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jeudi 9 janvier 2025

Leonardo Padura / Poussière dans le vent / Ce que brisa Cuba


Poussière dans le vent, de Leonardo Padura : ce que brisa Cuba


Ce que brisa Cuba

par Melina Balcázar
2 octobre 2021

À la question récurrente « Pourquoi êtes-vous resté à Cuba ? », Leonardo Padura répond à chaque fois sans hésitation aucune : « Je reste ici parce c’est mon pays, je suis arrivé d’abord, avant le régime au pouvoir. Je suis cubain jusqu’à la moelle. Et cette réalité m’est indispensable pour écrire. » Poussière dans le vent, son nouveau roman, explore de manière obsédante ce dilemme douloureux auquel se trouve confronté le peuple cubain depuis plusieurs décennies : rester et s’exposer à la répression, la misère, à un avenir sans perspectives, ou bien partir et risquer de ne pas trouver un ancrage ailleurs, de se perdre dans l’anonymat et la solitude.


Leonardo Padura, Poussière dans le vent. Trad. de l’espagnol (Cuba) par René Solis. Métailié, 640 p., 24,20 €


Ce dilemme une fois résumé, donnant aux vies racontées ici une dimension tragique, « toutes les raisons pour sortir de Cuba sont valables et toutes les raisons pour rester aussi ». Poussière dans le vent est peut-être l’un des livres les plus personnels de Padura, dans lequel sa vision du Cuba post-révolutionnaire s’exprime le plus clairement : « c’est un livre très viscéral, déclare-t-il dans un entretienj’y ai versé ce que j’avais à l’intérieur de moi non seulement par rapport à l’exil mais surtout par rapport au sort de ma génération, prise entre fidélité et trahison, sentiment d’appartenance et déracinement, ce déchirement de se séparer d’une partie de soi ».

Poussière dans le vent, de Leonardo Padura : ce que brisa Cuba

Leonardo Padura (2014) © Jean-Luc Bertini

D’où sans doute l’étendue et la complexité de Poussière dans le vent, comme une manière d’interroger, voire de conjurer le poids de cet exil sans fin : plus de six cents pages pour suivre le destin d’une vingtaine de personnages, réunis autour d’un groupe d’amis, le Clan. Née autour de 1959, année de l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, cette génération a grandi – comme Leonardo Padura – avec la révolution, et est passée de la confiance dans l’utopie d’un monde nouveau au désespoir et à la désillusion de son impuissance. Une « fatigue historique », comme il qualifie cet état d’esprit qui imprègne désormais l’île, pousse aujourd’hui les jeunes à la quitter. Une « hémorragie », même, que rien ne semble pouvoir arrêter et dont les conséquences seront lourdes, comme le laisse pressentir le roman. Car tous ces jeunes, la plupart diplômés, « se sont tirés de Cuba parce qu’ils ne supportaient plus de vivre dans un pays dont même Dieu ne sait pas quand la situation va s’arranger et d’où les gens se barrent même par les fenêtres parce que, là-bas, ils s’obstinent à arranger les choses avec ces mêmes solutions qui n’ont jamais fonctionné ».

L’exil traverse l’œuvre de Leonardo Padura, notamment dans Le roman de ma vie (2002), où le destin du poète José-Maria de Heredia le montre paradoxalement constitutif de la cubanía, donc inséparable de la lutte pour l’indépendance et la définition de l’âme cubaine. Mais c’est bien dans Poussière dans le vent qu’il aborde la question jusqu’à l’épuisement. Et pour cela il s’appuie sur de constants allers et retours entre présent et passé, une structure qu’il affectionne et qu’il a utilisée auparavant dans d’autres romans (L’homme qui aimait les chiensLa transparence du tempsHérétiques, la série consacrée au détective Mario Conde), manière de traiter l’Histoire qui s’impose comme l’une de ses obsessions. Padura s’efforce ainsi de mettre en évidence les faiblesses du récit historique, nourri de souvenirs forcément fragmentaires, sélectifs, instables. Son écriture cherche à s’opposer à la volonté d’effacement, par la mémoire officielle, de certains personnages ou évènements : « se souvenir sera toujours mieux qu’oublier, même si c’est un processus douloureux », affirme-t-il.

