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samedi 14 décembre 2019

0° à 5000 m / Cœurs de glace


Fotoinstallazione - Chronica 1770-2015. N°16 foto carta tradizionale Koreana SHOJI, tecnica a getto d’ inchiostro a 12 colori pigmentati, cm 54x71

0° à 5000 m

Cœurs de glace

LEÏLA VASSEUR-LAMINE
1 MAI 2018 
« Tout ce qui m’est cher,

D’une aile d’effroi
Mon amour le couvre au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ? »
(Paul Verlaine)
Glaciers d’un bleu transparent drapés comme de vieilles saintes dans leurs voiles, morceaux de montagnes célestes comme des reliques d’une autre ère, il règne une atmosphère mystico-tragique sur l’étude de Beba Stoppani. L’étendue gelée, divine sentinelle, d’ordinaire si imposante dans sa démesure, semble frappée d’un mal étrange. Dans ce décor aux reliefs calfeutrés, aux particules de glace disloquées, le temps n’est pas suspendu mais en retrait, conscient et résigné : il demeure, fragile, face à l’adverse et vorace temporalité de l’âge de l’Homme.
Pietas #5, 2016. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Sublimé par le geste artistique, le sujet de fond brûle les consciences : la fonte accélérée des glaciers alpins, et plus particulièrement celle du glacier du Rhône en Suisse. Lui-même berceau du fleuve européen du même nom, qui traverse la Suisse puis le Sud-ouest de la France pour se jeter dans la mer Méditerranée.
Depuis 1856, le glacier s’est délesté de 350 mètres d’épaisseur et recule considérablement. Il perd 5 à 7 m de couche chaque année dénudant le site de son manteau de neiges pétrifiées, sous le regard impuissant des amoureux et habitants de la région. La grotte de glace bleue, creusée dans la glace depuis 1870 et de fait attraction touristique caractéristique, est aujourd’hui recouverte de grandes couvertures blanches réfléchissantes. Un artifice de fortune conçu pour la protéger de la chaleur du soleil et réduire la fonte de 70%.
Pietas #2, 2015. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Ce sont ces mêmes couvertures que l’on retrouve sur les photographies de Beba Stoppani, présentées à la Galerie Spazio Farini 6 à Milan. L’artiste, forte d’un amour inconditionnel pour la nature, source centrale de son inspiration, est prise de désarroi lorsqu’elle se retrouve témoin en 2015, de l’impact de la vague de chaleur de juillet qui atteint des sommets ; les excursions à haute altitude jugées trop dangereuses sont pour cause interdites. Elle pour qui les montagnes sont une passion filiale, transmise depuis son aïeul Antonio Stoppani, grand géologue du XIXème siècle, spécialiste des glaciers et auteur du livre Il bel paese (le beau pays en italien) [1] , en passant par son grand-père Luigi Stoppani chasseur alpin. Ce travail photographique intitulé 0° à 5000 m, cristallise l’absurde mise à mort de cette cryosphère, ces forces telluriques aux couleurs froides cosmiques, diamants monumentaux désormais vestiges minéraux.
Pietas #2, 2015. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Le glacier avec ses ailes de tissu abattues autour de lui fait penser à un ange déchu. Parmi les différents formats et installations de son étude, l’artiste engagée a nommé ses plus grandes photographies Pietas comme une référence à la Pietà ou « Mater dolorosa », sujet religieux de prédilection de Michel-Ange, représentant le Christ sacrifié dans les bras de sa mère. Seulement ici, c’est la montagne, matrice maternelle, qui se retrouve martyre – prisme naturel des conséquences du réchauffement climatique – de l’indifférence des hommes.
Pietas #4, 2017. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm

Beba Stoppani sur le champ de bataille entre le Ciel et la Terre, comme une enfant en souffrance, recueille les derniers silences du glacier, prodigues d’une sagesse de l’éternité qu’elle immortalise et nous transmet.
Pietas #6, 2016. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

[1] Ouvrage de vulgarisation des sciences géologique et géographique de l’Italie paru en 1876, pilier de l’éducation de plusieurs générations d’italiens et hommage à son pays.


lundi 9 décembre 2019

Mirrors of Chance / Diamants de papier




Mirrors of Chance

Diamants de papier

Mirrors of Chance / Paper diamonds


LEÏLA VASSEUR-LAMINE
3 OCTOBRE 2018


Bouches gourmandes des couleurs

Et les baisers qui les dessinent
Flamme feuille l’eau langoureuse
Une aile les tient dans sa paume
Un rire les renverse.

