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samedi 3 août 2024

Esquif Poésie / Une moisson éclectique

 




Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

In « Paul Louis Rossi », éd. Herscher, coll. Carnet recomposé © Paul Louis Rossi


Une moisson éclectique

par Marie Étienne
7 juin 2023
9 mn

Esquif Poésie (12)

Les publications de poésie ne sont malheureusement pas toujours recensées autant qu’elles le mériteraient. En voici quelques-unes, qui ont tout particulièrement retenu notre attention.


Emily Dickinson, Where rode the bird. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Millet. Atmen, 2 vol., 80 p. et 76 p., 7,20 € chacun

Juliette Fontaine, La déployée suivi de Des pas sur Moà-Neige. Atmen, 64 p., 12 €


Les éditions Atmen proposent avec modestie des livres de petites dimensions (14/10) fabriqués artisanalement : le montage, le façonnage, la reliure (pages cousues) sont faits main. « La question est d’abord, précise leur responsable Nicolas Millet, celle du livre : de l’expression matérielle adéquate/juste de la dimension spirituelle du poème – étant entendu, qu’au fond, elles ne se dissocient pas. »

Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

Elles présentent deux publications. La première est un classique : Where rode the bird (Là où chevauchait l’oiseau), d’Emily Dickinson, en deux volumes, dans une traduction inédite (Nicolas Millet) et surtout avec la reproduction du manuscrit où les mots sont à peine visibles, comme en partie perdus, effacés par le temps, et c’est très émouvant.

« Fasse que la première de mes connaissances soit toi

Avec du matin la Lumière qui réchauffe –

Et la première de mes Frayeurs, de peur que des inconnus

T’engloutissent dans la nuit. »

La seconde est due à une artiste contemporaine, autrice, artiste plasticienne et commissaire d’expositions indépendante, Juliette Fontaine : La déployée suivi de Des pas sur Moà-Neige.

« elle est là

quand les jardiniers ouvrent la porte

elle dort dans le seuil. »


Gilles Jallet, Les Utopiques, I. La rumeur libre, 192 p., 18 €


Dans un très beau préambule, l’auteur propose une lecture de son livre et même un aperçu d’une poétique. Pourquoi ce titre ? « Les Utopiques, comme il existe Les Pythiques (Pindare), Les Bucoliques et Les Géorgiques (Virgile), Les Tragiques (Agrippa d’Aubigné), et la comparaison s’arrête là. »

Le ton est donné, Gilles Jallet vise haut. Mais il poursuit aussitôt, contredisant l’ambition du projet : « Sous ce titre, j’ai rassemblé un corpus de fragments poétiques […] qui m’auront conduit progressivement à l’impossibilité d’écrire ou d’achever quelque chose comme un poème ».

Le poème achevé est-il pour autant satisfaisant ? Ne peut-il pas au contraire être considéré comme figé par un académisme qui ne tient pas compte des états antérieurs ? Si l’on prend l’exemple de Mallarmé, « le corpus d’archives a remplacé le poème unique », et les chercheurs, peut-être même les lecteurs, s’intéressent davantage aux états successifs, comme si, au fond, l’état définitif n’existait pas. Une réflexion passionnante et très contemporaine que Gilles Jallet ne peut qu’esquisser ici, mais qui, manifestement, lui tient à cœur.

Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

Les Utopiques, pour lui, sont des poèmes qui « ont été construits en l’absence de tout fondement solide, et ne se soutiennent que par eux-mêmes, comme des constructions de tours dans l’espace ». Image magnifique, qui fait penser aux Tours de Trébizonde de Jean Tardieu, peut-être aux constructions de Piranèse, compliquées, torturées, suspendues dans l’espace. On y sent une tristesse, certainement un désarroi ; qui sait, un désespoir : « On y chercherait en vain le rêve du lieu où habiter, d’une maison qui penche ».

Et il conclut : « Je ne puis m’empêcher ici de penser à tous les anges pauvres de Paul Klee. Même celui qui parvient au zénith de sa plénitude est encore un ange pauvre. »

Les poèmes du recueil sont portés par la conviction que la poésie est grande et primordiale, à la manière d’un Mallarmé, mais aussi qu’elle s’écrit au bord d’un gouffre : celui de son échec.

« La lumière donne

l’ombre

comme soleil neige

Sur la pierre

épiée une hostie

de sang bleu 

À la voix simple

s’oppose

le mélange des voix

Qui soufflent

sur des braises encore

grises et vides. »

Rigueur de la forme, affirmée par des strophes régulières qui commencent souvent par des vers répétés d’un poème à un autre, préciosité des termes, exigence des références, concourent à donner de Gilles Jallet l’image d’un poète qui oscille entre philosophie et pratique de la poésie, entre ivresse des hauteurs et terreur de la chute. Ajoutons qu’il dirige, accompagné par le poète et homme de théâtre Xavier Maurel, la revue Monologue.


Séverine Daucourt, Les éperdu(e)s. Petit précis de psychiatrie poétique. Lanskine, 92 p.,15 €


Le livre est composé d’une alternance de phrases qui commencent par un « Quand » mais ne s’achèvent pas, et de textes tirés d’une prose médicale qui éclairent leur contexte. Ce qui donne un récit haletant, dont l’autrice, ou la narratrice, apparaît à la fois démunie et hors d’elle – en rage et en dehors, aux yeux des autres, de sa raison.