Dans Poussière dans le vent, deux dates articulent le récit, épisodes marquants où tout bascule pour les membres du Clan : 1990, année du trentième anniversaire de Clara, personnage central au sein du groupe, dernière occasion où ils seront tous réunis ; et 2016, date où leurs différents parcours dans l’exil se trouvent affectés par la révélation de secrets sur leur passé commun. À cet enchevêtrement temporel s’ajoute l’éclatement géographique propre à la diaspora que ce groupe d’amis finira par incarner : Miami, New York, Tacoma, Porto Rico, Madrid, Barcelone, Buenos Aires, Toulouse.

Une longue amitié de jeunesse lie en effet ces personnages, dont la mission de vie était d’être « l’illustration obéissante de l’Homme Nouveau, et donc d’aller au bout de leurs études – le diplôme universitaire – sans cesser de participer à des activités politiques, au travail volontaire, aux manifestations, pour être plus tard de bons professionnels dans leur domaine ». Mais la situation de plus en plus critique dans l’île, qui aboutira à la « Période spéciale » après la chute de l’Union soviétique, alors son principal soutien financier, et la lecture clandestine d’un ouvrage interdit à l’époque – 1984 de George Orwell – mineront leur foi dans le projet d’avenir prôné par le régime.

La lecture de ce livre subversif est un de ces épisodes-clé dans l’histoire du groupe, tout comme le seront la disparition et la mort mystérieuses de deux de ses membres. Peu à peu, chacun d’eux quittera le pays. Seule Clara restera, fidèle à ses souvenirs et profondément attachée à la maison de son enfance, protagoniste isolée qui regarde le monde et à laquelle Padura dit qu’il s’identifie le plus. Cette mélancolie qui imprègne son œuvre, celle aussi du regard désabusé de son personnage Mario Conde, est encore plus intense ici.

Comme un écho à cette phrase qui ouvre Conversation à La Cathédrale de Mario Vargas Llosa (1969) – « À quel moment le Pérou avait-il été foutu ? » –, une question lancinante revient tout au long du roman : « Qu’est-ce qui leur était arrivé ? » À cette interrogation, chacun des personnages donnera une réponse différente. Leurs points de vue diffèrent sans cesse, multipliant les hypothèses et les explications sur la situation de leur pays. Chacun vit aussi l’exil à sa manière : insoutenable pour Irving, heureux pour Darío, maladif pour Elisa, sans espoir pour Lubia et Fabio… mais tous font le triste constat des effets néfastes de « tous les exils ».

Cette dense polyphonie, qui est une des grandes forces de Poussière dans le vent, sorte de comédie humaine cubaine, soulève une autre question : une réconciliation, après tant de haine et de souffrance cumulées, est-elle possible ? Leonardo Padura porte un regard extrêmement critique sur l’histoire du régime castriste et sur les changements qui se préparent, ce qui réfute d’ailleurs les accusations à son égard de complicité avec le pouvoir. Car le régime en place a fini par briser quelque chose de précieux : la solidarité, le désir de construire un projet commun, l’espoir dans un avenir meilleur. « Tous ceux qui le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient. Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut. » Seule semble ainsi pouvoir subsister l’amitié – un sujet fort chez Leonardo Padura –, éclaircie dont l’énergie, la force politique potentielle, parvient encore à tisser des liens, au-delà des idéologies et des distances.

EN ATTENDANT NADEAU


mardi 7 janvier 2025

Leonardo Padura / La Habana me llama

Leonardo Padura


Leonardo Padura : La Habana 

me llama


Leonardo Padura, La transparence du temps. Trad. de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas. Métailié, 448 p., 23 €


Heureusement, il lui reste le rhum, les cigarettes et Tamara. Même s’il a démissionné de la police à la fin des années 1990 (dans L’automne à Cuba), l’enquêteur de Leonardo Padura continue volontiers à résoudre des énigmes et part ici à la recherche de la statue d’une vierge noire du XIIe siècle, dérobée chez un de ses amis, Bobby, par l’amant un peu voyou de celui-ci.

Une nouvelle fois, ce polar, qui se déroule à La Havane en 2014, sert à présenter l’existence quotidienne de la population cubaine, l’atmosphère sociale et politique, ainsi que les changements qui sont en train de s’y opérer. Padura décrit d’ailleurs ses romans noirs comme des « chroniques sociales qui, pour se mettre en place, partent d’un délit, ou d’un homicide ».