(Paul Eluard)
En entrant dans la Galerie Miranda située dans le 10ème arrondissement de Paris, l’œil est titillé par un quadrillage chromatique comme une mosaïque abstraite composée de pierres éblouissantes distraitement taillées : une installation d’une série de nombreux photogrammes aux éclats de couleurs vives disparates, les Zerograms d’Ellen Carey présentés au public pour la première fois.
Rappelez-vous, les photogrammes, assimilés au surréalisme, sont ces photos réalisées sans caméra obscure, à l’aide d’objets de natures diverses disposés à même le papier photosensible puis exposés à la lumière. Cette technique, Ellen Carey, pionnière dans la recherche de l’abstraction minimaliste, en a fait un processus expérimental – exécuté uniquement en chambre noire – d’extrapolation de la lumière comme source de la couleur.
La lumière perçue par l’œil humain est composée d’ondes électromagnétiques dont la longueur varie entre 400nm (perçues comme bleu, violet) et 800nm (perçues comme rouge sombre) et entre lesquelles s’étend le spectre chromatique classique : bleu, vert, jaune, orange, rouge auquel l’œil est sensible. Lorsque toutes ces ondes sont additionnées elles sont perçues comme une lumière « blanche » en revanche, lorsque ces ondes sont décomposées au travers de prisme comme les gouttes de pluies sur les rayons du soleil elles apparaissent distinctement à l’image de l’arc en ciel.
A partir de ce principe physique et des théories de base de la colorimétrie (la synthèse additive et la synthèse soustractive) Ellen Carey a mis en œuvre depuis 1992 jusqu’à aujourd’hui, un long travail expérimental intitulé Struck by light faisant de la couleur l’objet immanent de ses photogrammes. Ainsi la rupture avec ses prédécesseurs est abordée par l’absence d’objet représentatif, narratif, intermédiaire ; l’abstraction est ici appliquée au niveau zéro comme performance pure entre le papier, l’obscurité, sa technique et une dose de hasard lors de l’exposition à la lumière, d’où son nom de « Zerogram » - que l’on peut transcrire par Zérogramme en français – qui loin d’être anecdotique est la revendication d’une évolution historique du procédé.
Cette volonté de faire de l’expérience physique et chimique le sujet central, d’établir un degré zéro de la photographie, s’affranchit également des codes sacrés de la photographie comme celui concernant le support écran qu’est le papier argentique. Ordinairement lisse et intouchable, il est cette fois f-acteur majeur de la composition picturale puisqu’il est méthodiquement froissé de manière à réfracter les différentes couleurs à la façon d’un rectangle à facettes. Ceux qu’elle appelle symboliquement des « miroirs de chance », sont les épreuves (états des estampes) de l’observation de phénomènes invisibles à l’œil nu : un dialogue esthétique entre la science et l’inexplicable, le réel et l’imaginaire, autant de fenêtres sur la pluralité des possibles comme des invitations au ravissement.
Bonbons de lumière, diamants de papiers ou kaléidoscopes asymétriques, ces Zérogrammes ont bien une qualité commune : l’indomptabilité ! , ce qui n’est pas pour déplaire à l’artiste comme en témoigne sa carrière audacieuse et avant-gardiste. De précédents travaux sont d’ailleurs exposés dans la galerie pour mettre en avant ses différents cheminements et partis pris, parmi lesquels deux Pulls : Pull with Filigree (2004) et Pull with Red Rollback (2006) issus du Polaroid 20x24 (51x61 cm) comme des stigmates du contact arraché de la lumière et de l’ombre, et trois Monochromes qui résultent aussi d’un processus empirique à partir de la matière photographique.
Rendez-vous phare, les Mirrors of Chance d’Ellen Carey sont emplis d’une promesse solaire, une ode au rayonnement, comme des parures inouïes à contempler gaiement.