Elle adapte son langage à tout ce qui l’agite. Le désarroi : « Quand je parle à une blouse verte qui ne semble pas connaître ma langue, comme si j’étais désaccordée… » ; le sentiment de solitude : « Quand je me rends compte, bien après mon arrivée, que personne ne m’a jamais demandé comment je vais… » ; et d’insécurité : « Quand rien ne me protège et que j’acquiers la conviction intime que l’hôpital n’est pas un lieu sûr » ; la perte des repères et l’impression de fantastique : « Quand je me suis dit que mon visage avait fondu », « Quand je deviens un fantôme ».

Or, ce qui frappe, qui saisit, qui bouleverse, en lisant cette prose sur-tendue comme un cri qu’on expulse, c’est bien la clairvoyance, la lucidité quasi impitoyable d’une personne échappée de son suicide, qui juge et voit sévèrement le monde qui la soigne : « Quand je dois me déshabiller et traverser nue une chambre de huit malades… » et les proches qui l’entourent : « Quand ma cousine me fait la leçon au bout du fil parce que j’aurais pu gâcher son mariage en mourant trois jours avant… »

Les situations tragiques, humiliantes et absurdes en milieu médical, dont le projet paraît, plutôt que de soigner, de punir avant tout, sont narrées vivement, comme des récits hâtifs envoyés au lecteur, qui blêmit puis respire, soulagé, en même temps que la patiente lorsque la situation s’apaise, ou qui souffre avec elle lorsqu’elle est anxiogène : « Quand ils m’ont tellement enfoncée, ouvertement détestée que s’ils me relâchent, ils auront gain de cause : une fois dehors, je déserte définitivement, me jette sous les premiers rails. »

Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

Après la tentative de suicide, l’hôpital d’urgence, c’est l’hôpital psychiatrique. Avec sa cohorte de cabossés qui n’a rien d’avenant, d’accueillant. Avec l’incapacité des soignants à identifier la patiente : « autiste, dépressive, bipolaire, borderline, petite pute, post-traumatisée, hypocrite, hystérique, sanguinaire, poète ? ».

Puis c’est la tentative de sortir pour s’en sortir, sinon « je vais vraiment devenir folle ».

Et enfin, enfin, le retour à domicile, à l’existence normale ou qui se voudrait telle mais qui met bien du temps à surmonter le mal de vivre. « Quand je me dis : et si ma faiblesse était ma force ? » Qui y parvient grâce au divan de la psychanalyse et à la poésie.

Vers la mi-temps du livre, la narratrice bascule : suffisamment « guérie » et devenue poète, elle inverse les rôles et s’occupe à son tour de ceux qui sont atteints dans leur psychisme. À quoi lui sert, dans ce contexte, la poésie, activité en marge, que l’on sait inutile ? À rendre « non pas compréhensible mais lisible » la maladie. Elle, la narratrice, et eux-elles, les exclu-e-s car malades, les en dehors du corps social et en contestation, sont frères et sœurs, se tiennent la main. Ensemble, ils portent un œil critique sur ce qui les entoure. « Tout le monde rêve d’avoir des troubles mentaux, sauf ceux qui en ont » ; « Quand être malade, soudain, devient aussi naturel que les catastrophes » ; « Quand je passe plus de temps à rédiger des comptes-rendus qu’à écouter ceux qui ont besoin d’être entendus ».

La voix de Séverine Daucourt est à entendre absolument : bouleversante, tragique, humoristique parfois, elle n’est jamais pesante, dynamique au contraire, portée par un élan qui ressemble à la joie, qui est peut-être, tout simplement, le goût, l’amour des autres, l’obstination : ne pas couler, rester à flot, « partir en quête d’un soi non colonisable ».


Marc Blanchet, Suites et fins. Le Cormier, 112 p., 16 €


Marc Blanchet a publié des livres de poésie, de prose, des essais sur des peintres (Gérard Titus-Carmel, Jean-Gilles Badaire), sur des écrivains (Samuel Beckett, Lokenath Bhattacharya), et des ouvrages qui consacrent son travail d’écrivain et de photographe.

Les poèmes de ce volume sont brefs, calés en haut des pages. Dans la première série, Frères, ils évoquent une enfance malheureuse, une fratrie écrasante.

« Des années à me soustraire,

être moins que le dernier.

À rester au secret de la mère,

ne pas gêner

les ascensions en cours.

S’avouer pure perte,

Se cacher derrière la forêt.

Ailleurs qu’en la table garnie. »

Le ton : il oscille entre l’effacement de soi, enfermé dans une « cage/où la parole s’étrangle » et une violence intérieure qui « rêve de mettre le feu/à une vie d’archive ».

Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

Demeure sombre dans les deux ensembles suivants, Forteresse et Roses.

« Sachant plutôt mordre

que se dresser, ramper

que découvrir sa marche, il est

son propre animal de compagnie. »

On peut le constater : absence de compassion vis-à-vis de soi et peut-être des autres, hostilité de l’extérieur, souvent flou, comme vu à travers des lunettes de myope, ainsi qu’en témoignent les photos, visibles sur internet.

Dans En attendant Nadeau, Jean-Patrice Courtois analysait, en juillet 2021, Le Pays, paru à La Lettre volée, accompagné de photographies. « Le ton du livre, en effet, exclut la plainte et ne se signale que dans le “gris dire du gris”, qu’accompagne de temps à autre une couleur disparaissant sitôt apparue. Le poète et le photographe se tiennent la main. »

Une voix solitaire, qui a une force et une tessiture unique.


