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dimanche 11 octobre 2020

«The Boys in the Band» / La pièce de théâtre qui a changé la vie des gays américains

 



«The Boys in the Band», la pièce de théâtre qui a changé la vie des gays américains

Avant d’être un film Netflix avec un casting de stars, «The Boys in the Band» était une pièce de théâtre qui a contribué à la libération des LGBT+.

1968, un an avant les émeutes de Stonewall. L'homosexualité est illégale aux États-Unis et les gays quasiment invisibles dans les médias. À New York, une petite salle de théâtre off-Broadway ose l'inédit: accueillir une pièce sur une bande d'amis gays. Contre toute attente, le succès de The Boys in the Band de Mart Crowley est énorme et la pièce ouvre une discussion sans précédent sur l'homosexualité dans le pays. Cinquante ans plus tard, Netflix diffuse une adaptation par Joe Mantello, produite par Ryan Murphy, avec un casting en or (Matt Bomer, Jim Parsons, Zachary Quinto, Charlie Carver et Andrew Rannells notamment). Les temps ont changé, mais l'œuvre de Mart Crowley reste toujours aussi pertinente.

jeudi 29 août 2019

Peter Brook / Le théâtre son plus simple appareil



PETER BROOK, LE THÉÂTRE DANS SON PLUS SIMPLE APPAREIL

Par Anne Diatkine
27 juin 2019 à 17:06

A 94 ans, le dramaturge et metteur en scène britannique cosigne avec Marie-Hélène Estienne un sublime manifeste en faveur d’une forme théâtrale débarrassée de tout artifice et rend hommage au Russe Meyerhold.