Leïla Vasseur-Lamine
Leïla Vasseur-Lamine naît et grandit à Paris où elle fait ses études. Ses prédilections pour la littérature, le théâtre et l’art l’amènent à entreprendre une licence de Lettres Modernes et Théâtre puis un master de recherche intitulé “Discours, Culture, Médias” à La Sorbonne-Nouvelle. Elle développe alors un intérêt profond pour la sociolinguistique et y consacre son mémoire de fin d’études. En 2012, elle part un an en mobilité ERASMUS à Rome (Italie) suivre des cours de journalisme, d’édition, de littérature italienne et de sociolinguistique à l’Università degli di Studi di Roma Tre. Cette expérience marque un tournant décisif dans son parcours. Elle lui donne le goût des longs voyages pour mieux vivre et comprendre le monde au travers des cultures diverses propres à chaque pays, régions, villes… En 2016 elle est engagée comme éditrice au Vietnam dans une maison d’édition internationale spécialisée dans le livre d’art grand public, où elle officie également comme traductrice et auteure. Elle y reste un an. A son retour elle décide de changer de voie et étudie actuellement en vue d’un métier dans la conservation du patrimoine; la Culture étant pour elle un chemin de cœur qui nécessite qu’on s’y dévoue pour une meilleure diffusion au plus grand nombre. Elle parle aussi italien, anglais, a de solides bases en allemand et des notions en arabe, vietnamien, et grec. Elle se consacre parallèlement à des projets artistiques en tous genres.


dimanche 8 décembre 2019

Ponce Pilate, l'histoire qui bifurque / Harmonie à bascule

Ponce Pilate © Eric Reignier

Ponce Pilate, l'histoire qui bifurque

Harmonie à bascule

LEÏLA VASSEUR-LAMINE
1 AVRIL 2018

Tu ne peux le comprendre et ta bouche blasphème : Porte moins haut l'audace et connais-toi toi-même !
(Auguste Lacaussade)
Il y a des mises en scène qui laissent pour toujours le souvenir d'un état de grâce dans le cœur du spectateur. Celle de Xavier Marchand se place avec bonheur dans cette liste. Entre narrations, dialogues et monologues intérieurs, son adaptation théâtrale du Ponce Pilate de Roger Caillois, transpose et transporte l'histoire du jugement de Jésus Christ par le préfet de Judée.
Ponce Pilate © Eric Reignier

Au milieu de la scène plongée dans la pénombre, une plus petite scène dont les rideaux gris perle s'ouvrent et font jour sur un espace-temps intimiste, moderne et lointain. Une fenêtre bleutée sur l'ère judéo-chrétienne à observer d'un point de vue du présent, introduite par des marionnettes en costumes d'époque et des comédiens en habits de tous les jours qui ont pris place sur et derrière un comptoir scénique.
Saisi et nuancé par les lumières froides intrigantes et révélatrices des projecteurs, le jeu de balance opéré entre les comédiens et les marionnettes hypnotise. On y voit des comédiens à la portée de leurs marionnettes et des personnages manipulés par les comédiens. On s'enquiert du regard de l'acteur porté sur son propre personnage et on s'émeut de celui de façade de la marionnette qui provoque l'action.
Ponce Pilate © Eric Reignier

On entend la profondeur de la langue dans le chœur des voix commentatrices et dans les soliloques incantatoires amplifiés, on perçoit la pluralité des discours dans les accents vibrants. On écoute les interventions avisées, calculées, les prises de paroles bouleversées, oniriques, transcendées, qui font écho sous le masque des pensées de Ponce Pilate et résonnent en notre propre cogito.
Bercés par une musique au carrefour des identités d'Orient, le poids religieux, l'ancrage culturel juif territorial et l'émergence de la figure de Jésus porté par ses disciples sont confrontés à la stature politique, morale et stoïcienne du Romain colonisateur.
Ponce Pilate © Eric Reignier

Pourtant c'est bien Ponce Pilate qui semble pris en otage d'enjeux qui le dépassent et le secouent de l'intérieur. Tourmenté en son âme et conscience, il veille cependant sans relâche à maintenir sa posture de procurateur, drapé dans une toge bleu ciel reliant la tête à la main orchestrale qui rythme les prises de paroles.
C'est ainsi qu'il fait face, tour à tour (ici dans le désordre), dans une déclinaison de couleurs fondues dans le décor, au Grand prêtre Caïphe vêtu de sa mitre, accompagné par Hanne ; représentants autoritaristes du Sanhédrin, à Ménénius son bras-droit romain vêtu de beige, partisan du sacrifice d'un homme "pour le salut d'un peuple", au centurion au casque à plumes pourpres, à Jésus étranger sur la terre, tantôt immaculé tantôt affublé d'une cape rouge, à Judas l'épileptique mystique en pantalon et bonnet de toile, à sa compagne Procula émanant de la nuit dans ses voiles gris pour lui faire part de son rêve, à la foule aux maints visages que la violence galvanise...
Ponce Pilate © Eric Reignier