Christiane Veschambre, Julien le rêveur. Isabelle Sauvage, 92 p., 15 €


Il y a longtemps que nous suivons et aimons les livres de Christiane Veschambre, tantôt poésie, tantôt prose, tantôt les deux à la fois. Julien le rêveur fait partie de cette dernière catégorie. Il est rédigé en prose avec des mots, des formulations de poète, il raconte une histoire magnifique, bien que son autrice se dise peu encline à « écrire pour raconter des histoires ».

Et de fait, elle ne raconte celle-ci que partiellement, comme si, au fond, l’intérêt qu’elle y prenait était ailleurs, pas vraiment transmissible, ou tu, non révélé.

En quelques mots, voici l’intrigue : Julien est un inadapté, un sans talent d’aucune sorte, que l’employé de Pôle emploi essaie en vain de sortir du chômage : « Que savez-vous faire ? Rien, pensait Julien en regardant la cravate rose fuchsia à motifs vert amande… ». Un jour, l’employé apprend que les nuits de Julien sont habitées de rêves, cependant que les siennes sont vides : « Il s’endormait le soir avec l’espoir d’être traversé par la vie imprévisible des rêves, même les douloureux, et il craignait par-dessus tout l’insomnie totalitaire qui vous enclot entre les barbelés de la conscience ».

La solution au problème de Julien devient alors évidente : il fournira des rêves à ceux qui n’en ont pas.

Esquif Poésie (12) : Emily Dickinson, Christiane Veschambre…

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Rêver pour les autres n’est pas une sinécure, on s’y épuise, on y perd sa substance. De même que l’amie de Julien, devenue écrivaine publique, n’arrive plus à écrire pour son compte, « plus rien ne sort du silence qui me faisait écrire », de même Julien perd peu à peu son pouvoir onirique, il s’assèche : « De rêves, même amaigris, il n’en fait plus ».

L’autrice s’amuse, c’est évident. Aussi hésite-t-on à tirer de son texte une leçon, qui conclut, par exemple, de l’échec de Julien que l’art est une pratique secrète et solitaire. Elle s’amuse, elle s’efface, au point de raconter des rêves qui ne sont pas les siens, d’aller jusqu’à prétendre que l’histoire de Julien est racontée par une voisine (de son héros) et non par elle. La croira-t-on ? Pas sûr.

Christiane Veschambre a l’art des doubles, et des récits rêveurs à doubles-fonds. Elle fait parler des personnages, comme dans dit la femme dit l’enfant, paru chez le même éditeur en 2020 – un livre très prenant, très intrigant, dans lequel la parole se confond, circulant, l’identité aussi, le temps, le monde autour. «  c’est un soir, j’aurais mis longtemps à arriver, et dès lors je ne ferai que me remettre en route, par tous les temps, sur une route que je dois susciter avec mes propres pieds de marcheuse, la route unique de ma disposition absente infiniment secrète qui s’est un soir cristallisée sans rien retenir de tes, dit la femme, de mes, dit l’enfant, tournoiements sur échasses, de mon attente de l’autre monde, dit l’enfant ».

Il faut guetter ses livres, les lire absolument, ce sont des objets rares, des minerais précieux comme extraits d’elle avec du temps et beaucoup de patience.

EN ATTENDANT NADEAU




dimanche 9 juillet 2023

À la frontière / Poèmes, récits, graphies & selfies

Anne Portugal

 

À la frontière (17) – Poèmes, récits, graphies & selfies



Christian Rosset
31 mai 2023


Prologue. De Pier Paolo Pasolini à Simon Hantaï, de Charlie Mingus à Claude Ollier, d’Alain Resnais à Alain Robbe-Grillet, de Cyd Charisse à Christian Dotremont (et j’en passe), l’année 2022 a été fertile en centenaires. Il en est de même en 2023, Geneviève Asse (artiste peignant à la pointe de l’œil) et François Cavanna (co-inventeur de Hara-Kiri) ayant ouvert le bal en janvier et février dernier. Ce 31 mai, c’est au tour d’Ellsworth Kelly, maître américain de la ligne et du contour – coloriste que l’on dit “minimaliste”, mais qui en réalité échappe à tout enfermement. Un assez grand nombre de peintres ayant compté dans l’histoire récente de l’art sont nés en 1923, à commencer par Shirley Jaffe, qui a vu le jour un 2 octobre ; et on ne saurait oublier Sam Francis (25 juin) Jean-Paul Riopelle (7 octobre), Roy Lichtenstein (27 octobre) et Antoni Tàpies (12 décembre). Et il me plait d’ajouter à cette liste le nom de Morris, formidable dessinateur de Lucky Luke, né le 1er décembre, cette année-là ; ainsi que ceux de deux écrivains : Yves Bonnefoy (24 juin) et Italo Calvino (15 octobre) ; et d’un musicien, György Ligeti (né le 28 mai 1923), compositeur parmi les plus influents de la seconde moitié du 20e siècle : un de ceux dont on peut prétendre sans se couvrir de ridicule qu’il est l’égal d’Igor Stravinsky ou d’Anton Webern. Je me souviens avoir passé de nombreuses journées au cours de mes études à analyser ses partitions – apprentissage fabuleux. Le grand public connaît de lui au moins les pièces que Stanley Kubrick a intégrées à la bande de son de trois de ses films, 2001 l’odyssée de l’espace (la totalité d’Atmosphères, le début de Lux Aeterna et un fragment plusieurs fois répété du Kyrie du Requiem), Shining (un fragment plusieurs fois répété de Lontano) et Eyes Wide Shut (la deuxième pièce de Musica ricercata pour piano). Le cinéaste américain n’ayant pris la peine de prévenir le compositeur, ce dernier n’a découvert son larcin qu’en allant voir 2001 en salle. Après avoir envisagé un procès, Ligeti a fini par reconnaître que Kubrick avait utilisé intelligemment ses partitions. Selon les propres mots du compositeur (s’exprimant à la mort du cinéaste), tous deux avaient en commun une extrême méticulosité.  Ligeti avait aussi exprimé le regret de ne pas avoir rencontré Kubrick, car “il [lui] aurait plu, comme professionnel et comme monstre.” Alors, que choisir pour marquer ce centenaire ? Clocks and Clouds pour 12 voix de femmes et orchestre – pure merveille de 1972-73 (dans une version de concert à la Philharmonie de Paris, le 14 septembre 2022, l’orchestre de Paris et le chœur Accentus étant sous la direction d’Esa-Pekka Salonen) :