Il y a plus de cinquante ans, Peter Brook commençait son essai l’Espace vide ainsi : «Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé.» Peter Brook a aujourd’hui 94 ans, et il continue de s’interroger sur le minimum requis pour que le théâtre advienne. Ou au contraire sur le surplus d’éléments qui le congèle comme dans une chambre froide, en dépit d’une apparence de vie et de mouvements - et d’un texte dramatique flamboyant. Vu sous cet angle, l’entièreté du théâtre de Peter Brook, à la recherche d’un dépouillement toujours plus extrême, est expérimentale, et Why ? sa dernière «pièce» coécrite et mise en scène avec Marie-Hélène Estienne, en est la démonstration magistrale. C’est aussi une interrogation sur les fondements du théâtre et les raisons d’y consacrer sa vie.
Récits mémoriels.Pourquoi le théâtre existe-t-il ? Qu’est-ce qu’on y cherche de chaque côté de la scène ? Quels sont ses pouvoirs ? Pourquoi lui arrive-t-il d’être le plus subversif des arts alors qu’on s’y ennuie parfois ? Ces questions, aussi essentielles ou basiques soient-elles, n’ont pas les mêmes effets ni significations selon qu’elles sont posées à l’orée d’une vie ou à l’approche de sa fin. Et ce qui est merveilleux, dans Why ? est que jamais les interrogations - qui pourraient prendre la forme d’un essai ou d’une conférence - ne restent théoriques. Que voit-on sur la scène circulaire des Bouffes du Nord, théâtre, qui, rappelons-le, fut le lieu même de Peter Brook, et ici, aux murs d’un pourpre plus rouge et lumineux que d’ordinaire ? On y voit tout. C’est-à-dire trois acteurs prodigieux de simplicité - Hayley Carmichael, Kathryn Hunter, et Marcello Magni - tenir à peu près tous les rôles possibles et projeter toutes les émotions existantes, à travers les souvenirs de leurs expériences scéniques. lls sont donc habillés de noir, tout comme les techniciens de plateaux qui s’efforcent d’être invisibles. Pas plus de maquillage que de décor, ou si peu : un tapis, que le trio déplace parfois pour délimiter un nouvel espace de jeu, comme on cadre une photo. Trois portants en guise de porte ou de fenêtre. Quelques feuilles blanches éparpillées. Un texte minimal. Ici l’absence d’artifice est hallucinatoire et le jeu tient de la prestidigitation. On serait bien en peine d’analyser comment les trois acteurs parviennent à faire voir tout ce qu’ils font vivre par leurs seuls déplacements et expressions.
Ce qui rassemble les fragments de récits mémoriels est ce qui passionne Peter Brook depuis ses débuts : comment une forme esthétique se vide-t-elle de sa substance ? Pourquoi une intonation paraît-elle affectée, alors qu’elle semble le comble de la véracité pendant des décennies ? Quelle est la fine frontière, souvent imperceptible, qui sépare la vie de la mort ? Non celle des humains, mais celle des formes esthétiques, qui avec le temps deviennent creuses, ou des manières de jouer. C’est Peter Brook qui le dit, toujours dans l’Espace vide : si on sait distinguer un cadavre d’un vivant, «on est moins entraîné lorsqu’il s’agit d’observer comment une idée, une attitude ou une forme peut passer de la vie au trépas».
Exécution.Construit en deux parties, Why ? est sous-tendu par la même question quasi leibnizienne : «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?»Constituée d’un préambule de vingt minutes sous forme de fable qui concentre toute l’histoire du théâtre, l’œuvre nous plonge ensuite dans la vie de Meyerhold, auteur et metteur en scène russe qui, sur ordre de Staline, fut exécuté un matin froid de février en 1940 à Moscou d’une balle dans la nuque, après avoir cru et participé avec ferveur à la révolution d’Octobre. C’est lui qui inventa, au côté de Maïakovski, un théâtre sans rideau, sans coulisses, aux portes ouvertes, sans applaudissements - le public rejoignait à la fin des représentations les acteurs sur scène - sans balustrade, sans billet ! Un théâtre où le public pouvait fumer et manger dans la salle afin que chacun se sente chez lui, nous explique Brook et Marie-Hélène Estienne, et comme le rêvent certains metteurs en scène encore aujourd’hui.
Dans cette deuxième partie, la représentation se fait plus didactique mais sans aucune lourdeur, et c’est un moindre mal tant la personne de Meyerhold est aujourd’hui méconnue, voire oubliée. A travers cet homme, qui estimait que le théâtre était de «la dynamite» ou «un poison» ultra-puissant, mais aussi une utopie en acte - et dont l’exécution démontra qu’il n’avait pas tort - Peter Brook livre peut-être un ultime manifeste, questionne à la fois les limites du théâtre et celle de la révolution, et atteint une simplicité qui s’apparente à une prouesse incomparable. Lors d’un entretien à Libération, l’an dernier, il confiait que trouver le chemin du dépouillement lui avait pris soixante-dix ans.


mardi 23 juin 2015

CLÔTURE DE L’AMOUR À L’IDÉAL TOURCOING
















THÉÂTRE

CLÔTURE DE L’AMOUR À L’IDÉAL 

TOURCOING (THÉÂTRE DU NORD)


11 mars 2013 Par Audrey Chaix

Clôture de l’Amour, Pascal Rambert l’a écrit pour eux, Audrey Bonnet et Stanislas Nordey. Dans une boîte blanche clinique, les deux comédiens, debout, face à face, sans aucun accessoire pour distraire l’attention, interprètent un couple en pleine rupture. Archétype éculé de la scène de théâtre traditionnelle. Sauf que le texte de Pascal Rambert, la particularité de la mise en scène et le talent des deux comédiens se réapproprient ce cliché de telle manière qu’on le redécouvre absolument. C’est fort, puissant et cela laisse le public abasourdi, comme s’il venait d’assister à un match de boxe verbal.