Leonardo Padura, La transparence du temps

La Havane © Antonio Schubert

Au cours de son enquête, Conde va avoir affaire à des individus issus de couches sociales différentes, mais plus particulièrement à ceux qui, notables ou marginaux, opérant dans le cadre de la légalité ou non, commencent à profiter de l’ouverture de l’île. En effet, la situation de Cuba telle que le livre la décrit suggère que se combinent les injustices et les erreurs de l’ancien système et celles de la modernisation décidée par Raúl Castro ; elles sont présentées à travers les détails de la vie de tous les jours et l’on voit que les difficultés sont autant liées au blocus américain et à ses effets sociaux (marché noir, corruption..), aux formes de la répression idéologique exercée par l’État (contre les homosexuels, les artistes), à une planification destructrice de l’inventivité individuelle, qu’aux réformes actuelles qui, loin de profiter à la majorité des Cubains, sont en train de créer un groupe d’ultra-riches au luxe ostentatoire et d’ appauvrir plus encore des travailleurs déjà bien pauvres, au point que, pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, les sans-abri ont reparu dans les rues de la capitale.

Conde se trouve donc plus que jamais saisi de la mélancolie propre à sa génération. Ayant vécu les enthousiasmes et les espoirs des premières années de la Révolution, cette génération ne voit pas de fin à son découragement devant les faillites successives des idéaux de sa jeunesse. Heureusement, tropicalisme oblige, il y a le rhum, la musique, les soirées dans la nuit caraïbe, les amis… Mais, au-delà de l’état politique et social actuel de l’île, et de l’humeur de Conde, La transparence du temps parle d’Histoire, un domaine d’élection de Padura, qui lui a d’ailleurs valu d’être lauréat du Prix du roman historique avec  L‘homme qui aimait  les chiens (2011), livre non policier sur Trotski et Ramón Mercader, son assassin, et plus généralement sur les dérives des idéologies révolutionnaires. L’intrigue de la dernière aventure de Conde prend, quant à elle, prétexte de l’origine médiévale de la vierge noire volée à Bobby et de ses tribulations successives pour parler des Croisades comme de la guerre civile d’Espagne et pour nous promener des Caraïbes à la Garrotxa catalane ainsi qu’à Saint-Jean-d’Acre.

Leonardo Padura, La transparence du temps

Leonardo Padura à Paris (2014) © Jean-Luc Bertini

La transparence du tempsn’a pas la qualité des autres polars de la série ; plus bavard et plus digressif qu’eux, il n’est pas la meilleure introduction à l’univers de Padura. Les quatre saisonsL’automne à Cuba ou Les brumes du passé  sont des exemples plus intéressants d’une œuvre écrite par un homme possédant une vision aussi fine de la réalité cubaine que de l’idée qu’on se fait d’elle à l’étranger, mais gardant, par prudence ou tempérament, une certaine modération dans la critique qu’il en fait. À un interviewer américain, il a ainsi expliqué récemment : « Cuba se trouve prise entre deux perspectives contraires. Celle de paradis socialiste et celle d’enfer communiste. En réalité, Cuba n’est ni l’un ni l’autre mais plutôt une sorte de purgatoire où certains d’entre nous trouvent malgré tout la possibilité du salut. » Et lorsqu’on lui demande, comme cela arrive dans les festivals littéraires étrangers auxquels il est invité, pourquoi il  ne choisit pas de  quitter Cuba, il s’étonne avec humour qu’on ne pose la question de l’expatriation qu’à lui et pas à des auteurs des États-Unis, par exemple, qui, eux, ont bien vécu « sous » Bush et vivent à présent « sous » Trump.
Puis il ajoute que, hors de La Havane, il ne saurait ni exister ni écrire ; sans doute pourrait-il faire siennes les paroles de «  La Habana me llama »,  « timba» très connue : « Pa’ mi Habana, con amor, otra vez // Quiero cantarle hoy a esta tierra santa // Lindo caimán que ya se levanta // A son de caña, tobacco y ron.» (À ma Havane, avec amour, Encore une fois // je veux chanter aujourd’hui cette terre sainte // Jolie caïman qui déjà s’éveille // Au son de la canne, du tabac et du rhum. »)

