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samedi 29 octobre 2022

Les inspirations d’un Nobel de littérature / Kawabata Yasunari et la cérémonie du thé

Les inspirations d’un Nobel de littérature : Kawabata Yasunari et la cérémonie du thé

Taniguchi Sachiyo

En 1968, Kawabata Yasunari devenait le premier Japonais à recevoir le prix Nobel de littérature. Lors de son discours donnée à cette occasion, l’auteur a évoqué en particulier les liens entre son style d’écriture et la culture traditionnelle du Japon, notamment la cérémonie du thé.

Le Nobel de littérature dit merci à la traduction anglaise

Le 17 octobre 1968, l’Académie suédoise attribue le prix Nobel de littérature à Kawabata Yasunari « pour sa maîtrise narrative, qui exprime avec une grande sensibilité l’essence de l’esprit japonais ». Il devient le premier auteur nippon à recevoir cette prestigieuse récompense, une nouvelle qui sera abondamment relayée au Japon comme dans le monde entier.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé. 50 ans plus tard, les documents relatifs au processus de sélection du prix sont rendus publics et quelques recherches suffisent maintenant à reconstituer le chemin parcouru jusqu’à la nomination de chaque écrivain. On comprend alors que les sélectionneurs se sont intéressés à la littérature japonaise après avoir décidé de rectifier la faveur accordée aux écrivains occidentaux. En 1958, Tanizaki Jun’ichirô et Nishiwaki Junzaburô furent les premiers auteurs nippons pressentis pour le prix, En 1960, Tanizaki Jun’ichirô fut retenu sur la liste finale des candidats. En 1966, le nom de Mishima Yukio figure parmi les derniers candidats sélectionnés, et l’année suivante il y figure avec Kawabata Yasunari. Lorsque ce dernier a reçu le Nobel, ce ne sont pas simplement ses écrits qui ont été récompensés, mais la littérature japonaise dans son ensemble.

Plus tard, en 1994, c’est au tour de Ôe Kenzaburô de remporter le prestigieux prix. Plus récemment, Murakami Haruki a été à plusieurs reprises retenu comme candidat possible. Tawada Yôko, qui a la particularité d’écrire à la fois en japonais et en allemand, pourrait elle aussi rejoindre cette liste dans un avenir proche. Bref, ce ne sont plus les écrivains occidentaux vers qui se tournent les projecteurs. Ces 50 dernières années, le monde littéraire a considérablement évolué.

Dans une émission spéciale de la NHK, Kawabata Yasunari a attribué une part de son prix à son traducteur, Edward Seidensticker. Les sélectionneurs ne pouvant lire l'œuvre originale en japonais, ils se sont tournés vers une traduction en anglais. Et donc, poursuit le lauréat, sans l’excellente traduction d’Edward Seidensticker, il n’aurait sans doute pas remporté le prix. Pour David Damrosch, spécialiste de la littérature comparée, la littérature non occidentale est « une écriture qui gagne à être traduite ». Grâce à la traduction, l'œuvre de Kawabata a connu une seconde vie, précédant cette littérature qui maintenant trouve des lecteurs par-delà les frontières même de ses auteurs.

Profondément inspiré par la culture traditionnelle de son pays

Le 3 décembre 1968, Kawabata Yasunari s’envole pour Stockholm pour assister à la cérémonie de remrise de prix. Dans les deux mois qui suivirent l’annonce de sa victoire, il s’interrogea sur les liens entre ses écrits et la culture ainsi que les arts traditionnels japonais.

Et c’est en ce sens qu’il a participé au Kôetsu-kai, une cérémonie du thé donnée en l’honneur de l’artiste Hon’ami Kôetsu (1558-1637). L’événement a lieu chaque année du 11 au 13 novembre au temple Kôetsu-ji de Kyoto. Dans Ibaraki-shi de (« À Ibaraki »), Kawabata évoque notamment son goût pour les ustensiles historiques utilisés dans la cérémonie de thé (sadô), lors de son séjour dans l’ancienne capitale pendant la saison automnale.