C’est lui qui ouvre le bal, Stan : « Ça va s’arrêter là, on va pas continuer. » Péremptoire, catégorique. Il a construit son discours, préparé ses arguments, fignolé jusqu’à ses figures de style. Il est venu armé. Car c’est lui qui est à l’origine de la rupture. Il est venu la quitter dans ce décor qui, on le comprend petit à petit, est une salle de répétition : ils sont tous les deux comédiens. Et il dit si bien son texte qu’il crée une sorte de distance entre eux deux, lui permettant ainsi d’asséner à celle avec laquelle il partage sa vie – et trois enfants – des coups d’une violence inouïe sans jamais la toucher. Froid, clinique, il dissèque les ressorts de sa décision sans lui laisser la chance de répondre, méticuleusement, théâtralement. En face, elle encaisse. De trois quarts dos à la scène, elle vit cette logorrhée comme si elle y répondait, alors que seul un cri lui échappe. Elle sourit, moqueuse, aux métaphores artificielles de son compagnon, qui ne cesse de l’interpeller (ils s’appellent sur scène comme à la ville, Stan et Audrey), elle se décompose, pleure et se recroqueville sur elle-même, comme un animal blessé. On se demande où elle trouve la force de ne pas lui arracher les yeux.

Clôture de l’Amour à l’Idéal Tourcoing (Théâtre du Nord)Après un intermède – une chorale d’enfants qui interprète Happe de Bashung, dont le seul intérêt est d’offrir au public un instant de respiration – Audrey et Stan inversent les rôles, sur le plateau autant que dans l’échange. A son tour de répondre aux accusations lancées par Stan pour justifier sa décision. Il était dans la préparation, la rationalité. Il avait l’avantage de savoir ce qu’il était venu dire, de ne pas être pris au piège, contrairement à elle. Sa vengeance est au centuple : elle reprend son discours point par point et, par la force de sa douleur, elle détruit son argumentation en l’abreuvant d’insultes, de ce « pauvre connard » qu’elle lui jette enfin à la figure. Là où il parlait des choses matérielles qu’il voulait garder, elle évoque les souvenirs, les émotions, les enfants. Quand il l’accusait de l’enfermer, elle lui avoue qu’il lui a tout appris. Comme un animal blessé, elle attaque avec furie, dans l’émotion, alors qu’il était dans la raison. Elle étouffe de peine et de rage, superbe, tragique. Un immense moment de théâtre que cette femme blessée qui ne cherche pas à retenir celui qui, elle l’a compris, ne l’aime plus : dans une grande intelligence du texte, elle pose à ses pieds tout ce qu’il détruit en la quittant ainsi. Sa dignité impressionne. A son tour à lui de se décomposer sur le plateau, de poser le genou à terre, de s’affaisser sous les coups.

Le texte, la scénographie, la mise en scène, le jeu des comédiens : pas un faux pas dans cette scène de rupture qui devient référence. Alors que les comédiens viennent saluer, une réflexion s’impose : Audrey Bonnet, qui, pendant deux heures, semblait accablée d’un poids immense, est devenue radieuse. Dernière preuve, s’il en était encore besoin, du talent de cette comédienne, métamorphosée en femme brisée et rayonnante sous les applaudissements, plus que mérités.




jeudi 18 juin 2015

Les Larmes amères de Petra von Kant

La chronique théâtre de Fabienne Pascaud

Chez Fassbinder, Valeria Bruni-Tedeschi confond agitation et émotion


Le réalisateur Thierry de Peretti adapte “Les Larmes amères de Petra von Kant”, une pièce du grand cinéaste allemand dans laquelle Valeria Bruni-Tedeschi interprète le rôle titre.
Publié le 03/03/2015.