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 30 décembre 2024

Martín Solares / Quatorze crocs / Paris-Mexique

 


Martín Solares, Quatorze crocs


Paris-Mexique

« Les romans sont des êtres qui nous obsèdent pendant des années », affirme Martín Solares. Impossible de s’en délivrer sans comprendre les raisons qui nous poussent à les écrire, sans trouver le dernier mot qui éclaire ce mystère intérieur. Sept ans lui ont été nécessaires pour se libérer des Minutes noires, huit pour N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois, 2009 et 2016), ces deux énormes « baleines » qui l’avaient avalé. Entre les deux se trouve Quatorze crocs, dont l’écrivain mexicain a commencé la rédaction à Paris, où il a vécu sept ans. À son retour au Mexique, la violence inouïe touchant le nord du pays, notamment sa région d’origine de Tamaulipas, l’oblige à mettre en suspens ce projet d’écriture. Il s’attelle alors à l’exploration de la sombre machinerie du narcotrafic.


Martín Solares, Quatorze crocs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vasserot. Christian Bourgois, 200 p., 18 €


Dans Quatorze crocs, Martín Solares continue à interroger le roman noir, son rapport au rêve et à la mort, dont il efface les frontières pour nous inviter à regarder autrement Paris, devenue ici la capitale de la vie ultra-tombale. Parenthèse ludique et jouissive dans cette œuvre marquée – sinon blessée – par le réel. Jeu intertextuel, drôle et décalé, pour relever le défi qu’il s’est imposé : enquêter dans l’au-delà, dans ses bas-fonds, seul type d’affaires qui, selon l’auteur, a échappé à Georges Simenon, lequel fait une apparition furtive dans le roman.

C’est à travers le regard du jeune détective Pierre Le Noir que nous découvrons la Brigade Nocturne de la Police de Paris. Confronté à son premier cas – la découverte d’un corps portant sur le cou la marque de quatorze trous alignés, meurtre où l’absence de sang intrigue aussi –, il explore cette autre topographie parisienne, souterraine et crépusculaire, qui le conduit du Marais au Montparnasse de l’entre-deux-guerres : « Les créatures nocturnes le savent, chaque rue de Paris a un nom officiel et un nom secret. » Sont réveillées ainsi par l’intrigue des significations oubliées, comme Denfert-Rochereau, ancienne rue de l’Enfer, ou le quai de la Mégisserie, pour nous rappeler que cette « odeur de mort » hante toujours la ville.

Martín Solares, Quatorze crocs

Martín Solares © Jean-Luc Bertini

Nous sommes d’emblée plongés dans ce monde autre. Les premiers témoins interrogés par le détective novice sont un fantôme attablé dans un café et une très belle femme, Mariska, qui grâce à ses pouvoirs magiques devient son guide. Il est difficile de traiter avec ces êtres de la nuit : « Si l’on cherche des témoins, mieux vaut s’adresser à d’autres sortes de morts-vivants, comme les noyés qui barbotent allègrement dans la Seine, toujours disposés à converser, surtout en été. Ou les morts frappés d’un maléfice quelconque, qui s’ennuient et passent leur temps à observer, eux qui demeurent depuis des siècles sur les places publiques de Paris. »

Avec Pierre Le Noir, on pénètre aussi dans les services de migration de l’au-delà, dont l’accès se situe dans la tombe du dictateur mexicain Porfirio Díaz au cimetière du Montparnasse, le schibboleth pour y accéder étant sa devise, « Ordre et progrès », sans oublier un inéluctable petit pot-de-vin – triste rappel de la longue tradition de corruption au Mexique. Dans la file d’attente, à côté des momies et des vampires, on retrouve des êtres fantastiques de la culture populaire mexicaine, comme la Llorona – « créature très délicate qui prétend chercher ses enfants et se nourrit de larmes » – et les chaneques, ces lutins vêtus de blanc avec un foulard rouge autour du cou, déjà présents dans N’envoyez pas de fleurs, mais devenus ici des travailleurs tiers-mondistes payés à bas prix : « Vous n’auriez pas un petit boulot pour nous ? Nous pouvons entretenir votre jardin. Nous savons peigner les racines des arbres en direction du centre de la Terre, nous nettoyons le sol des maléfices enfouis. Et nous pouvons tisser la lumière de la lune. Un jardinier parisien d’outre-tombe vous demanderait une fortune pour tout ça. Nous, nous prenons deux fois moins cher. » Car, dans l’œuvre de Martín Solares, le fantastique et l’onirique sont bien des moyens de saisir le réel, ou plutôt de mettre en évidence le caractère hallucinatoire de sa violence profonde.