L’intérêt de Kawabata pour la culture du thé n’était pas nouveau. Nuée d’oiseaux blancs, l’une de ses œuvres les plus remarquables de la période d’après-guerre, dépeint le manque de morale dans les relations dans le monde du thé. En 1957, en tant que président du comité japonais du Pen Club, à l’occasion de la conférence du même nom, il a également tenu une cérémonie du thé avec le concours de la prestigieuse école Urasenke pour divertir les hommes de lettres. La participation de Kawabata à la célèbre cérémonie Kôetsu-kai, en dépit d’un emploi du temps plus que chargé à l’approche de la remise du prix qui devait pour la première fois récompenser un lauréat japonais, pourrait être considérée comme le désir de se rapprocher de la culture traditionnelle nippone.

Plus tard, le 14 novembre, Kawabata se rendit à Nagoya, où il rencontra le potier Arakawa Toyozô, célèbre pour sa découverte de tessons de poterie Shino datant de l’époque Azuchi-Momoyama (1568-1603) et son désir de reproduire lui-même ce style. Dans Nuée d’oiseaux blancs, la description par Kawabata d’un bol à thé Shino, notamment de sa texture et de sa couleur, compare l’objet à une femme séduisante. Les deux artistes furent profondément marqués par les œuvres Shino.

À cette occasion, Arakawa Toyozô avait choisi d’exposer un rouleau avec un poème waka et une sous-peinture de grues (Tsuru-zu shitae waka-kan), dont il avait fait l’acquisition en 1960. D’une longueur de quelque 14 mètres, l'œuvre reproduit une peinture de Tawaraya Sôtatsu, représentant un attroupement de grues à l’aide d’un mélange appelé kingindei (composé de feuilles d’or et d’argent, et de colle) et une calligraphie éparse de Hon’ami Kôetsu de waka d’un groupe de poètes classiques connus sous le nom des « Trente-six poètes immortels ». Aujourd’hui exposée au Musée national de Kyoto, cette œuvre appartenait à l’artiste Arakawa lui-même. Il montra à l’auteur de Nuée d’oiseaux blancs ce précieux rouleau, orné de nombreuses grues, y voyant un moyen approprié pour célébrer la récompense de l’auteur nippon.

Le titre du roman de Kawabata s’inspire du motif du tissu furoshiki (une large étoffe communément utilisée au Japon en guise d’emballage pour divers objets) que le personnage de Yukiko porte lors de la cérémonie du thé. Les grues, elle, symbolisent la beauté de sa silhouette, son tempérament et son comportement. L’auteur établit un parallèle entre le développement du personnage de Kikuko, qui apparaît dans un autre des grands romans de l’après-guerre de l’auteur, Le Grondement de la montagne. Il n’est pas difficile d’imaginer que l'œuvre d’art avec son motif senbazuru (mille grues) a évoqué avec force pour l’auteur, lui-même fervent collectionneur d’œuvres d’art, l’école Rinpa, allant de Kôetsu et Sôtatsu jusqu’aux frères Ogata Kôrin et Kenzan.

Dans une lettre à l’artiste Higashima Kaii, Kawabata Yasunari fait part de sa stupéfaction lorsqu’il a pour la première fois vu les réalisations d’Arakawa Toyozô. Il pense que la vue de ces œuvres a rappelé au lauréat du prix Nobel le lien solide entre Nuée d’oiseaux blancs, la poterie Shino et l’école Rinpa. Sa participation au Kôetsu-kai et son entretien avec l’artiste Arakawa ont de nouveau attiré son attention sur les relations profondes entre ses propres œuvres et la culture ainsi que les arts traditionnels japonais.

« Moi, d’un beau Japon »

Le 10 décembre, jour de la remise du prix (voir photo de titre), Kawabata Yasunari arbore un haori (veste qui se porte sur un kimono) et un hakama (pantalon large plissé) traditionnels japonais. Le certificat qu’il reçoit ce jour-là est orné d’un motif de grue. Deux jours plus tard, il donne une conférence commémorative intitulée « Moi, d’un beau Japon » (Utsukushii Nihon no watashi). Il s’y exprime en japonais, Edward Seidensticker assure l’interprétariat simultané en anglais. Toutefois, ce dernier n’a pas oublié qu’il partageait avec le lauréat du prix les droits d’auteur à parts égales d’un livre contenant le discours original et la traduction anglaise, témoignage du respect profond de Kawabata pour son traducteur.