L'exigu Théâtre de l'oeuvre est tout entier devenu la demeure de Petra von Kant, célèbre styliste de mode berlinoise des années 1970. La voilà d'ailleurs qui surgit du fond de la salle, tel un fauve éructant. Elle a mal à la tête, gémit et monte enfin sur un plateau rouge sang, protégé par la gigantesque tapisserie de La Dame à la licorne mais encombré de divan, miroir, porte-manteaux, réfrigérateur, aquarium et bouteilles d'alcool. Petra est belle, libre, talentueuse et d'aristocratique famille. Elle vient de rompre un mariage qui ne la satisfaisait plus. Elle martyrise ceux qui collaborent avec elle, telle Marlène, cette assistante d'autant plus troublante qu'elle restera muette tout au long de la pièce ( Lolita Chammah). Petra von Kant, dans la mise en scène brouillonne de Thierry de Peretti, c'est Valeria Bruni Tedeschi, incarnant avec une nervosité mal contrôlée le mal d'amour de son narcissique personnage. Petra s'est en effet soudainement entichée de Karine (Zoé Schellenberg) et découvre avec fièvre son homosexualité. Ainsi révélée à elle-même, elle souffrira vite des frasques de sa trop jeune compagne. Une fille de milieu modeste dont l'adolescence fut bousillée par l'assassinat de sa mère par son père, qui se suicida sitôt après le crime... L'interdit homosexuel de l'époque se double d'un affrontement de classe. Car Petra ne comprend rien aux difficultés de Karine, paumée dans son milieu chic. Pourfendant les moeurs petites bourgeoises de l'Allemagne des années 1960-70 et l'hypocrisie qui les entache, Les Larmes amères de Petra von Kant est une oeuvre politique, aussi. Racinienne et brechtienne à la fois. Désespérée et militante. Paradoxale.
Composée en 1971 par le protéiforme Rainer Werner Fassbinder, qui en tira le film du même nom dès 1972, elle sera le dernier spectacle de l'Antiteater, qu'il a créé en 1968 : un chaotique et iconoclaste collectif de « production théâtrale anti-autoritaire au sein d'une société fixée sur l'autorité ». On y joue brutalement des histoires terribles tirées des grands classiques, ou de l'Histoire — passée ou présente. Fassbinder et ses comédiens ne font pas dans la dentelle. Les spectacles non plus. Le plus souvent dans l'urgence et la violence. Peu de dialogues élaborés, par exemple, dans ces Larmes amères de Petra von Kant, plutôt un déluge de mots. Importent davantage les situations : solitude, trouble amoureux, terreur de perdre l'autre, manque qui serre le ventre, absolue déchéance où peut mener la passion. Encore ne faut-il pas s'y perdre... Or le désordre de la maison de Petra colle ici à celui de la mise en scène. Les acteurs y semblent livrés à eux-mêmes, à leurs trucs de sauvegarde et de survie. En femme possédée par l'amour, Valeria Bruni Tedeschi confond ainsi souvent agitation et émotion. Et son jeu hystérique est trop extérieur, répétitif, ne suscite rien d'autre qu'un agacement vite gêné. Mais fallait-il, aussi, la faire pisser, à deux reprises, assise sur une méchante poubelle, puis s'essuyer avec ce qu'elle a sous la main ? La matérialisation du chagrin n'est pas forcément dans ces outrances ridicules.


dimanche 23 février 2014

Roman Polanski / La Vénus à la fourrure



« La Vénus à la fourrure », de Roman Polanski, d’après Leopold von Sacher-Masoch

"La Vénus à la fourrure", de Roman PolanskiUn magnifique plan-séquence d’un jour d’orage sur les grands boulevards se clôt par un travelling vers un curieux théâtre dont la façade occupe toute la largeur d’un unique bâtiment entre deux rues. Théâtre idéal, idée du théâtre.
À l’intérieur, seul, Thomas, le metteur en scène, exprime son découragement au téléphone : aucune des comédiennes qu’il a passé la journée à auditionner  n’est capable de jouer le personnage de Vanda dans son adaptation théâtrale de La Vénus à la fourrure, nouvelle de l’écrivain autrichien Leopold von Sacher-Masoch, écrite en 1869 (la pièce est en réalité de l’Américain David Ives).
Soudain surgit une jeune femme, qui le convainc de l’entendre. Elle s’appelle Vanda Jourdain et incarne tout ce que Thomas déteste : vulgaire, écervelée, délurée, elle est prête à tout pour obtenir le rôle et émaille ses phrases de « genre » ou « génial ». À son corps défendant, Thomas la laisse tenter sa chance et voit avec stupéfaction l’intruse se métamorphoser en une parfaite incarnation de la Vanda originale. Elle tire de son sac à point nommé les accessoires et les costumes, comprend parfaitement le personnage et connaît la pièce par cœur. L’audition devient un face à face intense, un jeu de fascination réciproque, qui enchaîne Thomas, le cloue sur place.

