Dans le nid d’un Pulitzer :
entretien avec Hernán Diaz
par Steven Sampson30 août 2023
Trust, de Hernán Diaz, vient d’être traduit en français. Lauréat du prix Pulitzer 2023, c’est le deuxième succès pour l’auteur, dont le premier roman (Au loin, traduit par Christine Barbaste, La Croisée, 2018) fut finaliste pour le même prix. Né en Argentine et éditeur à l’université de Columbia du journal Revista Hispanica Moderna, il est spécialiste de Borges. Son nouveau roman, quatre « documents » écrits par quatre personnages, s’inscrit dans le sillage du maître. EaN a pu s’entretenir avec l’auteur anglophone lors de son passage à Paris, où il a évoqué sa vision de la littérature américaine, sa dette envers Borges et son amour de la langue anglaise.
Hernán Diaz | Trust. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicholas Richard. L’Olivier, 400 p., 23,50 €
La structure de Trust est biscornue.
Il se divise en quatre « documents » rédigés par quatre auteurs fictifs dans quatre genres divers à quatre moments distincts de l’Histoire. Le premier est une fiction de quelque cent soixante pages, écrite dans un registre un brin décadent à la Henry James ou à la Edith Wharton. Ce roman dans le roman raconte l’ascension de l’un des plus riches couples sur terre, leur relation, les pratiques commerciales du mari. Il se clôt de manière problématique. Ensuite, on change de vitesse et on est confronté à une mémoire fragmentaire, il s’agit d’un document historique écrit par un grand financier, au fur et à mesure de la lecture on comprend que c’est l’homme « réel » derrière la fiction de la première partie. Mécontent de son portrait, il cherche à remettre les pendules à l’heure. Ces deux premiers volets datent des années 1930. Le troisième document est le plus long, il s’intitule Un Mémoire, Remémoré, écrit par Ida Partenza, devenue la grande dame des lettres américaines à New York dans les années 1980. Elle se remémore sa vie, jeune elle avait été la secrétaire de l’auteur du deuxième document ; la structure en poupées russes de mon livre commence à prendre forme. Ida fait des recherches d’archives : les papiers privés du financier et de son épouse ont récemment été ouverts au public. Là-dedans, elle tombe sur le journal intime de l’épouse, qui sera la quatrième partie de mon roman. Mon objectif, c’est d’encourager le lecteur à réfléchir sur l’articulation de ces sections.
Pourrait-on considérer ce texte comme « postmoderne » ?
On applique ce terme à une certaine catégorie de fiction américaine, à partir d’auteurs comme John Barth, Thomas Pynchon et peut-être Don DeLillo, une école qui va jusqu’à David Foster Wallace, lequel marque peut-être sa fin. Je récuse les implications téléologiques d’une telle étiquette, l’idée qu’il existe un vecteur historique ainsi qu’une évolution. De plus, je considère ce terme comme paresseux, dans la mesure où il se réfère à une littérature qui abonde en références à la tradition et à d’autres romans, et qui entre en conversation avec d’autres écrivains, en s’en faisant l’écho à travers des citations et des références. Chose que la littérature a toujours faite. Même si cette étiquette était pertinente, ce qui n’est pas le cas, son moment historique est passé depuis quelques décennies.
Vous aviez quarante-quatre ans lors de la sortie de votre premier roman. Pourquoi ce début tardif ?
Ce n’est pas que j’aie attendu, j’envoyais des textes partout, j’ai essuyé des refus pendant de nombreuses années, j’avais des inédits que personne ne voulait toucher, je n’arrivais même pas à trouver un agent, toutes les portes étaient fermées.
Vous avez snobé la voie royale aux États-Unis : MFA (maîtrise) en écriture créative, sans laquelle on ne trouve pas d’agent, voire d’éditeur. Au lieu de cela, vous avez choisi la profondeur : un doctorat avec Avital Ronell à la New York University. Puis un poste en tant qu’éditeur d’une prestigieuse revue.