Lors de la conférence, Kawabata cite des passages de la littérature japonaise classique et évoque des personnages religieux notables. Il s’interroge sur le sens esthétique dans la culture japonaise, mettant en évidence la nature essentielle de ses œuvres par rapport à cette culture. Au début de son discours, il récite un waka du prêtre bouddhiste Myôe (1173-1232) : « Brillante, brillante, et brillante, brillante, et brillante, brillante. / Brillante et brillante, brillante, et brillante, brillante lune ». Il évoque également les récits des origines d’un poème écrit dans la nuit du douzième jour du douzième mois de la première année de l’ère Gennin (équivalent à janvier 1225), un effet dramatique de premier choix que de choisir un waka écrit un douze du mois à l’instar du jour de la conférence qui eut lieu le 12 décembre.

Son discours regorge de références à la cérémonie du thé. Il évoque l’espace « illimité » d’une salle pour ce rite, pourtant réduite, la sobriété de la décoration de la pièce, orné d’un seul bourgeon de camélia ou de pivoine, et comment le simple fait d’humidifier les bols à thé leur confère un doux éclat qui leur est propre.

Les adeptes de la cérémonie du thé font honneur, de manière consciente ou non, à la fameuse expression japonaise ichigo ichie, qui décrit le caractère précieux et absolument unique dont est dotée chaque moment de notre vie, d’où des préparatifs minutieusement pensés pour profiter au maximum de l’événement. Rien n’est alors laissé au hasard. Ainsi, la pièce est finement décorée de rouleaux suspendus arborant les écrits de prêtres zen ou encore des fragments de rouleaux d’images et de poèmes. Les ustensiles utilisés sont choisis en fonction des saisons et de l’occasion, et disposés avec le plus grand soin à même le sol, n’attendant plus que les convives. C’est cette atmosphère que Kawabata a cherché à évoquer lors de son discours, en récitant des extraits de poèmes classiques.

En réalité, la Suède, pays berceau du prix Nobel, possède un lien profond avec la cérémonie du thé. En 1935, le magnat du papier Fujiwara Ginijrô a fait don de la maison de thé Zuikitei, cédant aux demandes répétées de la japonologue Ida Trotzig, elle-même passionnée par la cérémonie du thé et auteure d’un livre sur le sujet. Le bâtiment sera la proie des flammes en 1969, et sera reconstruit en 1990. Aujourd’hui, on peut le visiter au Musée d’ethnographie de Stockholm. Cette référence à la cérémonie du thé faite par le lauréat du prix Nobel était donc on ne peut plus appropriée, sa manière à lui d’exprimer sa gratitude pour le prestigieux prix qu’il a reçu.

(Photo de titre : Kawabata Yasunari recevant le prix Nobel de littérature des mains du roi de Suède Gustave II Adolf, le 10 décembre 1968 à Stockholm. Jiji)

NIPPON

vendredi 28 octobre 2022

Kawabata Yasunari / Trouver des passerelles entre la littérature et les arts traditionnels

Les grandes figures historiques du Japon

Kawabata Yasunari : trouver des passerelles entre la littérature et les arts traditionnels

 

Taniguchi Sachiyo 

Kawabata Yasunari a reçu le prix Nobel de littérature en 1968 pour la maîtrise de la narration et la sensibilité dont il fait montre dans ses ouvrages. Une universitaire japonais explore ici les liens entre l’art et le monde littéraire de l’auteur. Où l’idée d’un ouvrage littéraire trouve-t-elle son origine ? Comment s’opère, à travers le processus de création, la transformation qui débouche sur le texte écrit ? Il existe certes de nombreuses réponses à ces questions, mais il est des cas où l’inspiration prend sa source dans une rencontre avec un magnifique paravent...

En novembre 1947, quand l’écrivain Kawabata Yasunari s’est rendu à Kanazawa pour l’inauguration d’un monument à l’honneur de l’écrivain Tokuda Shûsei, il a eu l’occasion de voir un paravent à six panneaux. Kawabata, qui était également collectionneur d’art, possédait les trésors nationaux « Neige tamisée par des nuages gelés » (Tôun shinsetsu-zu, d’Uragami Gyokudô), et « Dix avantages et dix plaisirs » (Jûben jûgi-zu, d’Ike no Taiga et Yosa Buson). Ces deux œuvres, qui font aujourd’hui partie de la collection de la Fondation Kawabata Yasunari, ont été classées trésor national après qu’il les eut achetées, ce qui montre bien l’acuité de son sens de l’esthétique. Mais l’appréciation de l’art n’était pas qu’un passe-temps pour Kawabata. Le paravent qu’il a vu à Kanazawa a stimulé sa créativité.