 

1.

La troisième horloge (Poésies et récits, 1943-1986), à L’Atelier contemporain, est le deuxième volume des œuvres de Robert Lebel “réunissant principalement ses textes de création, dont plusieurs inédits”, comme l’écrit Jérôme Duwa qui en a établi l’édition. Il nous permet d’aborder “le versant le plus secret du personnage qui n’aimait rien tant que se dissimuler sous des masques.” N’ayant pas vu passer le volume 1 publié par le Mamco de Genève en 2016 sous le titre Le Surréalisme comme essuie-glace (1943-1984), cette Troisième horloge est pour moi le livre des retrouvailles avec Lebel, un auteur dont il m’est toujours resté en mémoire qu’il avait été l’ami et l’historiographe inspiré de Marcel Duchamp. Je me souviens aussi d’avoir parcouru dans le temps quelques-uns de ses récits, notamment ceux publiés au Soleil noir – La Double vueL’Oiseau CaramelLa Saint-Charlemagne, dont les couvertures présentaient des dessins d’Alberto Giacometti ou de Max Ernst – que je n’avais pas les moyens de m’offrir. Je me souviens aussi du Traité des passions par personne interposée chez Éric Losfeld, dans la collection “Le Désordre” dirigée par Jean Schuster. C’est un grand plaisir que de les trouver rassemblés dans ce volume, associés à quelques autres plus ou moins inédits, ou disons plus secrets, comme cet étonnant Journal d’une démystification (1975-1986). L’Atelier contemporain nous informe que les troisième et quatrième volumes de cette somme des écrits de Lebel sont déjà en chantier. Ils seront consacrés respectivement à ses critiques d’art et à ses écrits sur Marcel Duchamp. Inutile de préciser qu’on les attend avec impatience.

Dans un entretien accordé à Nicole Zand quelques semaines avant sa mort, le 28 février 1986, Lebel rapporte que Marcel Duchamp aurait confié à Jacques Lacan : “Quel genre de type est ce Robert Lebel ? Je n’arrive pas vraiment à le saisir…” Jérôme Duwa relève dans sa préface qu’“on peut sans risque faire l’hypothèse que la discrète affirmation [de Lebel] comme écrivain n’a pas dû manquer, par moments, de le plonger dans des abîmes d’autodérision”. Ces 430 pages de poèmes et récits, complétées de quelques notes, d’une chronologie, et accompagnées d’une quarantaine de photographies, se dévorent, tant on est entraîné par le tempérament souvent drôle et toujours ouvert de leur auteur.

Commençons par la poésie. Masque à lame a été achevé d’imprimer à New York en décembre 1943. Né le 5 janvier 1901, Lebel a 42 ans (on ne pourra prétendre qu’il a été un poète précoce). Il s’agit d’un “grand cahier noir de format A4 à spirales avec une étiquette jaune vif comportant les indications suivantes : « Robert Lebel / Masque à lame, avec sept constructions par Isabelle Waldberg / éditions Hémisphères ». 250 exemplaires numérotés.” Extrait : “À force de fréquenter l’envers cérémonieux des mortes-saisons, j’ai découvert l’issue secrète qu’utilise le silence. / Dans mon univers chloroformé, vos paroles qui me parviennent simulent tantôt le tintement tardif des lames de roche, tantôt le sifflement aminci du départ. / Je n’emporterai rien de notre violence dilapidée. Un linge peut-être. / À l’ombre des théologales, il n’est jamais question d’amour. / Un jour je mouillerai mes doigts aux salives sacrées. On entendra chanter dans les tourelles. Et je m’éveillerai enfin de ce sommeil terrible et froid où vous n’existez qu’à l’état de blessure.”

Conçu de même durant son exil new-yorkais, L’inventeur du temps gratuit est un récit, aussi bref qu’admirable, publié en 1957 dans Le Surréalisme, même. Dans une lettre à André Breton, Robert Lebel écrit que “l’ombre de Duchamp n’en est pas absente.” A. Loride est le nom de cet “inventeur du temps gratuit” qui raconte à son visiteur (R.L., lui-même inventeur d’A.L.) qu’il a “mis au point [sa] théorie grâce à la réunion toute providentielle devant moi de ces trois horloges dont une fonctionne avec exactitude, une autre irrégulièrement et la dernière pas du tout.” La première, qui fonctionne avec exactitude, est celle du temps social ; la deuxième, dite “dérèglée”, celle “du temps qui a cessé d’être social et qui n’a pas encore commencé d’être individuel”, donc du “temps amorphe, incolore, insipide” ; la troisième, dite “arrêtée”, propose un cadran immuable. “Que cette inertie ne vous inspire pas des images faciles de néant ou d’éternité […] Imaginez au contraire un mécanisme plus sensible que les autres, trop parfait pour enregistrer les vibrations grossières du temps social.” Notons les dernières paroles de cet étrange inventeur, au moment où il prend congé de son visiteur : “La gratuité ne se sépare jamais d’un certain mutisme. Sans doute en ai-je déjà trop dit.” Imparable.