Cette suite d'échanges, comme autant de facettes d'un procès, atteint son climax lors de sa longue soirée, illuminée par les lucioles, en tête à tête avec Mardouk, son ami cynique et clairvoyant à la croissante corpulence et rougeoyante opulence. Elle clôt le cycle des réquisitoires et plaidoyers et ouvre sur la décision fatale de Ponce Pilate, au travers de ces mots prononcés par Mardouk :
"Qui peut savoir d'avance quelle bifurcation est décisive ? Prenez-garde, peut-être est-ce vous qui vous trouvez à l'un de ces carrefours secrets où un acteur aveugle, négligeant ou distrait, oriente pour longtemps le destin de l'Humanité tout entière..."
Ponce Pilate, libre-arbitre ou juge forcé ? acteur ou marionnette du destin de cette Histoire ? Telle n'est pas l'unique question. Et c'est là tout le charme.
Ponce Pilate © Eric Reignier

Pour ceux qui ne l’ont pas vu et pour ceux qui voudraient le revoir, le spectacle reprend sa tournée en 2019 :

Ponce Pilate, l’histoire qui bifurque
Adaptation et mise en scène Xavier Marchand
D’après le roman de Roger Caillois © Editions Gallimard

Avec Noël Casale, Gustavo Frigerio, Guillaume Michelet, Sylvain Blanchard, Mirjam Ellenbroek

Marionnettes Paulo Duarte
Scénographie Julie Maret
Création vidéo Jérémie Terris
Costumes Manon Gesbert & Célia Bardoux
Lumière Julia Grand
Assistante à la mise en scène Olivia Burton
Régie générale Julien Frenois
Musique : Yom / extrait de l'album Le Silence de l’Exode (Buda musique, 2014)
Compagnie Lanicolacheur




mardi 11 septembre 2018

À voir et à manger / La cuisine de Claude Monet




Claude Monet, La Japonaise (Camille Monet en costume japonais), 1876. Huile sur toile, 231 × 142,3 cm.
Museum of Fine Arts, Boston.

À voir et à manger

La cuisine de Claude Monet

11 SEPTEMBRE 2016, 
LEÏLA VASSEUR-LAMINE

Octave-Claude Monet naît le 14 novembre 1840 à Paris. Il passe cependant son enfance au Havre où il s’exerce au dessin sous la tutelle d’Eugène Boudin et s’avère déjà particulièrement doué. Il fait son retour à Paris en 1859 pour entreprendre une carrière d’artiste. Mais il est envoyé en Algérie et intègre le 1er régiment de chasseurs d’Afrique. Il y passe deux ans et réussi à être exempté des quelques cinq années de plus grâce à sa tante.

Claude Monet, Boulevard des Capucines, 1873-1874. Huile sur toile, 80,3 × 60,3 cm.
The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City.

C’est donc en 1862 que tout prend un nouveau tournant, lorsqu’il s’inscrit à l’atelier de Charles Gleyre. Même s’il n’éprouve pas beaucoup de sympathie pour son professeur, les leçons qu’il reçoit ne sont pas inutiles du point de vue de la technique. Gleyre s’en tenait certes à un enseignement académique mais il laissait malgré tout une certaine liberté à ses élèves et ne les empêchait pas de se passionner pour le paysage. Mais cet atelier lui apporte bien davantage, car c’est ici même que le destin l’unit à des alliés de taille.

Claude Monet, Nymphéas, 1908. Huile sur toile, 92 × 90 cm.
Collecion privée.