Kawabata Yasunari en train d'examiner une œuvre d'art en avril 1972 dans sa maison de Zushi, préfecture de Kanagawa. (Aflo)
Kawabata Yasunari en train d’examiner une œuvre d’art en avril 1972 dans sa maison de Zushi, préfecture de Kanagawa. (Aflo)

Le processus novateur de Pays de neige

À l’époque où il a vu le paravent, Kawabata abordait une nouvelle phase de son évolution littéraire, concrétisée par l’achèvement de son roman Pays de neige, qui allait être internationalement reconnu comme un chef-d'œuvre.

Né en 1899 à Ibaraki, dans la préfecture d’Osaka, Kawabata s’est fait un nom en tant qu’écrivain en 1926, à la sortie de sa nouvelle La danseuse d’Izu, qui parle de la rencontre d’un étudiant avec une troupe de danse. D’autres publications ont suivi et confirmé son statut d’écrivain : l’ouvrage de reportage Chronique d’Asakusa (1929-1930) ; Illusions de cristal (1931), qui utilisait les dernières avancées de la méthode du flux de conscience (stream of consciousness) ; l’histoire Bestiaire (1933), qui met en scène un misanthrope qui ne peut éprouver de l’amour que pour les oiselets et les petits animaux. Après quoi il se lança dans la rédaction de Pays de neige.

Au sortir d’un tunnel, le train que Shimamura, le héros de Pays de neige, a pris à Tokyo émerge dans une ville thermale du « pays de neige » auquel l’ouvrage doit son titre. Là, il est fasciné par l’irréductible esprit de sacrifice de la geisha Komako, sans pour autant renoncer le moindrement à ses manières distantes. Dans sa description magistrale de leur relation infructueuse, Kawabata utilise des techniques d’expression telles que l’association d’images, l’allusion métaphorique et la narration libre détachée de tout point de vue particulier. Itasaka Gen, qui a donné des cours de littérature et de culture japonaises pendant de nombreuses années à l’Université Harvard, a relevé le caractère innovateur du recours de Kawabata au procédé cinématographique consistant à exprimer indirectement et conjointement une ambiance étouffante et la distance séparant les deux personnages via des gros plans délibérés sur les lèvres et les cils de Komako. Kawabata fait montre d’une telle maîtrise dans son usage des techniques littéraires pour créer un monde de beauté qu’on peut dire que son œuvre atteint là à la perfection.

La parution de Pays de neige sort des sentiers battus, dans la mesure où sa publication originelle s’est faite à partir de 1935 sous forme de courts extraits dans diverses revues. Même après sa publication sous forme de livre en 1937, Kawabata a continué d’écrire cette histoire et de remanier ce qu’il avait déjà rédigé. Consécutivement à la publication d’une suite dans la revue Shôsetsu Shinchô en 1947, une version revue et corrigée de l’ensemble, présentée comme la « version définitive », a été publiée en 1948. Cela n’a pas empêché Kawabata de procéder à de nouvelles modifications lorsque l’ouvrage a été intégré dans ses œuvres complètes. Après son suicide, survenu en 1972, on trouva un manuscrit de sa main où figurait un résumé de l’histoire. Il s’agit véritablement d’un ouvrage auquel il s’est consacré corps et âme jusqu’à sa mort.

La pièce Kasumi-no-ma du ryokan Takahan de Yuzawa, préfecture de Niigata, dans laquelle Kawabata Yasuni a écrit Pays de neige.
La pièce Kasumi-no-ma de l’auberge Takahan de Yuzawa, préfecture de Niigata, dans laquelle Kawabata a écrit Pays de neige. (Jiji)

Si la création de Pays de neige a suivi un processus complexe, sa publication de 1947 dans une revue a mis un terme provisoire à l’ouvrage, et on peut imaginer que Kawabata avait atteint une étape décisive de son voyage littéraire. Avec l’édition définitive l’année suivante, il était temps de préparer la sortie des œuvres complètes. En ce sens, sa rencontre avec le paravent à Kanazawa s’est produite alors qu’il était en train de parachever son récit en remontant jusqu’à la période d’avant la guerre et qu’il était en quête d’une nouvelle direction vers laquelle se tourner.