La troisième horloge, p.42. © Archives Jean-Jacques Lebel / Le Surréalisme même n°2 / L’Atelier contemporain

Maintenant procédons à quelques petites opérations (de hasard) afin d’opérer un montage de trois ou quatre citations prélevées dans cet épais volume. Quel que soit le résultat, cela sonne, à chaque fois, comme une piqûre de rappel. Premier essai. L’inventeur du temps gratuit, à nouveau : “Voyez-vous, je n’accepterais le titre de penseur que suivi de l’épithète comique mais au sens douloureux du terme […] Je ris moins de l’homme lui-même que des abstractions dont il est pénétré. Le comique de la pensée est beaucoup plus irrésistible que celui des caractères.” Deuxième essai. Je tombe vers la fin de La Saint-Charlemagne, récit autobiographique publié alors que Robert Lebel avait 75 ans : “Au lycée, je m’exerçais à mettre au négatif tous les préceptes que je devais apprendre par cœur. C’était ma façon de conjurer le réel imposé par mes maîtres et dont je voyais bien qu’il leur était à eux-mêmes prescrit par leurs supérieurs hiérarchiques. Je ne désespérais pas que ma dissidence du dessous parviendrait à tout chavirer. / Seul contre tous, j’avais accès à des clartés parfois éblouissantes […] Tel que je me montrais, on me prenait de préférence pour un forcené et l’on s’accordait à juger insultant le mutisme opiniâtre que j’opposais aux ouvertures de dialogue aimable.” Troisième essai. Cette fois, c’est un passage de La Double vue bien trop long pour être recopié intégralement : “Mon propre schéma m’apparaît enfin : celui de l’écorché d’une planche anatomique, relié par de minces lignes aux explications écrites en marge. Bientôt chaque trait devient un fil et l’écorché, devenu pantin, s’articule […]”

Il serait bien agréable de continuer, mais il faut savoir s’arrêter, car le programme de cette chronique est comme toujours assez copieux. Terminons ce petit montage avec un fragment de son passionnant Journal d’une démystification (1875-1986), “mémoires inachevées constituant une source irremplaçable pour la connaissance d’une partie de la vie de R. L. entre 1917 et 1939” : “Ce qu’on appelait mon « cynisme » fut en réalité l’envers d’une inavouable illusion sur moi-même et je n’ai pas eu trop de toute ma vie pour en prendre conscience, à défaut de m’en libérer. C’est à cette lente, exténuante mais parfois aussi jubilante démystification que je dois m’efforcer de tenir ici le journal.” On ne résumera pas à quelques vains raccourcis la vie bien remplie de cet homme “que l’on n’arrive pas vraiment à saisir” qui a vécu de ses intuitions de critique d’art et collectionneur, portant un regard nomade et acéré tant sur les œuvres du passé que sur celles de ses contemporains. Alors prenons congé avec celui qui a eu la chance de voir en 1917 – à l’âge de 16 ans – Parade de Satie-Picasso-Cocteau et Les Mamelles de Tiresias d’Apollinaire, avec ce dernier échange de l’entretien déjà cité avec Nicole Zand : “Quand on regarde vos murs, il y a un grand écart. C’est une aventure extraordinaire. Vous faites le grand écart ? – J’ai décidé de maintenir ce grand écart aussi longtemps que je pourrai ; c’est même cela qui m’intéresse.” 

2.Des livres d’Anne Portugal, on ne pourra dire qu’ils encombrent les rayons de nos bibliothèques : depuis 1985, on en compte huit chez P.O.L (dont un en collaboration avec Suzanne Doppelt) et quatre autres chez divers éditeurs comme Ink, L’Attente ou Chandeigne (Fichier, avec Pierre Buraglio).

Le tout dernier se nomme s&lfies : 128 pages, de format 12,5 x 16,5 cm. L’autrice – même si ce n’est pas signé, on imagine que c’est bien elle – présente ainsi son travail sur le site de P.O.L : “Collection de poèmes de circonstance, sous forme de chromos fictifs, pensés comme des selfies. Dans leur cadre graphique les textes tremblés sur deux colonnes plus ou moins conjointes se veulent fidèles à l’émoi et à l’hésitation du preneur d’images, reproduisant sur la page l’effet du ‘Cheek to Cheek’, la complicité d’une union factice et fugitive, efficace dans l’à-propos. Quelque chose du rapprochement syntaxique aura eu lieu, quelque chose de l’alliance aura filtré, quelque chose de la rencontre sera restitué. Ou comment aller vers de la figuration tout en versifiant l’abstraction.”

Commençons par nous intéresser à l’esperluette dans le “mot-titre” – “&” remplaçant le “e” de selfies – qui me touche particulièrement, ayant été coauteur d’un petit livre intitulé Corr&spondance (avec Jean-Christophe Menu – L’Association / Périscopages, juin 2009). C’est donc en militant de l’& que j’ai ouvert ce livre, avec le sentiment que, même si beaucoup de choses ne pourront que m’échapper, je m’y trouverai un peu “chez moi” (car c’est ce que l’on cherche, finalement, ce partage de lieux entre hanteurs obstinés). Une fois décanté les effets de ma première lecture, j’en relance une nouvelle, carnet et crayon en main, sans garantie de noter quoi que ce soit (ces pages résistent au commentaire, ce qui n’est pas pour me déplaire, même si ça n’arrange pas mes affaires).