J’ai écrit une thèse en littérature comparée, je m’intéressais à la théorie et à la philosophie. Une partie de mon travail est devenue un livre : Borges. Between History and Eternity, publié par Bloomsbury en 2012. D’abord, j’ai interrogé la dichotomie traditionnelle de la critique borgésienne. Certains, notamment les Américains et les Européens, voient en lui un sage aveugle, coupé de la réalité, flottant dans l’éther d’un monde de labyrinthes et de paradoxes. D’autres, c’est le cas des Argentins, le considèrent comme un auteur dont l’engagement avec la politique et l’Histoire s’impose. J’ai défendu l’idée selon laquelle c’est dans ses écrits « métaphysiques » qu’on trouve ses véritables réflexions sur la politique – par exemple dans La loterie à Babylone ou dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius –, tandis que dans ses textes explicitement politiques, évoquant la mère patrie, on voit sa tendance transcendantale. Dans la seconde partie de mon livre, j’ai examiné le rapport entre Borges et les États-Unis, : il a énormément écrit sur ce pays, l’auteur le plus cité dans son œuvre est Walt Whitman ; il a également écrit sur Poe, James et Hawthorne, pour ne pas parler des polars et des westerns. Il a beaucoup influencé Thomas Pynchon et David Foster Wallace, à leur insu ils s’abreuvaient à une source américaine, filtrée par Borges. Ainsi les deux parties de mon essai montrent un mouvement pendulaire.
Mouvement pendulaire qu’on voit dans Trust.
Borges a eu une grande influence sur moi, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, il a déterminé ma vision de la littérature, cette approche joyeuse et irrévérencieuse à l’égard des frontières, qu’il s’agisse d’histoire, de géographie, du genre, des hiérarchies, notamment la distinction entre littérature élitiste et littérature populaire dont il se fichait. Tout à l’heure, j’ai parlé des poupées russes et de la mise en abyme : ces mondes imbriqués sont borgésiens. Aussi m’a-t-il influencé dans l’idée que la fiction doit laisser des traces. Par exemple, dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, il s’agit d’une planète inventée presque comme un canular pour une encyclopédie apocryphe, ensuite elle prend pied dans la réalité ; à la fin de la nouvelle, le narrateur prend conscience que notre monde deviendra Tlön. Sinon, il y a la fameuse parabole des cartographes qui ont créé une carte qui a les mêmes dimensions que l’empire ; on finit par confondre l’une et l’autre et ils fusionnent. Ce processus est à l’œuvre dans Trust : on ne rencontre pas l’auteur du roman dans le roman, c’est un simple texte, mais tout le reste de mon livre en résulte ; cette fiction a eu un impact sur la réalité, elle l’a déplacée. Je crois que la fiction a cette capacité.
Éditeur de la Revista Hispanica Moderna, vous écrivez en anglais.
La revue est peut-être le plus ancien journal américain dans son domaine, elle a fêté son centenaire il y a deux ans, elle sort semestriellement en format livre, les articles – 80 % en anglais – traitent de littérature, de philosophie et d’histoire, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Quant à moi, je n’écris qu’en anglais depuis mes débuts, je suis tombé amoureux de cette langue quand j’étais adolescent, en partie pour des raisons mystiques, même si je pourrais fournir des explications rationnelles, par exemple que j’aime sa voracité lexicale – l’anglais est généreux, affamé et omnivore, il a faim de grandir, de devenir plus riche et plus complet, contrairement au français et à l’espagnol, qui sont des langues prescriptives et normatives. L’anglais est accueillant d’un point de vue lexical, il est riche en possibilités syntactiques, il est souple. C’est magnifique ce qu’on peut faire avec les prépositions, par exemple on peut « walk in », « walk about », « walk through », « walk over », et j’en passe.
Parlait-on anglais dans votre famille ?
Je vivais en Argentine, j’avais quinze ou seize ans, personne dans ma famille ne le parlait vraiment, je l’ai appris par la lecture : Poe, Henry James, des romans noirs, tout ce que je pouvais trouver. J’adorais Raymond Chandler. Une bonne partie de mes lectures ont été guidées par Borges. Je lisais également Stevenson.
Quel a été le point de départ pour Trust ?
Nabokov disait qu’au début d’un roman l’écrivain est comme un oiseau : il arrive avec une brindille, puis un caillou, puis une plume, puis un petit déchet, et tout d’un coup il se rend compte qu’il a construit un nid, bien qu’il n’ait jamais eu l’intention d’en fabriquer un. Dans mon cas, j’ai commencé à accumuler des choses ayant trait à l’argent : comment il fonctionne, comment on réfléchit à son sujet. Je connaissais mal ce domaine mais il m’intriguait. Chose surprenante, l’argent est quasiment absent de la tradition littéraire américaine. J’essayais de m’imaginer l’expérience d’un magnat, la solitude qu’on devait ressentir : je ramassais des brindilles.