Une inspiration automnale

De quel genre de paravent s’agissait-il ? Dans une lettre à l’écrivain Shiga Naoya, il a écrit qu’il avait vu le « Paravent aux chrysanthèmes » (Kikuzu byôbu) d’Ogata Kôrin dans un magasin d’antiquités de Kanazawa. C’était un paravent à six panneaux — l’un des deux paravents d’une paire — sur lequel des chrysanthèmes étaient peints au gofun (un pigment blanc obtenu à partir de coquillages broyés) sur un fond doré.

Kawabata commença alors à travailler sur un autre de ses ouvrages parmi les plus célèbres, Le Grondement de la montagne. À l’instar de Pays de neige, il est tout d’abord paru en extraits hétéroclites dans des revues publiées entre 1949 et 1954, avant d’être recomposé en un ouvrage unique.

Dans le contexte de la société dévastée de l’après-guerre, Le Grondement de la montagne tourne autour d’Ogata Shingo, un homme d’affaires âgé d’une soixantaine d’années, et traite de questions liées au vieillissement et à la famille. Le titre est inspiré par le bruit qu’Ogata entend en provenance de la montagne située derrière sa maison de Kamakura, préfecture de Kanagawa, bruit dont il craint qu’il soit l’annonce d’une mort imminente. Outre les soucis que lui inspire sa santé, la détérioration des relations matrimoniales de ses enfants constitue une autre source de chagrin. Au cours des sombres journées qu’il passe, Shingo voit la belle-sœur dont il se languissait dans sa jeunesse sous les traits de Kikuko, l’épouse de son fils. Il associe la sœur décédée de sa femme aux feuilles d’automne aux couleurs resplendissantes, et Kikuko le fait penser aux chrysanthèmes (kiku) qu’évoque son nom. Le contexte automnal exalte la beauté de l’une et de l’autre.

Manuscrit de l'essai de Kawabata Yasunari « Watashi no furusato » (Ma ville natale) découvert en 2017 à Ibaraki, Osaka, où il a vécu entre l'âge de 3 ans et celui de 18 ans. La page témoigne de révisions successives. (Jiji) (© Jiji)
Manuscrit de l’essai de Kawabata Yasunari « Ma ville natale » (Watashi no furusato) découvert en 2017 à Ibaraki, Osaka, où il a vécu entre l’âge de 3 ans et celui de 18 ans. La page témoigne de révisions successives. (Jiji)

Quand Kawabata, dans Le Grondement de la montagne, parle des deux femmes dont Shingo se languissait, on peut supposer que c’est le paravent qui lui a inspiré le personnage de Kikuko et qu’il a conçu celui de la belle-sœur en ayant à l’esprit l’association traditionnelle entre les chrysanthèmes et les feuilles d’érable (momiji). J’ai tendance à penser que le livre recèle un code selon lequel le nom d’Ogata Kikuko est tiré du paravent aux chrysanthèmes d’Ogata Kôrin. C’est ainsi que l’art traditionnel a inspiré l’étape suivante du voyage littéraire de Kawabata.

Après la publication en feuilleton du Grondement de la montagne, Kawabata a visité en 1957 l’Abbaye de Westminster à Londres. Dans son ouvrage de 1962 intitulé « Dix histoires d’orgueil » (Jiman jûwa), il écrit que, pendant qu’il écoutait chanter la chorale de l’abbaye, les œuvres d’Ogata Kenzan, le frère de Kôrin, lui sont brusquement revenues à la mémoire. On peut discerner chez lui un intérêt pour l’école Rinpa, depuis Tawaraya Sôtatsu et Hon’ami Kôetsu jusqu’à Ogata Kôrin et Kenzan. Le fait de se souvenir, alors qu’il se trouvait à l’étranger, des beautés du Japon peintes par Kenzan lui a donné la nostalgie de sa terre natale.