Mais, avant de tirer quelque chose de ces gribouillis à venir (ou non), il me paraît indispensable de montrer une double page avec, à gauche, un poème de 10 vers composé en italiques, sans majuscule ni ponctuation ; et, à droite, un selfie sur deux colonnes, dans un cadre de surface variable : selfie “de groupe”, “dans un jardin ouvrier”, “devant un coucher de soleil”, “en 3 d”, “sous la pluie”, etc., et parfois avec telle ou telle personne dont le simple énoncé du prénom peut nous conduire à deviner (ou non) de qui il s’agit : rosmarie, jean-jacques, olivier, pierre, pascalle, lili, etc. (toujours sans majuscule) :

s&lfies, p. 16-17

L’étonnante épigraphe de s&lfies – “à une tombe ou à un bonbon” – est de Mallarmé (j’ignore d’où elle a été tirée. Parmi les vers de circonstance ? Peut-être, étant donné que, comme l’écrit Anne Portugal à la toute fin de son livre : “de la commande à la circonstance, le poème peut consentir à l’occasion : fête, deuil, mariage, rencontre, billet, chromo”). Ensuite, après une première tourne de page, on découvre ce poème (pour une fois – ce sera la seule – en belle page) :

le monde s’enfuyait des restes
vaporisait
l’attachement société
disposait des gens à côté
différents cloisonnés
indéterminés
alors que nous savions
les yeux des autres
à proximité
ça devait être bien de faire ça

Comme souvent, le plaisir de la lecture, associé au goût de l’énigme irrésolue, nous conduit à jouer les prolongations, en allant faire un tour du côté des livres de la même autrice. Ouvrant au hasard La formule flirt (P.O.L, 2010), je tombe sur ces vers (2 x 6) d’une double page. Je les recopie aussitôt, mais cette fois sans aller à la ligne : “De l’effort perpétuel juste échappait au vide / l’emmenait dans sa bibliothèque tôt et elle / disposait de la voiture parcourait les longs jours / se sentait sur l’eau exemplaire / dressait devant des cercles clairement apparus / partait humaine sectionnait des localisations /// lui-même surpris ne l’agitait pas davantage / son corps à vitesse solennelle rendu à la circulation / il l’accorde en adoptant penses-tu trouver un beau / terrier une succession de blancs si frais / en longueur en quelque plaine s’affirmant / radical a inventé comme il appartenait.” [En aparté : au moment où je sors de ma bibliothèque La formule flirt d’Anne Portugal me parvient flirt avec elle de Dominique Fourcade (P.O.L, juin 2023)].

Mais revenons à s&lfies [En aparté – 2 : jamais fait de selfie de ma vie, ne possédant comme portable que le plus simple appareil, acquis il y a une bonne vingtaine d’années et refusant obstinément de rendre l’âme] & montrons-en une nouvelle double page :

s&lfies, p. 18-19

Opérer une condensation de notes prises à la volée au cours de lectures successives pourrait aboutir à quelque chose comme un poème – en écho, ou décalé –, ce que je me refuse à faire. Alors, comment procéder ? sinon en bricolant, pour ne pas changer, quelque chose de l’ordre du montage (opération magique dans le studio en plein air du Terrain Vague), mais cette fois, sans faire appel au hasard : “s’en tenir là qui commence à nous être / écrasement / touches serrées à pompons / d’accordéon / festonnant cramponnant / le genou coupé qui dépasse / un autre au fond / contredit tout cela / peu importe / on ne vit pas ensemble” /// “nous en étions restés à // son mouvement” /// “des systèmes à se défaire     voilà ce qui peut arriver / à inverser les filtres” /// “d’un sujet heurté ou semblant / exemplaire / d’adhésion / scrupuleuse hypothèse / des cellules de grand fond / à la fois le silence / et l’action / mais il est barré / de carton recouvert / gêné de l’emploi

Les ouvrages publiés chez P.O.L se suivent et ne se ressemblent pas. Petite bande de Charles Pennequin, paru le même jour que s&lfies, ne bénéficie pas de ces beaux et sensuels papiers ivoire réservés aux ouvrages de poésie (comme c’était le cas pour Père ancien en 2020). Petite bande, tout comme le précédent (Dehors Jésus, en 2022), est paré des attributs réservés aux récits et ouvrages romanesques dont cette fameuse couverture à bandes, blanc sur blanc (où l’on trouve cependant un dessin écrituré de l’auteur). Mais, me défiant des genres, ces livres, je les range côte à côte. Ce qui me frappe cette fois – et m’emballe, au sens où je tourne parfois les pages avec une certaine précipitation, avant de revenir en arrière pour faire quelques arrêts sur image –, c’est le travail graphique : cette imbrication très réussie entre ce qui est composé en caractères d’imprimerie, ce qui est frappé à la machine, et ce qui relève de l’écriture manuscrite. Charles Pennequin : “Petite bande est formé d’écrits, souvent dessinés autour de profils « perdus ». Petite bande, ce sont des dessins « écriturés », faits de binettes et de mots écrits à la main ou tapés à la machine. « Petite bande » est fait d’écrituries, d’échos de voix sur la montagne, de pensées projetées par les éléments, beaucoup de traits, de coups de feutre, de tracés au blanco sur des pages noires. Il est question de lumière, de formes ; ça questionne les dehors, les dedans. Le thème qui revient est celui de l’écriture, celle qui vient des dedans. Les paroles, elles, viennent des dehors. Les morts, eux, sont partout, qui parlent même en nous. […] Petite bande, c’est la poésie, la poésie qu’on lit ou qu’on regarde.” Machine / dessin / traits / coulures / noir et blanc / bichromie / figuration / défiguration – ce qui frappe, c’est l’énergie qui s’y déploie : “petite bande est dans les doigts. petite bande est dans la main. petite bande c’est les morts qui nous poussent dans la main. la main écrit dans la bouche avec la petite mort. toutes les paroles viennent mourir dedans nos écrits. petite bande c’est les langues. petites langues qui nous poussent dans l’écrit.”