 Duo et duel de deux immenses comédiens

Le jury du festival de Cannes a délibérément écarté de son palmarès ce film qui commet le péché mortel de filmer le théâtre. La critique y voit un thriller psychologique sado-maso. C’est un peu court. Car si le film respecte les trois unités, lieu : le théâtre ; temps et action : une audition ; et s’il ne met en scène que deux acteurs, c’est pour des raisons inhérentes à son sujet et au texte originel. Et le résultat est à couper le souffle : le duo et le duel de deux immenses comédiens, Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric dans un jeu vertigineux sur l’identité, une démultiplication troublante de rôles. Comme dans la nouvelle de Sacher-Masoch, ballet extravagant et déceptif de masques, de parades, de fausses apparences.
Emmanuelle Seigner joue à la fois la Vanda qui passe l’audition, celle de Thomas, la Vénus fantasmée par le metteur en scène et celle qui ouvre la nouvelle, et enfin le rôle du valet soumis.
Mathieu Amalric n’est pas seulement Thomas, l’auteur et le metteur en scène, il devient le personnage de Severin, et l’acteur de sa pièce, un homme de plus en plus troublé par cette femme multiple, capable de transcender le rôle et d’incarner littéralement le personnage, lui que sa véritable compagne essaie de ramener à la vraie vie tandis qu’il succombe avec délices à la tentation du travestissement.
Autant dire Sacher-Masoch en personne et ses jeux de rôles. Ou Roman Polanski et ses obsessions : huis clos, manipulation, soumission-domination, travestissement, érotisme. Et surtout autodérision, comme dans tous ses films, y compris Le Bal des vampires qui nous transporte dans le shtettl de son enfance polonaise ou Cul de sac, dans lequel on trouve le même jeu de rôles, les mêmes rapports homme-femme, la même pirouette finale.

 Le théâtre et l’«autre scène»

La forme théâtrale se révèle vite être indispensable pour la bonne raison qu’elle est la forme même du fantasme, cette « autre scène » où se joue la vraie vie de l’inconscient. Cet homme et cette femme que nous voyons et écoutons deviennent sous nos yeux le couple indissociable du sadique et du masochiste, du bourreau réclamé et de la victime consentante, du marteau et de l’enclume, liés par un contrat qui permet l’échange des rôles.
Le maître et l’esclave hégéliens, chacun constituant et reprenant à tour de rôle le statut de l’autre, réduit à néant d’une chiquenaude. D’où l’insistance dans le film sur le contrat réclamé par la comédienne, avatar comique du contrat par lequel « le masochiste conjure le danger du père », annulé symboliquement, battu, humilié et ridiculisé à travers son fils pour en exorciser la ressemblance. Tandis que le pouvoir est conféré à la mère d’appliquer la loi paternelle et de castrer son fils, réduit en esclavage (voir Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, traduit de l’allemand par Aude Wilm, Éditions de Minuit, « Arguments », 1990).
Tout est à l’avenant, tout est ainsi à double sens. De petite actrice humble et demandeuse, Vanda devient une image sévère, cruelle, glaciale comme la Vénus de Milo, tandis que la fourrure figurée par sa vaste écharpe de laine tricotée s’avère le fétiche qui protège un corps de marbre.

