études universitaires en sortant du lycée. Mais, juste à ce moment-là, j’avais 18 ans, j’ai reçu un prix littéraire de RFI, on m’a invitée à Cotonou pour la remise des prix de la Francophonie. J’ai découvert l’Afrique et l’activisme social, je n’ai pas pu rentrer à Clermont-Ferrand et continuer ma petite vie d’étudiante, c’était impossible. Je suis repartie au Mexique.

Par ailleurs, j’ai rencontré des hommes, un en particulier, un Cubain, autour duquel est construit le personnage de Claudio. Il me sidérait par sa façon d’être macho sans s’en rendre compte, ça m’a semblé intéressant d’explorer ça. J’ai donc commencé le roman par la voix de Claudio. La voix de Cecilia est venue ensuite, son personnage part du journal que je tenais à l’époque de mon arrivée à Paris, une ville qui était tout sauf accueillante. J’ai travaillé dix ans dessus, en m’interrompant deux fois, pour écrire la Vie de couple des poissons rouges, puis le Corps où je suis née. A plusieurs moments, je me suis demandé si j’allais continuer mais ça m’a permis de suivre le parcours intérieur des personnages, ils ont mûri en même temps que moi. Et puis, il y a cette question qui me hantait et qui me hante toujours : Qu’est-ce qui reste à la fin ? On a des expériences, des histoires d’amour qui commencent et qui finissent, on part de son pays et on y revient, on traverse tout ça. Et qu’est-ce qui reste à la fin ?
Le personnage de Claudio…

… ça a commencé par une vengeance… Je voulais me venger de cet homme, ce Cubain. Ensuite, petit à petit, j’ai construit un personnage en utilisant d’autres histoires. Schopenhauer par exemple, qui croit faire de la philosophie alors que ses aphorismes sur les femmes sont incroyablement misogynes. Il n’aurait jamais osé publier ça aujourd’hui. 
Autant le personnage de Cecilia est écrit de l’intérieur et avec empathie, autant Claudio est antipathique. Vous lui accordez peu de circonstances atténuantes. Vous avez ressenti cette antipathie en écrivant ?


Au début oui, je pense. Il y avait un peu de moquerie dans la construction de ce personnage. Mais à la fin, j’ai commencé à m’attendrir sur lui. Quand il pète les plombs, qu’il demande un conseil à son ami et envisage d’aller voir un psy… A ce moment-là, j’ai essayé de me mettre à sa place, pour comprendre sa lâcheté par exemple. Ce qui est assez étonnant, c’est que, alors que je pensais que c’était un personnage qui avait mon antipathie, après la publication du roman, plein de gens sont venus me dire qu’ils s’étaient identifiés à Claudio. 
Tout ce que vous dites sur Paris, l’agressivité, l’indifférence, est assez désagréable, mais très juste. Par contre, la pluie, le froid, la solitude, c’est vrai de beaucoup de grandes villes et ça va avec l’humeur de Cecilia qui est déprimée, non ?

Bien sûr. Ce que je voulais décrire, c’est sa façon d’apprivoiser la ville. Ce que vit Cecilia, c’est comme un rite de passage. Au début, quand elle arrive, elle s’éclate, elle arrive à voir un petit peu de la joie de la fin de l’été. Et puis viennent la pluie, l’hiver, et elle ne saisit pas les codes parisiens, elle se sent jugée. Et c’est vrai que cette exaspération profonde, même sous l’apparence de la politesse, c’est typiquement parisien, on ne trouve pas ça ailleurs. Se sentir rejeté par la ville, par les gens, ressentir une hostilité, c’est une expérience commune à tous les Latinos qui arrivent en France. En Amérique latine, les rapports sont beaucoup plus chaleureux, plus affectueux, même avec les inconnus. Petit à petit, Cecilia commence à décoder ou à faire siennes certaines attitudes qu’au début elle ne comprenait pas. Pour moi, il y a deux scènes complémentaires. Une au début où elle voit des gens qui parlent seuls dans les rues, elle les trouve totalement incompréhensibles. Et une autre vers la fin où elle-même commence à parler aux gens, ou à parler toute seule. Elle aussi est borderline à ce moment-là. Pour moi, ce n’est qu’à partir du moment où on comprend de l’intérieur cette humeur qu’on réussit à vraiment profiter de la ville et du soleil - quand il arrive -, qu’on réussit à savoir ce que c’est de pouvoir pique-niquer dans un parc. Mais aussi, pendant la période où j’essayais de m’intégrer, ou au moins de m’habituer, je me demandais : qu’est-ce qui rend la ville comme ça ? Quand j’ai découvert qu’il y avait les catacombes, le cimetière des Innocents, je me suis dit : peut-être que, d’une façon un peu surnaturelle, il y a quelque chose qui imprègne la ville, le poids de l’histoire et aussi une mélancolie, une sensation de deuil.
Vous avez séjourné plus de six ans d’affilée à Paris. Est-ce que, sur cette période, votre vision a changé ?