Petite bande, double page

Alors, qu’ajouter à ce qui déborde déjà de vie (donc de voix) ? Comment fixer nos impressions après lecture, sans condamner à mort ces écrits que l’on peut sillonner en tous sens et en toute liberté ? Livre en métamorphose, même si fixé par l’impression, jonché de souvenirs déjà altérés, d’inscriptions parfois volatiles, mais aussi gravées dans le roc, Petite bande ne supporte aucune hiérarchisation des matériaux dont il fait usage. “je retouche sans cesse le poème de mes doigts / les doigts savent le poème mieux que toute autre partie de moi-même / chaque partie en moi-même se découvre dans les doigts / les doigts touchent le savoir en chacune de mes lignes / les doigts creusent dans mes lignes pour tirer un savoir inconnu / à moi-même” Lire, c’est opérer des déplacements, suivant le bon vouloir des regardeurs, tout en respectant le travail de composition. Une réflexion naît peu à peu, presque malgré nous, sur ce qui nous aura fait tenir tant de pages : sur ce qui ne nous a pas fait apposer le mot fin, une fois atteint la dernière page. “Nous sommes à l’intérieur du papier et la vue nous étouffe.” / “Nous venons du paysage. Nous ne sommes pas enfermés dedans. Nous nous voyons venir depuis lui. Depuis les dedans de ce paysage.” Il faut du souffle, non seulement pour donner vie à une telle écriture, mais aussi pour la lire – la déchiffrer, dialoguer avec –, sans devoir pour autant donner de la voix.

Petite bande, double page

Le livre est dédié aux peintres, aux écrivains & à ceux qui ont des mains. À l’époque du tout numérique, cela fait sens [En aparté – 3 : et me fait revenir la figure de Yann Paranthoën déplorant la disparition de la main dans le travail radiophonique ; c’est lui qui m’avait appris le maniement des ciseaux et la manière de coller les morceaux de bande magnétique quand j’avais 20 ans]. Et rappelons pour finir que Charles Pennequin intervient dans chaque numéro de Mon Lapin Quotidien, le journal de L’Association, dont le n°25 vient tout juste de sortir. 

3.

“D’une famille originaire du Lot, plus spécialement, dans le causse de Gramat, à Rocamadour, Gilles Jallet (né en 1956) a passé son enfance à Cahors. En 1978, il s’inscrit en philosophie à l’Université Toulouse-Mirail pour y suivre les cours de Gérard Granel. À partir de 1980, il décide de s’installer à Paris.” Il a publié depuis une dizaine de livres de poésie, quelques ouvrages critiques (dont deux volumes de la collection “Poètes d’aujourd’hui” chez Seghers, consacrés à Hölderlin et à Novalis), et a participé à de nombreuses revues. Il codirige avec Xavier Maurel depuis 1987 la maison d’édition Monologue qui a notamment publié en 2021 son propre livre Sinouhay, l’autoportrait, et en 2022, Terre ancienne d’Yves di Manno (deux ouvrages chroniqués ici-même), ainsi que la revue du même nom, dont les deux dernières livraisons ont pour titre générique avant midi et sprung rythm.

Les Utopiques, I est le titre du dernier ouvrage de Gilles Jallet à la rumeur libre Éditions (où il a déjà publié en 2014 Œuvres poétiques, Contre la lumière). “Les Utopiques, comme il existe Les Pythiques (Pindare), Les Bucoliques et Les Géorgiques (Virgile), Les Tragiques (Agrippa d’Aubigné), et la comparaison s’arrête là” – nous dit-il, en préambule. “Sous ce titre, j’ai rassemblé un corpus de fragments poétiques qui reprend, dans leur forme originale, avec ses variations et ses répétitions, différents montages ou collages, qui m’auront conduit progressivement à l’impossibilité d’écrire ou d’achever quelque chose comme un poème.”

Le corpus d’archives a remplacé le poème unique
“Ce clair reliquat
que la nuit
dérobe au jour”

Ces trois vers (un quasi-Trident – forme poétique inventée par Jacques Roubaud), on les retrouve une bonne dizaine de fois, avec parfois quelques variations : “Le” au lieu de “Ce” ; “l’orgueil” au lieu de “la nuit”. Ils peuvent aussi se trouver en incipit d’une très belle page en prose : “Ce clair reliquat que la nuit dérobe au jour, dans le flot giboyeux du soleil, qu’il noue le fichu envieux des rostres automnaux. Ne bâtirait, ni de pierres, ni d’arbres, dans le champ d’un ciel non fauché, sa maison avant d’avoir convaincu, sur l’escalier du soleil levant, l’obédience des satyres et des faunes de se retirer, loin des bois gravés et des reliures de feuilles mortes. Tant pis pour cet asile, que n’attise la seule morsure des lances, et la promesse avide d’un amour faux ; j’étais la rosée qui peignait ta gorge d’un fil clair lumineux, que d’aucuns n’auront jamais perçu, hormis maints clignements d’yeux frappant à ta vitre, un matin d’orage.” Et page suivante (n’en recopions cette fois qu’un fragment) : “Nulle ombre dans ce désert que la blancheur défraie. Rien d’autre que la coupe mordorée d’animales guipures et l’archet à la poursuite de bois graves.”