En effet, c’est là qu’il rencontre Pierre-Auguste Renoir, Alfred Sisley et Frédéric Bazille joyeuse troupe de jeunes artistes en rupture avec l’art statique et trop figuratif que représente l’académisme en vigueur. Influencés par Courbet, et Manet, la troupe prend l’habitude de se réunir et de nouveaux visages apparaissent comme celui de Pissaro (que Monet avait rencontré quelque peu avant) ou de Cézanne. Se joignent aussi à eux d’autres hommes tels qu’Émile Zola, Verlaine, Edmond Maître, Degas, Henri Fantin-Latour… et on les surnomme alors le groupe des Batignolles en raison de leur fréquentation du café Guerbois, avenue de Clichy. Mais Monet poussé par son amour de la nature et de la vie invite ses plus fidèles compagnons à peindre en plein-air avec lui. Et c’est à ce moment que se forme le noyau dur de ceux que l’on connaît sous le nom d’impressionnistes. Ces années seront belles mais maigres pour Monet qui pourtant affectionne particulièrement le faste. Il faut rappeler qu’il était réputé pour son apparence soignée et son élégance à la façon d’un « dandy » comme il était surnommé par d’autres élèves de l’atelier. Son mariage avec Camille après la naissance de leur fils n’arrange rien car sa famille lui coupe les vivres. Et le succès tarde à venir.

Claude Monet, Moulin à Zandaam, 1871. Huile sur toile, 48 × 73.5 cm. Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague.

Aussi celui-ci trouve à se gaver autrement en devenant un boulimique de paysages. Il voyage en France comme en Angleterre, en Espagne, en Italie. Ses toiles sont de plus en plus délicieuses, des détails pris dans les panoramas qui s’offrent à ses yeux deviennent des spécialités qu’il décline en série selon la lumière. Son appétit vorace trouve son contentement dans la saturation visuelle. Il sollicite sa vue jusqu’à être rassasié. Et compose ses toiles comme on chercherait à tâtons à reproduire un met tant aimé.

Claude Monet, Printemps, 1872. Huile sur toile, 50 × 65,5 cm. Walters Art Gallery, Baltimore.

Heureusement sa rencontre avec Alice Hoschedé est de meilleur augure et la maturité lui apporte la reconnaissance. Il s’installe enfin à Giverny avec Alice et tous ses enfants, et s’éprend à loisir de tout ce qui l’entoure. Il peut enfin prendre plaisir à se faire plaisir, et partager cela avec les gens qu’il aime. C’est ce que nous indique le recueil de recettes tenu par le couple. Et l’on sent tout l’art de la composition et de la justesse autant dans ses toiles que dans ses plats. Sa peinture riche en couleurs et vive est à l’image de sa cuisine riche en goût. Pour preuve cette délicieuse recette d’aubergines farcies :
« Partagez des aubergines dans le sens de la longueur.

Pratiquez quelques incisions dans la peau et saupoudrez-les de gros sel.

Laissez dégorger pendant 1 h environ.
Farinez-les et faites-les frire dans de l’huile d’olive bouillante,
jusqu’à ce qu’elles soient cuites mais pas écrasées.
Egouttez-les et videz-les sans abîmer la peau.
Hachez 1 ou 2 échalotes, de l’ail (selon le goût),
et faites rissoler dans de l’huile après avoir salé et poivre.
Ajoutez ensuite de la purée de tomates et la chair des aubergines hachée grossièrement.
Farcissez les peaux d’aubergines. Saupoudrez de chapelure, arrosez d’huile d’olive et faites gratiner.
Servez avec un coulis clair de tomates. »

Claude Monet, Meule près de Giverny, 1884-1889. Huile sur toile, 64,5 × 87 cm. Musée Pouchkine, Moscou.

Ainsi, la distinction de peintre « impressionniste » a fait sens pour Claude Monet plus que pour aucun autre de ses camarades. Dans l’assiette comme sur la palette tout chez Monet était histoire d’impression : l’eau, le feu, le vent, bouilli, à la cocotte, ou à la vapeur, il fallait saisir la nature et exalter ses saveurs. Malgré tout ce que les critiques ont pu écrire sur son œuvre, Monet est resté impressionniste jusqu’à la fin de sa vie. Aussi longue qu’elle fut. Il l’a été par conviction profonde, et parce que l’impression chez lui était aussi matière à être valorisée et ressentie avec intensité.

Claude Monet, La Grenouillère, 1869. Huile sur toile, 74,6 × 99,7 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.