Je ne la perçois plus comme une ville aussi hostile que quand je suis arrivée. Je me suis adaptée à elle, comme on s’adapte à un climat ou à un environnement. Et je me suis attachée surtout. J’ai compris que certains mots de passe permettaient d’accéder aux autres, l’humour par exemple. Quand on arrive dans un kiosque, souvent le vendeur va être râleur. Mais si on fait une petite blague, ça s’ouvre. Pareil avec les chauffeurs de bus et avec les gens les plus hostiles. J’ai mis du temps à comprendre, ça n’a pas été immédiat. J’ai aussi été aidée par d’autres étrangers parisiens, avec qui j’ai noué des relations très étroites. Peut-être plus étroites que celles qu’on bâtit dans les endroits où on se sent chez soi. Parce que l’expérience de la solitude, avec ses avantages et ses inconvénients, je l’ai vraiment découverte en arrivant à Paris. Avant, je ne savais pas ce que c’était d’être seule.
Vous avez expliqué que la partie sur la maladie de Tom et son séjour à l’hôpital était très autobiographique. Et vous avez dit dans un journal mexicain que les hôpitaux sont des endroits où on peut voir l’ADN d’une société.

C’est vrai. En fait, je pense que les gens ont tendance à se construire une carapace pour ne pas sentir la douleur, moi aussi je l’avais fait. Et c’est au moment où je me suis retrouvée à l’hôpital pour accompagner cet ami que j’ai pu établir un contact vrai avec des gens qui m’avaient jusque-là semblé fermés sur eux-mêmes. J’ai aussi vu les gestes de bonté qu’avaient les infirmiers, des petits riens, des détails qui permettaient de voir de la tendresse, ça m’a beaucoup touchée. A l’hôpital, on est tous dans la même galère et c’est à ce moment-là que la carapace se brise, il y a une fente qui nous permet de respirer la souffrance de l’autre. C’est à ce moment-là que je me suis vraiment liée aux gens. 
Vous vivez au Mexique. Que peut-on dire de la situation ?

Ça devient de pire en pire. Et le rôle des journalistes y est d’autant plus important. Ce sont des gens qui risquent leur vie pour faire leur métier. Il y a aussi des écrivains très intéressants qui parlent de la violence sociale, ils le font de manière très descriptive. Moi, pour l’instant, je ne pense pas que je puisse contribuer à ça. Dans le livre que j’écris sur mon père, je vais parler de la violence. Pas du trafic de drogue et de ce genre de choses, mais de la violence quotidienne qu’il y a au Mexique et qu’on accepte tous. La violence familiale, je connais, je peux en parler. La violence souterraine, ce qui se passe sous le tapis, notre exaspération constante qui souvent se transforme en explosion de colère. Mais c’est vrai que c’est impossible de ne pas être imprégné par cette réalité sociale, même si on vit dans l’imagination, même si on a tendance à s’évader dans la littérature fantastique ou le réalisme magique. Il est impossible de se couper de ça parce que c’est omniprésent. La télé en parle, les journaux en parlent, les gens en parlent. Il y a même une sorte de complaisance, on éprouve un certain plaisir masochiste qui nous empêche d’aller au-delà. Je pense que ça serait bien qu’on prenne un peu de recul. 
Vous parlez de la violence dans la rue, de la violence politique, des enlèvements, des étudiants assassinés ?

Oui, les étudiants assassinés, les journalistes assassinés, les centaines de morts qu’on trouve chaque semaine dans les fosses et qui sont les paysans assassinés par les trafiquants de drogue, la corruption qui va avec cette situation…
 Vous envisagez de partir ?

Le départ est toujours un horizon, il y a une issue de secours qui est l’étranger. On ne sait pas à quel moment ça va basculer et quand on va commencer à poursuivre tous les écrivains, tous les gens qui se prononcent contre. Dans plusieurs Etats, dont celui de Veracruz, 17 journalistes ont été assassinés en un an. Quand je publie des choses sur le délégué de mon quartier ou sur le gouverneur du Veracruz, je me dis… on ne sait jamais à quel moment ça peut commencer. Si ça commence à vraiment chauffer ? Je prendrai un billet d’avion et je viendrai ici, en France. Et en même temps, on a l’impression qu’on peut servir à quelque chose là-bas, comme dans tout pays qui traverse une crise. J’anime des ateliers dans les prisons et les quartiers défavorisés et c’est beau de sentir qu’on peut apporter quelque chose. Il y a aussi cette envie de continuer à faire des choses là-bas. Et toujours l’espoir que ça s’arrangera un jour.Natalie Levisalles
GUADALUPE NETTEL APRÈS L’HIVER Traduit de l’espagnol (Mexique) par François Martin. Buchet-Chastel, 294pp., 21€. 

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