Andrew Bevel, le « vrai » magnat derrière le roman dans le roman, et donc l’auteur du deuxième chapitre, mène une existence quasi monastique.
En effet : il est motivé par quelque chose d’ordre esthétique, lui qui ne s’intéresse ni à la beauté ni aux émotions, c’est l’art pour l’art. Que ce soit perçu par d’autres personnes n’est pas la question, c’est la pureté du processus qui compte. Cela ne rachète pas ses défauts. Pour lui, l’argent est totalement autonome, il n’y a aucune dimension transactionnelle, il ne se soucie pas d’une contrepartie, il ne fructifie pas son patrimoine afin d’acheter ou d’accéder à quelque chose, ni pour accroître son influence, faire de l’argent suffit en soi.
Comment expliquez-vous l’absence de ce sujet dans la littérature américaine ?
Cela a peut-être un rapport avec les origines puritaines de la nation, quand le succès matériel était perçu comme une garantie de salut dans l’au-delà. Cette philosophie s’accompagne d’une certaine honte et pruderie concernant l’argent : d’un côté il a une dimension transcendantale, de l’autre on considère qu’il est de mauvais goût d’en parler. Enfin, il y a un autre aspect : la conversation sur l’argent se dote d’un discours pseudo-scientifique qui le rend impénétrable, ésotérique et obscur, comme s’il s’agissait de physique ou de mathématiques supérieures. On se demande alors comment on pourrait avoir la prétention de rendre tout cela dans une fiction. Alors qu’en grande partie il s’agit de rhétorique et de foutaise.
Au loin, votre premier roman, se situe pendant la ruée vers l’or. Vos deux livres traitent de moments mythiques de l’Histoire américaine.
Ce sont des moments autour desquels on a développé une mythologie, dans le sens qu’a donné Roland Barthes à ce mot. Un autre dénominateur commun serait que les deux textes tournent autour du sujet du capital. Trust le traite de manière explicite, mais il est également présent dans Au loin : la migration vers l’Ouest n’était pas motivée par une curiosité scientifique ni par un désir romantique d’aller à la rencontre du sublime ; au contraire, il s’agissait de la domestication de la nature, de l’extraction du capital sous forme des ressources naturelles, avec la révolution industrielle naissante en surplomb. Quelques décennies plus tard, à l’époque de Trust, on voit que la machinerie du capital échappait à tout contrôle
Le terme « trust » est polysémique.
Il signifie confiance et croyance, ce qui explique sa dimension financière, parce que, quand vous mettez votre argent dans un « trust » pour le bénéfice d’un mineur, vous faites confiance à une tierce partie pour le gérer. Donc ce titre convient pour désigner à la fois l’argent et l’art de la narration : dans les deux cas, si on perd la confiance, le système ne fonctionne plus. Puis il y a une troisième dimension, qui relève de la beauté philologique de l’anglais : « trust » est-il un nom ou un verbe ? En tant que verbe, au mode impératif adressé au lecteur, il lui enjoint de faire confiance. En même temps il invite le lecteur à interroger cette confiance, celle qui sous-tend l’acte de la lecture. Chaque fois qu’on lit un texte, on signe un contrat tacite avec l’auteur ; ce livre nous encourage à reconsidérer ces contrats avant de signer trop rapidement.
L’argent est-il une métonymie pour la ville de New York ?
New York a la capacité particulière de transformer la richesse en quelque chose de monumental, même si aujourd’hui il y a probablement d’autres villes qui représentent une version la plus actuelle de ce principe. Mais je vous invite à mettre les choses en perspective : lorsque je me promène à Paris et que je regarde la cathédrale, j’y vois une autre manifestation de la plus-value, ce rapport entre richesse et religion et mysticisme. Donc, si pendant les années 1920 la capitale se situait à New York, suivie peut-être de Londres, on doit réfléchir sur l’existence d’autres centres historiques, sur l’Europe appauvrie du Moyen Âge, rongée par l’inégalité homicide – si tu étais pauvre, putain tu étais mort –, où l’on érigeait ces énormes cathédrales.
Propos recueillis par Steven Sampson.