Dans Quatorze crocs, l’écrivain s’est ainsi lancé un défi : répondre à l’injonction surréaliste de résoudre la vie à travers le rêve, de suivre les pistes du merveilleux pour comprendre le monde. Occultisme, hypnotisme et magie deviennent ici des méthodes d’enquête. Renouant avec sa lignée maternelle, petit-fils de « la meilleure voyante de tout Paris », Mme Palacios, le jeune détective entre en contact avec l’invisible, interagit avec les morts pour (leur) faire justice. Il reçoit de sa grand-mère en cadeau un bijou qui l’alerte du danger lorsqu’il se met à chauffer dans la poche intérieure de sa veste, lui permettant ainsi de transiter dans le monde des morts.

Au cours de l’enquête, Pierre Le Noir est introduit par Mariska dans une soirée organisée en l’honneur de Man Ray – dont l’une des créations est peut-être en rapport avec le meurtre. Les deux clans ennemis de l’avant-garde parisienne sont réunis : « Le groupe de Breton, le groupe de Tzara… Tous les mêmes, dans le fond, sauf qu’ils s’en veulent à mort, ces derniers temps. Ils sont allés saboter leurs spectacles respectifs, ils s’insultent, ils se tapent dessus. 


 » Si Solares fait des surréalistes des personnages de son roman, avec des portraits qui sont esquissés avec un humour tendrement corrosif, c’est sans doute par cet autre rapport au visible auquel leurs expériences ont ouvert la voie. À l’instar de ce collage de René Magritte, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoqué d’ailleurs plus tard par l’auteur comme source essentielle du livre, et qui remet en effet en question l’évidence du visible, le roman nous invite à « voir l’invisible », comme cette « étrange substance, très fine », « l’Air de Paris », permettant de « photographier des objets ou des personnes imperceptibles pour les humains ».

Mais peut-être le véritable mystère sur lequel enquête en réalité Quatorze crocs est-il celui de la mort elle-même : cette séparation radicale, manière d’essayer de neutraliser leur pouvoir sur les vivants que nos sociétés ne cessent d’établir et qui disparaît ici joyeusement. Premier volet d’une trilogie en cours, Quatorze crocs annonce l’insurrection des morts qui refusent de rester à leur place : « Des morts sortent de leur demeure pour aller mordre les vivants et boire leur sang… On parle même d’une révolte des trépassés, qui se réveilleraient et refuseraient de retourner dans leur tombe ». L’excès des morts, leur humour et leur sensualité envahissent l’espace des vivants.

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vendredi 13 décembre 2024

Gabriela Cabezón Cámara / Les aventures de China Iron / La femme du gaucho

 


Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara


La femme du gaucho

« La literatura lo puede todo », la littérature peut tout… Avec la liberté que lui donne cette conviction, Gabriela Cabezón Cámara, née en Argentine en 1968, construit une des œuvres les plus singulières de la littérature latino-américaine actuelle. Entre mémoire et utopie, dans un style qui efface joyeusement les frontières séparant culture savante et culture populaire, elle interroge l’histoire et l’identité de son pays. De ses débuts dans le journalisme – qu’elle continue à exercer – elle conserve une intense attention à la réalité sociale, sur un rythme vif et tranchant. À cela s’ajoute son œuvre romanesque, deux romans qui cherchent à dire ensemble la violence extrême et la beauté du monde, et dont la puissance se dessine si bien dans les traductions de Guillaume Contré.


Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. L’Ogre, 256 p., 20 €


Le dernier livre de Gabriela Cabezón Cámara paru en France, Les aventures de China Iron, explore le lyrisme de la gauchesca, ces longs poèmes célébrant dans la figure du gaucho la naissance de l’Argentine. Une douce ivresse imprègne ce livre étonnant, bercé par sa relecture du poème le plus emblématique du genre, Le gaucho Martín Fierro de José Hernández (1872), personnage auquel elle voulait accorder un autre destin : ce métis, homme libre qui traverse à cheval les plaines de la pampa, « sorte de prolétaire rural », devenu un héros national, finit vaincu par le modèle économique des grands propriétaires terriens. Son chant devient mélancolique, se consume dans un « je » brisé, et perd alors l’énergie de ce « nous » courageux et combatif caractéristique de la poésie des gauchos.

Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara

Gabriela Cabezón Cámara © D.R.

C’est justement cette force collective pleine de joie que Gabriela Cabezón Cámara s’attelle à reconquérir par la fiction. « J’ai toujours été étonnée de voir que Martín Fierro, un déserteur, qui a tué un militaire, soit devenu un héros national, raconte-t-elle dans un entretienMême si les gens n’ont jamais entendu parler de Hernández, ils connaissent par cœur au moins un vers de son poème. En le relisant, j’ai eu l’idée de raconter cette histoire du point de vue d’une femme – juste quelques vers leur sont consacrés dans le poème – à qui j’avais envie de donner une vie lumineuse. Je voulais à travers ses yeux redécouvrir le monde, comme un nouveau-né. »

À l’origine du roman, on retrouve ainsi une volonté d’écrire l’histoire autrement, à partir du corps et du désir. D’où le choix de la protagoniste, une jeune fille de quatorze ans, mariée de force dans son enfance à Martín Fierro, et qui prend la parole pour raconter ses aventures. Après la capture de ce mari imposé par la vie, cette « solitude animale » qui était la sienne depuis son abandon à la naissance se transforme en liberté : « Je me suis sentie libre, j’ai senti mes attaches céder et j’ai confié les deux petits au couple de vieux péons qui était resté à l’estancia. J’ai menti en leur disant que je partais à sa rescousse. Que le père des deux petits revienne ou pas, je m’en fichais… » Elle se retrouve donc seule comme la rouquine Liz, femme du « gringo qui venait de l’engueul’terre », lui aussi emmené avec Fierro par les militaires. Elle monte dans sa charrette et l’accompagne au long de sa traversée de la pampa pour prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Et c’est grâce à elle que la transformation de la protagoniste aura lieu, en commençant par son nom : « China Josefina Iron, m’a-t-elle nommée, en décidant qu’à défaut d’un autre, ce serait bien que je me serve du nom de ma brute de mari. »

Lieu matriciel, cette charrette offre à la protagoniste une nouvelle naissance : elle s’y débarrasse de sa robe et de ses cheveux longs, enfile le pantalon de gaucho pour devenir un jeune homme. Elle y découvre aussi l’influence anglaise, sa séduction qui passe par la soie, le thé, les épices, le whisky, les belles robes de Liz, son corps blanc qu’elle lui apprendra à aimer. Dans cette charrette, elles entreprennent ce voyage initiatique vers la Terre de l’intérieur, à rebours du progrès prôné par les militaires et les propriétaires terriens, fondateurs de l’Argentine. Ce progrès qui finira par créer cette « fabrique de soja immonde et empoisonnée » qu’est aujourd’hui la pampa, dit Gabriela Cabezón Cámara. Avec Rosario, rencontré en chemin, un gaucho dont l’histoire tragique permet à l’autrice de s’exercer à son tour au récit épique, et Estreya, le chien adopté par la China, ils forment une communauté dont les liens se réinventent sans cesse. Abandonnés à leur sort, sans famille, ils retrouvent ensemble l’élan pour aller encore plus au Sud, plus loin dans la conquête de leur liberté. « Même dans l’obscurité la plus totale, quand on a l’impression qu’Il n’est pas là et que le désarroi nous écrase, il faudrait être capable de bien regarder : quelque chose brille, quelque chose nous guide, il faut aller de l’avant à la recherche d’un éclat. »

Et c’est un tour de force de Gabriela Cabezón Cámara : refuser le misérabilisme, ne pas céder à la victimisation de ceux et celles qui vivent dans les marges. Au contraire, elle imagine d’autres rapports entre les sujets, fondés sur le plaisir et la joie de vivre. Elle leur donne une vie lumineuse, qui implique de renoncer à la violence et au ressentiment et de choisir le chant, la poésie. « J’ai laissé le fusil se reposer, les dragons désormais mêlés à ma pampa », nous dit la China Iron. La question de la communauté ou bien plutôt de ces manières autres de faire communauté traverse en effet son œuvre.