Les œuvres spécifiquement mentionnées sont les suivantes : « Oiseaux et fleurs des douze mois » (Teika ei jûnikagetsu waka kachôzu), de Fujiwara no Teika, inspiré d’un poème waka de Teika ; « Huit ponts » (Yatsuhashizu), tiré d’une scène des Contes d’Ise ; « Paniers de fleurs » (Hanakagozu), représentant des paniers de fleurs automnales et un poème waka de l’aristocrate et érudit du moyen-âge Sanjônishi Sanetaka ; et « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » (Shiki kachôzu byôbu), une paire de paravents pliables ornés d’aigrettes et de fleurs saisonnières. On sait que cette dernière œuvre a fait partie de la collection de Kawabata. Son paravent gauche représente les feuilles d’érable à l’automne et les chrysanthèmes blancs qui correspondent aux deux femmes du Grondement de la montagne. Toute une symphonie d'œuvres de l’école Rinpa participe à la création du roman.

Dans « Dix histoires d’orgueil », Kawabata évoque la théorie de Kobayashi Taichirô selon laquelle les fleurs et les oiseaux de « Paniers de fleurs » et de « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » représentent des personnages du Dit du Genji. Cela montre l’extraordinaire intérêt qu’il éprouvait pour les harmonies entre l’art et la littérature qu’on peut déceler dans les couches les plus profondes des œuvres.

Au nombre des romans plus tardifs de Kawabata figurent Le lac (1954), qui parle d’un harceleur invétéré du Moyen-âge, et Les Belles endormies (1960-1961), qui se déroule dans un établissement où des vieillards dorment aux côtés de jeunes et belles femmes qui ont pris des somnifères. Ces ouvrages ont sondé les profondeurs de la sexualité humaine et élargi l’horizon du monde littéraire de Kawabata. En 1968, il a été le premier Japonais à être couronné par le Prix Nobel de littérature.

(Photo de titre : Kawabata Yasunari en 1957. Jiji)

NIPPON

samedi 24 septembre 2022

Tawada Yôko / Écrire en deux langues pour la promotion d’une littérature mondiale

Tawada Yôko


Tawada Yôko : écrire en deux langues pour la promotion d’une littérature mondiale 

Bilingual Author Tawada Yōko / Crossing Political and Linguistic Borders


Taniguchi Sachiyo 

Tawada Yôko, une auteure qui vit en Allemagne et écrit en japonais et en allemand, est extrêmement appréciée à l’international. Son écriture d’un style avant-gardiste est libre des entraves que constituent les frontières et les langues. Mais elle est aussi connue pour sa faculté à mettre en avant le charme de la langue japonaise grâce à ses jeux de mots à l’humour tout en finesse, tout en traitant de thèmes aussi graves que les désastres et la pollution, ou encore l’exil.

Créer dans un mouvement perpétuel

Tawada Yôko, établie à Berlin, écrit en deux langues, japonais et allemand. Ses textes sont traduits dans une trentaine de langues. Lorsque le prix Nobel de littérature a été annoncé en octobre 2019, elle se trouvait au Brésil pour la parution en portugais de Yuki no renshûsei. Couronné au Japon par le prix littéraire Noma en 2011, ce roman raconte la vie de trois générations d’ours polaires [il est paru en français en 2016 sous le titre Histoire de Knut, dans une traduction de Bernard Banoun à partir de la traduction allemande réalisée par l’auteure elle-même].

Histoire de Knut (version japonaise, 2011)
Histoire de Knut (Yuki no renshûsei, version japonaise, 2011)

Tawada Yôko, dont le nom figurait parmi ceux sélectionnés par les bookmakers européens comme possibles récipiendaires du prix Nobel de littérature cette année-là, participait au Brésil à divers événements à l’écart de cette agitation. Juste avant d’y venir, elle avait donné une conférence aux Pays-Bas sur le fait d’avoir deux langues d’écriture, puis elle était brièvement retournée en Allemagne pour participer à un dialogue sur l’art avec l’artiste Henrike Naumann et la réalisatrice et photographe Ulrike Ottinger. Après le Brésil, elle était attendue au Japon pour une performance avec la pianiste de jazz Takase Aki. malgré un programme ébouriffant, Tawada Yôko a crée son œuvre dans un mouvement incessant, qui la voit parcourir le monde en réponse aux invitations pour toutes sortes d’événements, notamment des lectures et des conférences.