Pour aller au-delà de l’impressionnisme de Monet, profitez de l’exposition exceptionnelle qui lui est consacrée au Danemark, intitulée « Ud af impressionnisme » (Sortir de l’impressionisme) au musée Ordrupgaard actuellement en cours jusqu’au 4 décembre 2016.



vendredi 18 mai 2018

Agnes Martin / La beauté n’est pas dans l’œil elle est dans l’esprit


Agnes Martin. Sans titre, 1960



Agnes Martin

La beauté n’est pas dans l’œil elle est dans l’esprit

18 MAI 2016, 
LEÏLA VASSEUR-LAMINE

Méconnue en France, Agnes Martin est une figure majeure de l’art abstrait américain. Elle naît le 22 avril 1912 à Mackline au Canada, au sein d’une famille presbytérienne écossaise qui vit de la culture du blé, et grandit à Vancouver. Là-bas elle profite de la mer et, très bonne nageuse elle tente les jeux Olympiques de natation. Puis en 1931, la voici qui part étudier aux État-Unis. En 1934, elle obtient son certificat d’enseignement du Western Washington College et enseigne dans différentes institutions du pays. En 1940, elle déménage à New York puis quelques années plus tard, part étudier les beaux-arts au Nouveau-Mexique pour revenir s’installer à New York et devenir en 1950, citoyenne américaine.
C’est à partir des années 1950 qu’elle intègre les enseignements taoïstes chinois et le bouddhisme zen à sa manière de vivre et à son art. Pendant cette même période elle fréquente les artistes modernes Robert Indiana, Ellsworth Kelly, Jack Yougerman, et sa peinture subit l’influence de l’expressionnisme abstrait de Mark Rothko et Arshile Gorky.

Agnes Martin. Bleu tombant, 1963

En 1958, elle présente sa première exposition personnelle à la galerie new-yorkaise Betty Parsons. Les œuvres en présence sont composées de formes géométriques dans un style purement abstrait. Parmi elles se distinguent celles qui reprennent un motif entêtant, une répétition quasi rituelle : la grille. Cette rigueur dans la structure démontre une recherche d’un équilibre entre les lignes verticales et horizontales et les espaces qui les peuplent ou les dépeuplent selon la focalisation.
Cet intérêt croissant et significatif de la personnalité d’Agnes Martin la mène à pousser sa démarche vers un dépouillement extrême. C’est ainsi qu’en 1967, alors qu’elle jouit d’une certaine notoriété, elle abandonne la vie citadine et à bord d’un camion pick-up, entreprend une traversée solitaire de l’Amérique du Nord pour s’exiler au Nouveau Mexique. Cette volontaire disparition n’est pas sans lien direct avec le trouble mental dont souffre l’artiste. En effet, celle-ci a été diagnostiquée très tôt schizophrène ; les voix qui accompagnent constamment Agnes Martin semblent aussi la guider et la conforter dans le choix d’un repli austère pour permettre l’ouverture sur une pleine conscience du monde tel qu’il lui apparait.

Agnes Martin. Sans titre, 2004

Cette retraite en plein désert dure sept ans. Là-bas elle construit sa maison elle-même, écrit, se nourrit des paysages qui l’entourent et du ciel immense, à perte de vue, comme un toit sur l’infini. Mais elle ne peint plus, et préfère le dessin.
Elle refait surface en 1973, et reprend la peinture dans le même temps. Son œuvre devient plus minimale et contemplative de la beauté perçue comme un état de méditation et de bien-être. Apparaissent ainsi de nouvelles peintures, imbibées de couleurs pastel, apaisantes et silencieuses qui constituent la série A Clear Day (Un jour clair) de trente sérigraphies.

Agnes Martin. Amitie, 1963

Le travail d’Agnes Martin est rigoureux et son désir de perfection est constant ; pour preuve sa capacité à repeindre dix fois la même toile jusqu’à obtenir la bonne et cela sans hésiter une seconde à détruire toutes celles qui ne correspondent pas à la projection recherchée. Avant d’entamer une toile, elle attendait assise sur son rocking-chair que l’inspiration lui vienne et une fois que les images lui étaient parvenues en tête, elle assemblait son puzzle grâce à des calculs très élaborés. Elle avait également pour habitude de laisser passer trois jours avant de décider si sa peinture était achevée. Agnes Martin s’imposait par ailleurs des régimes alimentaires très strictes pour se maintenir dans un état physique et spirituel favorisant l’oubli de soi et propice à la création ; la pire chose à faire en peignant étant pour elle de penser à soi-même. Selon elle, le meilleur moment pendant l’exécution d’une peinture était lorsque l’œuvre sortait de son atelier et rejoignait le monde. Une fois l’œuvre de l’autre côté de la porte, elle n’en était plus responsable.
À partir de 1973 elle exposa régulièrement aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe et devint, sans conteste, une des artistes les plus importantes de l’Histoire de l’art américain. Ses écrits furent publiés en 1992 dans le livre intitulé Writings, publié par Cantz Verlag et le Kunstmuseum Winterthur. Elle fut distinguée par de nombreux prix et en 1997 elle reçut notamment le Lion d’or à la Biennale de Venise pour l’ensemble de sa carrière. Elle mourut en 2004 à Taos, au Nouveau Mexique.
Sa manière de peindre « dos au monde » a fait d’elle une personnalité à part et toutefois inévitable de l’abstraction. Son idée de l’art envisagé comme pure émotion ajoute à la toile une temporalité propre comme suspendue et accessible à tous à condition de se laisser prendre.
La première rétrospective de ses œuvres depuis sa mort, intitulée « Agnes Martin », est en tournée internationale et a lieu actuellement au LACMA (Musée d’art du comté de Los Angeles) à Los Angeles du 24 avril au 11 septembre 2016. L’occasion de tenter une expérience inédite d’immersion visuelle dans le champ médiateur qu’est la peinture de cette artiste, au-delà des frontières du temps et de l’espace.