Dans son roman précédent, le très fort Pleines de grâce (L’Ogre, 2020), elle met ainsi en scène une travestie, Cleopatra, qui après l’apparition de la Vierge dans un commissariat où elle a été frappée, abandonne la prostitution et fonde une communauté autonome dans son bidonville de Buenos Aires, El Poso. Au rythme de la cumbia, cette musique si populaire en Amérique latine dont les paroles ponctuent la narration effrénée, prostituées, trafiquants et voleurs organisent leur vie autour du culte de la Vierge : « La Vierge parlait comme une Espagnole médiévale et la journée commençait avec la première cumbia. Chacun articulait ce qu’il voulait dire dans sa propre syntaxe et c’est ainsi que nous avons construit une langue de cumbia pour raconter les histoires de chacun. » C’est Elle, en prêtresse travestie, qui leur indique le chemin à suivre pour transformer leur bidonville, se l’approprier pour ne plus le subir, le protéger de la police et des projets immobiliers qui menacent de le détruire. El Poso devient un bastion de résistance, une joyeuse barricade. Ses habitants créent de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridation des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination – et décrites avec beaucoup d’humour et de tendresse : « C’était ainsi, depuis son centre même la villa irradiait de joie. On aurait pu croire que c’était grâce à la Vierge ou à Cleo, mais c’était nous, c’était la force de nous rassembler. »

À l’origine de Pleines de grâce se trouve le souvenir d’une amie de jeunesse, une travestie dont la vie marquée par cette violence physique et sociale n’a jamais entamé l’humour éclatant. L’œuvre de Gabriela Cabezón Cámara prolonge ainsi son rire, lui donne une résonance aujourd’hui, tout comme la radieuse vitalité des Aventures de China Iron. Comme Cleopatra, cette amie morte depuis, qui n’était « que pure joie blanche et radieuse et tantouse et dévote et amoureuse ».

EN ATTENDANT NADEAU


samedi 7 décembre 2024

Giani Stuparich / Une année d’école / Portrait de groupe avec jeune fille

 

Une année à l'école Gianni Stuparich
Umberto Saba et Giani Stuparich (Trieste, Italie, 1951) © Domaine public

Portrait de groupe 

avec jeune fille

par Marie Étienne
16 mars 2024
4 mn

Trieste, 1910. La jeune et belle Edda Marty, héroïne de ce roman de Giani Stuparich (1891-1961), entre dans la classe préparatoire à l’université d’un lycée de garçons. Elle est la seule fille. Qui est-elle ? Et comment les garçons vont-ils la recevoir ?

Giani Stuparich | Une année d’école. Trad. de l’italien par Carole Walter. Verdier poche, 94 p., 9,50 €

Giani Stuparich s’intéresse d’abord à la jeune fille, tandis que les jeunes gens sont à peine présentés, juste des voix comme surgies d’un brouhaha. Il y a Saletti, « jusqu’alors muet et solitaire, [qui devient] un audacieux causeur » ; « Thurez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral ».

Ce ne seront pourtant pas ces trois-là qui se révèleront les protagonistes les plus importants de l’histoire, mais Antero et Pasini, qui, avec Mitis, sont les intellectuels de la bande, animés par leur goût de la littérature et leur revendication politique : le rattachement de Trieste à l’Italie, qui est le but de leur vie. Jusqu’en 1918, en effet, la ville fait partie de l’Empire austro-hongrois. Ensuite, elle est cédée à l’Italie. Le décor est planté, les personnages peuvent commencer à vivre leur « année d’école ».

La manière dont l’auteur (père istrien d’origine slave et autrichienne, mère juive) dépeint les jeunes gens, sans les juger ni les schématiser, contraints par leur milieu et leur éducation, son intérêt pour Freud et la psychanalyse, font penser à un autre écrivain triestin, Italo Svevo, son aîné (père juif allemand, mère italienne), dont le héros le plus célèbre est un anti-héros, touchant et convaincant par son humanité fragile, ses errements et sa faiblesse (La conscience de Zeno) ; ou à Luigi Pirandello, lui aussi imprégné des théories de Freud, mais italien et sicilien, pour qui la vérité était une illusion.