The Emissary (lauréat du National Book Award 2018, version anglaise du roman Kentôshi)
The Emissary (lauréat du National Book Award 2018, version anglaise du roman Kentôshi)

Que le nom de cette autrice, qui a reçu en 2016 le prix Kleist en Allemagne et le prix américain National Book Award en 2018, soit mentionné comme possible récipiendaire du plus mondiaux des prix littéraires reflète la présence internationale de Tawada Yôko. Et il a de nouveau été évoqué pour le prix Nobel 2020. Cette écrivaine attire littéralement l’intention du monde entier. Le prix Kleist, l’un des plus prestigieux prix littéraires allemands, dont le dramaturge Heiner Müller a notamment été le récipiendaire en 1990, lui a été attribué pour son œuvre écrite en allemand, qui explore de nouvelles formes d’expression de la langue de Goethe. Elle a été la première Japonaise à le recevoir.

Le National Book Award, dans la catégorie littérature traduite, récompensait la traduction en anglais par Margaret Mitsutani de son roman Kentôshi (2014), sous le titre The Emissary, qui dépeint le monde après un désastre. C’était la première œuvre couronnée par ce prix depuis le ré-établissement de cette catégorie, et la première traduction du japonais depuis 1982, c’est-à-dire 36 ans plus tôt, quand Ian Hideo Levy l’avait reçu pour The Ten Thousand Leaves: A Translation of the Man’Yoshu, Japan’s Premier Anthology of Classical Poetry, conjointement avec R. Lyons Danly pour la traduction d’un recueil de Higuchi Ichiyô.

Tawada Yôko après avoir été récompensée du National Book Award (à l’Université Waseda, le 15 novembre 2018)
Tawada Yôko après avoir été récompensée du National Book Award (à l’Université Waseda, le 15 novembre 2018)

Une activité créatrice variée en japonais et en allemand

Née à Tokyo en 1960, Tawada Yôko s’est installée en Allemagne à la fin de ses études, en 1982, sept ans avant la réunification du pays. Elle a travaillé dans une société d’export-import littéraire, avant d’y publier en 1987 son premier titre, un recueil de poèmes et de prose, Nur da wo du bist da ist nichts (« Il n’y a rien là où tu es, seulement là, rien ») chez un éditeur de Tübingen.

Ce premier titre avait une forme unique : il était bilingue, une page en allemand, l’autre en japonais, et se lisait en allemand depuis le début, et en japonais depuis la fin. Les poèmes et les textes en japonais avaient été traduits par Peter Pörtner. Dans ce recueil, les mots sont vivants, libérés des expressions habituelles et archaïques ainsi que des règles grammaticales rigides, un mode d’expression obtenu à partir d’une position d’où l’auteur reconsidère sa langue maternelle, ou plutôt les relations entre celle-ci et elle-même, en vivant au quotidien dans une autre langue.

Nur da wo du bist da ist nichts (« Il n'y a rien là où tu es, seulement là, rien », 1987)
Nur da wo du bist da ist nichts (« Il n’y a rien là où tu es, seulement là, rien », 1987)

En 1990, le recueil Wo Europa anfängt écrit en allemand [traduit en français sous le titre Où commence l’Europe ?], qui dépeint le voyage de Tawada Yôko en Transsibérien, reçoit le prix littéraire de la ville de Hamburg (Förderpreis für Literatur der Stadt Hamburg). En 1991, elle fait un début remarqué sur la scène littéraire japonaise en obtenant le prix Gunzô pour son roman « Perdre son talon » (Kakato o ushinakushite), dans lequel elle décrit la découverte d’une culture étrangère par une femme qui s’est installée pour son mariage dans un pays inconnu. Depuis, Tawada Yôko mène en japonais et en allemand une activité créatrice qui traverse les genres et inclut des romans, de la poésie, du théâtre, des pièces radiophoniques et des essais, avec aujourd’hui plus de vingt textes publiés au Japon et en Allemagne.

Où commence l'Europe ? (version allemande Wo Europa anfängt, 1988)
Où commence l’Europe ? (version allemande Wo Europa anfängt, 1988)

Quand on parle d’écrivains écrivant dans une langue autre que leur langue maternelle, on pense à Vladimir Nabokov (1899-1977), né en Russie qui écrivait en anglais, ou à Milan Kundera (1929〜) , né en Tchéquoslovaquie, qui a choisi le français comme langue d’écriture. Ces écrivains que l’on appelle « écrivains transfrontaliers », ont souvent choisi d’écrire dans la langue du pays dans lequel ils se sont installés après avoir dû quitter leur pays pour des raisons politiques ou économiques. Mais pour Tawada, l’allemand est une langue d’écriture choisie, dans laquelle elle a de surcroît commencé à écrire. Et même après avoir débuté comme écrivain au Japon, elle continue depuis près de trente ans à faire des allers-retours entre les deux langues, et y trouve une stimulation qui nourrit son énergie créatrice. Cette carrière originale est aussi intrinsèquement une critique radicale du concept de littérature nationale.