jeudi 1 mars 2018

Drops / Gouttes des sens

Christelle Boulé
Rose 31

Drops

Gouttes des sens

1 MARS 2018, 

[…] Du prisme toute la richesse,

Du soleil toute la splendeur,
Captives dans sa petitesse,
Y font éclater leur grandeur […]

(Henri-Frédéric Amiel)
Lorsque l’on pense au parfum, per fume, littéralement « par la fumée », on se remémore une fragrance définie, un nuage enveloppant qui annonce une présence – l’autre ou moi –, nous embrasse, nous étouffe, nous émeut, nous grise, nous idéalise, nous rend fou ou malade. Et puis on y associe le nom, le flacon, le geste, la manière ; en vaporisant ou en frottant quelques gouttes sur la peau, la tenue qu’il sublime…

Christelle Boulé
Paris

Ainsi les images auxquelles les parfums nous renvoient portent rarement sur l’essence propre transparente ou ambrée. Le liquide enfermé qui ressemble à tant d’autres possède pourtant une composition particulière. Mais comment saisir le caractère d’un parfum, comment ancrer l’évanescence ?
C’est tout ce que représente la série intitulée Drops (« gouttes » en anglais) de l’artiste Christelle Boulé qui s’est attelée à la captation visuelle du parfum durant les trois dernières années. Photographe de formation et passionnée de parfum, l’artiste a réalisé des portraits visuels et olfactifs : fragments manifestes de 100 différentes fragrances sous la forme de photogrammes colorés.

Christelle Boulé
Angel

L’idée était d’explorer la matière en soi en observant la réaction chimique du liquide au contact direct du papier argentique. Il lui a d’abord fallu faire cinq fois l’expérience avec chaque parfum pour voir si la réaction était bien la même et, arrivée à cette conclusion elle a constitué sa série sous les conseils avisés d’un chimiste parti travailler à Grasse comme parfumeur.
Interprète de ces trésors odorants, telle une magicienne-alchimiste, dans la noirceur totale, elle appliquait rituellement trois gouttes de parfum sur le papier photo qui, une fois sec, était exposé à la lumière. Là, comme sous le charme d’un élixir, les amours du parfum et du papier s’embrasent alors en une exquise osmose. Enfin, l’ultime étape de la cérémonie était la révélation colorée. Pour un rendu au plus près de la personnalité de la fragrance et pour une reconnaissance symbolique visuelle, elle choisissait ses couleurs en fonction de celles emblématiques des flacons respectifs – des tons ocres et bleus pour Shalimar, du rouge pour Habit rouge, des tons pourpres pour Alien, du vert pour Amazingreen, etc. – qu’elle ajoutait lors du développement, tâche la plus ardue. L’enivrant miracle fut ainsi conçu.

Christelle Boulé
Lipstick Rose

Véritable ballet où se mêlent durs à cuir, fougères robustes, fiévreux orientaux, zélés hespéridés, chics chyprés, folâtres floraux, langoureux boisés, la série Drops s’expose comme un laboratoire de merveilles.
Libres hybrides, les parfums se déclinent, au rythme des gouttes, en 100 miniatures tantôt cellulaires, tantôt galactiques, tantôt vaporeuses, qui charment les sens irrémédiablement.
Drops. Une exposition de Christelle Boulé au Grand Musée du Parfum.