Mais c’est Edda Marty qui, par sa détermination à ne pas se laisser enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, et sa lucidité quant à l’analyse de ses motivations intimes, constitue la grande modernité du livre. 

Ce dont rêve la jeune fille dès quinze ans, c’est d’une ville comme Vienne, « où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ». Elle domine, non en icône mais en figure exceptionnelle, probablement tirée par Giani Stuparich de souvenirs de sa jeunesse, et peut-être inspirée par la fameuse Lou Andreas-Salomé : elle est sensible, ne cherche pas à nuire, peut tomber amoureuse, mais sait se ressaisir et retrouver sa liberté, sa ligne de conduite, être l’égale, la partenaire et non l’épouse et la mère de famille réduite à son foyer. 

La façon dont elle échappe à ses remords, dont elle ne cède pas au sentiment de faute, de culpabilité, est magistrale : elle refuse de jouer le rôle menteur de l’amoureuse pour sauver de la mort un de ses soupirants mais pour autant, ne voulant pas l’abandonner, elle en endosse un autre, qui est celui de mère, dont la présence est bénéfique.

L’auteur ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, il décrit longuement les émois amoureux d’Edda et d’Antero, le garçon le plus proche de celui qu’il était à seize ans. Les jeunes gens d’abord se parlent et se promènent dans la nature, puis peu à peu ils se rapprochent physiquement, en viennent à s’embrasser de plus en plus passionnément sans toutefois aller plus loin, ce qui à notre époque apparaîtrait comme une étrangeté.

Là encore, on peut penser à un autre écrivain italien, plus tardif, dans le roman duquel une jeune fille audacieuse rend amoureux son entourage dans l’insouciance et la beauté des lieux, des personnages : Le jardin des Finzi-Contini, de Giorgio Bassani, paru en 1962, dont l’intrigue se situe à la fin des années 1930. Mais, alors que Micòl est emmenée en tant que juive dans un camp de la mort, Edda survit à la tuberculose poitrinaire qui la guettait et au mariage bourgeois avec Antero, que sa mère envahissante et captatrice aurait conduit à une faillite amère.

On sent pourtant, dès le début du livre, une angoisse, autour d’elle, que contredit l’auteur, et à laquelle il semble ne pas vouloir céder. Comme si son personnage tenait trop du miracle, qu’il n’était pas vivable, qu’on ne pouvait y croire vraiment. Si généreuse et en même temps si volontaire, si soucieuse d’inventer une manière d’être libre, inédite pour une femme, si perspicace, habile à se comprendre et à comprendre ce qui l’agite et qui agite ses partenaires.

On la voit, pour finir, évoquant à nouveau son double non fictif, la Lou de Nietzsche et de Rilke, debout sur un chariot parmi ses camarades, non pour les soumettre, mais pour sauver des eaux d’une pluie diluvienne leurs professeurs bloqués dans les murs du lycée :

« Comment, vous êtes là aussi ? s’étonna le professeur de grec quand, passé les premières frayeurs, il s’aperçut de la présence de Marty.

— Ici ? Mais professeur, je vais partout où il est possible de chahuter avec mes camarades, répondit-elle promptement. »

Non seulement la jeune fille ne cède pas aux injonctions de son époque, au destin qu’on prétend lui donner, mais elle parvient aussi à repousser la mort qui lui a enlevé sa sœur aînée bien-aimée, et cherche à l’enlever elle-même.

« Marty eut de graves crachements de sang et faillit mourir ; à peine remise, elle voulut embarquer pour un long voyage en Orient. » Comme une autre héroïne non fictive, Isabelle Eberhardt. Au fond, on ne sait pas ce que devient Marty, si elle gagne son pari et parvient à rester jusqu’au bout victorieuse ou, au contraire, si elle finit par renoncer et disparaître. Dans quelle tourmente, intime ou collective ?

La fin du livre est esquissée, l’auteur élague, suggère. Une œuvre ouverte qui parle encore à nos oreilles ; et qui résonne des bruits d’un temps qui s’annonçait tragique.

EN ATTENDANT NADEAU