Un récit grandiose dépassant les êtres humains, les cultures et les frontières

Chaque élément de l'œuvre de Tawada a exploré un nouveau territoire, et elle est aujourd’hui à un nouveau tournant. L’autrice s’est lancée dans ce qu’elle envisage comme une trilogie, dont le premier volume, Chikyû ni chiribamerarete (« Incrusté dans le globe terrestre ») est parue en 2018, et la deuxième, Hoshi ni honomekasarete (« Suggéré par les étoiles »), vient de sortir.

Kentôshi (2014)
Kentôshi (2014)

Si le roman Kentōshi se déroulait dans un Japon isolé du monde après un désastre majeur qui faisait penser à l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi, l’archipel qui évoque le Japon dans cette trilogie a apparemment disparu. La raison de cette disparition n’est pas révélée, mais le lecteur est conduit à penser qu’il a subi des dommages irrémédiables entraînés par un désastre causé par l’homme, par des allusions à des mouvements d’opposition à une pollution qui rappelle la maladie de Minamata ou la construction de centrales nucléaires dans cet archipel.

Chikyû ni chiribamerarete (« Incrusté dans le globe terrestre », 2018)
Chikyû ni chiribamerarete (« Incrusté dans le globe terrestre », 2018)

Hiruko, l’héroïne de la trilogie est une émigrante originaire de cet archipel. Dans le texte japonais, son nom apparaît en caractères latins en majuscules, ce qui lui confère une présence particulière. Ce nom renvoie à Hiruko, l’enfant aquatique d’Izanami et Izanagi confié à la mer dans le mythe de la création du Japon. Hiruko a quitté le lieu où elle est née et elle a ensuite séjourné dans les pays scandinaves. Le roman, tout en reflétant la réalité actuelle dans laquelle l’immigration est devenue une question internationale majeure et un sujet de conflit politique, traite d’une multitude de questions, désastres, langues, appartenance ethnique, genre, ou identité. Certains lecteurs se sont probablement superposés au personnage de Hiruko, qui ne peut plus retourner dans son pays natal, en pensant à l’état actuel du monde où les frontières sont fermées à cause de la pandémie et où les mouvements sont contrôlés.

Hoshi ni honomekasarete (« Suggéré par les étoiles », 2020)
Hoshi ni honomekasarete (« Suggéré par les étoiles », 2020)

Tous les thèmes abordés sont graves, mais les jeux de mots typiques de Tawada qui font partie du texte défont le cadre d’une pensée rigide. Hiruko s’exprime dans une langue hybride qui lui est propre, un mélange de langues scandinaves, et l’un des plaisirs pour le lecteur est la manière dont Tawada utilise un japonais remarquable qui fait naître beaucoup d’images.

Séparée de la communauté des locuteurs de sa « langue maternelle », Hiruko se lance, en compagnie de camarades issus d’une variété de milieux linguistiques et culturels, dans un voyage à la recherche de locuteurs de sa propre langue maternelle. Dans le premier tome apparaît un Groenlandais chef sushi qui travaille en Allemagne et parle la langue maternelle de Hiruko, un des événements qui ébranlera sa conscience de « locuteur natif », qui était pour elle une évidence au moment de son départ. En tournant les pages de ce roman et en suivant le voyage de Hiruko et de ses compagnons, le lecteur en vient à penser qu’à l’époque de la mondialisation où les êtres humains et leur culture sont incrustés ici et là sur terre, par-delà les frontières, il existe sans doute une autre façon d’aborder les spécificités des cultures linguistique ou culinaire qu’en s’y accrochant. Dans le deuxième tome, le récit se développe d’une manière encore plus vaste, puisque la terre est considérée comme une des planètes dans l’espace.

Où va continuer le voyage de Hiruko ? Dans quel nouvel horizon littéraire Tawada Yôko va-t-elle emmener ses lecteurs ? Elle a toute notre attention.


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