Le spectateur et la victime

Chez Polanski, comme chez Masoch qui l’a sinon introduit du moins érigé en règle dans le roman, le suspense est inévitable, identifiant le spectateur à la victime, littéralement suspendue ou crucifiée et en attente figée des gestes du bourreau et du plaisir sexuel. Les Vénus du Titien qui occupent le générique de fin ont souvent un miroir dans lequel elles se contemplent, images réfléchies et arrêtées d’une beauté moins érotique que glacée.
Le suprasensualisme, qui subsiste sous le froid qui le masque, est transféré sur le masculin. Comme la Vanda de Masoch, celle de la pièce se dit païenne, s’identifie à Aphrodite, mais cultive son ambivalence, plus que son ambigüité. Elle apparaît en fait comme la Judith biblique, aux mains de qui Dieu a livré Holopherne pour le punir (« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme », Livre de Judith, XVI, 7, exergue de la nouvelle, de la pièce et du film).
Ou comme l’héroïne de la chanson du regretté Lou Reed, Venus in furs : « Strike, dear mistress, and cure his heart/ Downy sins of streetlight fancies/ Chase the costumes she shall wear/ Ermine furs adorn the imperious Severin, Severin awaits you there » (“Frappez, chère maîtresse, et guérissez son cœur./ Les péchés veloutés des rêves ténébreux/ Chassent les costumes qu’elle portera./ Des fourrures d’hermine ornent l’impérieux Severin. Severin vous attend là »).

Une leçon de mise en scène cinématographique

Ce huis clos audacieux et malicieux, qui nous fait assister à la naissance d’une obsession, est une véritable leçon de mise en scène cinématographique, Polanski s’interrogeant sur son métier à travers les doutes de Thomas.
Mais Vanda y est  probablement le vrai metteur en scène et finit par  prendre définitivement le pouvoir par une danse du scalp endiablée autour de Thomas extatique, attaché au poteau de son supplice. Avant de s’évanouir comme une apparition fantastique ou comme ce pur fantasme qu’elle n’a sans doute jamais cessé d’être.
Anne-Marie Baron


• Les adaptations de « La Vénus a la fourrure » :
1967 – Joe Marzano,  Venus in Furs, Italie.
1968 – Max Dillmann (pseudonyme Massimo Dallamano ), Le Malize di Venere, Italie, avec Laura Antonelli.
1969 – Jess Franco,  Paroxismus (Venus in Furs), Italie.
1980 – Franco Brogi Taviani, Masoch, avec Francesca de Sapio, Italie.
1985 – Monika Treut et Elfi Mikesch : Verführung: Die grausame Frau, avec Mechthild Grossmann et Udo Kier, Allemagne.
1994 (sortie en 1999) – Maartje Seyferth et Victor Nieuwenhuijs : Venus in Furs avec Anne van der Ven, Pays-Bas.
2013 – Roman Polanski : La Vénus à la fourrure, avec Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric, France.



La Vénus à la fourrure
Claude Jessua
1 décembre 2013

Ce film superbe de Polanski exerce sur le spectateur un pouvoir de fascination dont on trouve peu d’exemples dans le cinéma ou dans le théâtre. On peut certes songer à Pirandello, qui mettait en abyme des personnages tragiques en quête d’auteur, mais leur histoire personnelle était à peine esquissée; leur nature inconsistante se dissolvait avec l’extinction des feux de la rampe.
Nous avons affaire ici à tout autre chose. Le film met en présence deux personnages réels: un auteur metteur en scène et une actrice en quête d’une audition. Un rapport de forces s’engage immédiatement, dans lequel l’auteur a le beau rôle, non seulement parce qu’il est maître d’engager ou de refuser l’audition, mais parce qu’il écrase une comédienne, vulgaire et ignorante, sous le poids de la supériorité intellectuelle que lui donne sa culture.
Peu à peu, nous voyons, au cours de transitions diaboliques par leur habileté, le rapport de forces entre les deux personnages s’inverser, et l’imaginaire de la fiction se substituer à la vie réelle, au point de faire apparaître la vie réelle comme une apparence, permettant ainsi au spectateur d’accéder à une vérité plus profonde, qui est celle d’un mythe.
La beauté des images, et en même temps la drôlerie des dialogues, où deux prodigieux comédiens s’affrontent, explique que ces deux personnages tiennent le spectateur fasciné par cette irruption du fantastique dans la vie courante et par cette pénétration dans la vérité des êtres.
Polanski a écrit son plus beau film, et sans doute un des plus grands films de l’histoire du cinéma.- See more at: http://www.ecoledeslettres.fr/blog/arts/cinema/la-venus-a-la-fourrure-de-roman-polanski-dapres-leopold-von-sacher-masoch/#sthash.DKBV2WWi.dpuf
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