Ou bien relevons quelques autres répétitions de trois vers, dans plusieurs séquences : “Mer / à l’oratoire / de torture et de peur” ; “Et toute lumière / jaillie / par le buisson” ; “Quand la foudre / se tube / sur le sable” ; “Dieu féminin / de noire douceur / du corps” ; etc. Je saisis ce principe de variation en musicien modal – en rythmicien, en mélodiste, en tresseur de dissonances archaïsantes :

“Oui au silence
très beau s’il
n’est suivi de
Rien hormis
la remontée
sonore d’une note
Extrême en un
soupir que
désaltère à peine
Le vent très haut
qui souffle
des étoiles”

Les Utopiques, I : somme où les textes “appartiennent à des espaces et à des époques indéterminés, autrement dit eux-mêmes utopiques. Ils ont été construits en l’absence de tout fondement solide, et ne se soutiennent que par eux-mêmes, comme des constructions de tours dans l’espace.”

Rêve du lieu où habiter : maison qui penche, jardin suspendu…

“Ainsi il y avait dans le monde un lieu pareil à un point effacé, à de l’herbe foulée” (Robert Musil). // “une caverne secrète / où la lampe / des bergers / brillait un peu plus / que le vent / dans le temps nomade”

Le Tombeau de Jules Renard et autres haïkus d’Ivar Ch’vavar aux Éditions Lurlure remet en jeu deux publications antérieures : 32 haïkus (L’Atelier de l’Agneau, 2010) et Le Tombeau de Jules Renard (Voix de garage, 2014). Dans une note en fin de volume, l’auteur nous apprend que la première série de haïkus a été écrite par erreur : “J’avais mal interprété une demande de Françoise Favretto : compris qu’elle me demandait d’écrire pour elle, ses édition L’Atelier de l’Agneau, trente-deux haïkus en une heure. Quand elle les reçut, se surprise fut grande. Elle estima qu’elle ne pouvait faire moins que les publier.” Le Tombeau de Jules Renard (écrit peu de temps après) reprenait ceux d’entre ces 32 haïkus “qui mettaient en avant un animal”. Du coup la republication de cette série requérait de les retirer “pour qu’ils n’apparaissent pas deux fois” – 32 haïkus devenant Haïkus de l’agneau. Voilà pour la brève histoire de ce petit livre de format 10,7 x 15,9 cm, composé de 3 cahiers de 16 pages, plus 1 de 8, avec une préface de Laurent Albarracin intitulée La bête mise à nue par sa métaphore même.

Comme ça fait déjà 7 fois que j’écris le mot “haïku”, il est temps d’en prélever quelques-uns de cet ensemble de 109 (si j’ai bien compté). Commençons par le 58e du Tombeau :

la vipère et le pivert

durant tout un millénaire
la vipère et le pivert
ne se rencontrent guère”

poursuivons avec le 6e Haïku de l’agneau :

(sans titre)

Je suis là peut-être
Mais si peu
Ici”

et enfin retournons côté Tombeau, après avoir fait cette petite opération : (58 + 6) / 2 = 32 :

la coquille Saint-Jacques

la coquille Saint-Jacques est un pubis
pour le creux de la main –
mais il y a quelque chose qui ne va pas.”

“Un animal est déjà une métaphore sur pattes : il est une image poétique incarnée, une métamorphose en acte, improbable et néanmoins réalisée là sous nos yeux” écrit Laurent Albarracin. “Il y a un réalisme, presque un naturalisme dans la façon qu’a Ch’Vavar d’imager et d’imaginer. Même si parfois il semble douter et commenter défavorablement, généralement dans le dernier vers du tercet, le rapprochement qu’il vient d’établir.”

quelque chose qui ne va pas. Signe que tout va ?

Vitesse de l’écriture : on y est sensible, mais on s’attarde – la lecture ne cherchant pas à rivaliser avec l’écriture. On se met à chercher l’escargot et on le trouve : “sur le faîte du vieux mur – l’escargot / aussi lent que sur l’arête / de la jeune mer – ce cargo” (bon nombre de haïkus sont drôles, même si l’avant-dernier s’intitule la mort).

Et pour finir relever ce premier des haïkus faits en une heure que j’entends personnellement en écho des Cose naturali (natures inanimées) de Paul Louis Rossi :

“(le secret)

la lune éclaire
un coquetier d’argent
dans le placard fermé.”

Robert Lebel, La troisième Horloge, L’Atelier contemporain, avril 2023, 504 p., 25 €
Anne Portugal, s&lfie, P.O.L, mai 2023, 128 p., 17 €
Charles Pennequin, Petite bande, P.O.L, mai 2023, 324 p. , 29 € 90
Gilles Jallet, Les Utopiques, I, la rumeur libre Éditions, avril 2023, 192 p., 18 €
Ivar Ch’vavar, Le Tombeau de Jules Renard, Lurlure, mai 2023, 56 p., 9 €

© Christian Rosset