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mercredi 10 juillet 2024

Ossip Mandelstam / Ulysse est de retour

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes


Ulysse est de retour

par Odile Hunoult
19 mai 2018

Dans l’imaginaire contemporain, Mandelstam est devenu au fil des vingt dernières années le poète-David qui défia Staline jusqu’à ce que mort s’ensuive : un mythe dont on prononce le nom sans nécessairement le lire, un peu comme Rimbaud qui, lui, bénéficie des études secondaires.


Ossip Mandelstam, Œuvres complètes. Le Bruit du temps/La Dogana, 2 vol. en coffret, 1 414 p., 59 €

Œuvres poétiques. Édition bilingue établie et présentée par Jean-Claude Schneider. Trad. du russe par Jean-Claude Schneider. Introduction, notes et commentaires par Anastasia de La Fortelle.

Œuvres en prose. Édition établie et présentée par Jean-Claude Schneider. Trad. du russe par Jean-Claude Schneider. Chronologie, dictionnaire des écrivains russes et bibliographie par Jean-Claude Schneider et Anastasia de La Fortelle.


Le mythe a une réalité, celle de la célèbre « Épigramme à Staline », huit distiques, composés mentalement [1] et chuchotés à quelques personnes – dont un mouchard :

« Ses doigts, épais, sont gras comme vers de terre,

ses mots, infaillibles comme des poids d’un pound […]

L’entoure une racaille de chefs au cou frêle,

sous-hommes dont il use comme de jouets.

Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,

lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.

Il forge comme fer à cheval, ses oukases –

frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.. » (1933)

Cependant, ce coup de poing, pour stupéfiant qu’il soit, n’est qu’un moment de l’œuvre – et Staline en fin de compte n’en est qu’un donné extérieur : « Le ciel, bleu de nuit, de la peste [2] ». D’autant que Mandelstam ne posait pas au héros, ne cherchait pas l’affrontement, il aurait probablement préféré qu’on l’oubliât [3]. Mais son tempérament irrépressiblement joueur l’a toujours emporté :

« Grande est mon envie de faire des farces,

bavarder, énoncer des vérités,

jeter mon cafard au brouillard, au diable,

prendre n’importe qui par la main, dire :

sois tendre, ensemble faisons le chemin… »

(juillet-septembre 1931)

Même conscient qu’il avait signé son arrêt de mort, Mandelstam ne demandait qu’à vivre encore, et à rire. « En 1938, Mandelstam inventa même un appareil à empêcher les plaisanteries car les plaisanteries étaient choses dangereuses » (Nadejda Mandelstam). On ne rit pas avec les tyrans, on ne se défile pas. C’est à ça même qu’on les reconnaît. Mais « il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit » (Napoléon). Le « siècle chien-loup » n’est pas devenu le siècle de Staline, il est en passe de devenir le siècle de Mandelstam.

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes

Cantonner Mandelstam à une fonction – pourfendeur du tyran, ou plus largement témoin véridique d’un temps de plomb – serait passer à côté d’une œuvre époustouflante et d’un seul tenant, qui projette dans l’espace et le temps des architectures arachnéennes où tout se répond, se correspond, où tout est toujours inattendu. C’est ce que met en évidence le monumental travail de traduction de Jean-Claude Schneider, travail d’une vie, offrant en deux volumes la quasi-totalité de l’œuvre (hors la correspondance). Les métaphores, analogies, vaticinations, « fusées » mandelstamiennes s’éclairent les unes les autres dans le va-et-vient entre proses et poésie, allumant des connexions et des circuits, comme il en existe entre neurones ou atomes. Les mêmes motifs se retrouvent, les métaphores de la prose sont souvent reprises dans les poèmes, plus abruptes, plus dégagées, plus immédiates. Ce qui en fait la somptuosité et sans doute la difficulté : comme un peintre propose sa vision dépouillée de toute explication – au spectateur de voir et de comprendre. On se meut à l’intérieur de ces deux volumes dans toutes les directions, en infinis zigzags. Boîte crânienne, cosmogonie mandelstamienne, où l’on plonge et chaque coup de filet ramène des phosphorescences, toutes tressaillantes encore d’une vitalité qu’un siècle écoulé n’a pu éteindre. D’autant que l’édition de Jean-Claude Schneider (qui a travaillé sur deux récentes éditions russes [4] en plus de la « classique » Struve-Filipoff [5]) donne les brouillons et des fragments inédits, regorgeant de pépites. Dans une improvisation magistrale sur l’élan créateur, Mandelstam écrit à propos des brouillons de Dante : « La pérennité des brouillons, c’est la loi de conservation de l’énergie en matière d’œuvre [6] » : ces fragments que l’on découvre, c’est bien Mandelstam à l’état bouillonnant. On ne résiste pas à en extraire cet autoportrait (Mandelstam qui voit et écrit en peintre sait être aussi caricaturiste) : « Est-ce que je n’ai pas l’air d’un polisson dont les mains agitent un miroir de poche pour diriger là où il ne faut pas des reflets de soleil ? [7] »

Un brouillon, c’est aussi comme les vestibules d’une œuvre, où l’auteur déposerait à la va-vite un vêtement plein de son odeur, de son terrestre quotidien : « Je vis présentement mal. Je vis sans m’accomplir, exprimant hors de ma personne des sortes de rejets, de déchets. Cette phrase m’a été arrachée à l’improviste un soir, après une horrible journée incohérente, à la place de toute prétendue ‟création” [8] ». Paragraphe assorti d’une note de Jean-Claude Schneider : « dans le tapuscrit du frère de Mandelstam, cette séquence est précédée de ‟Pour Nad” » ; il faut entendre : pour Nadejda, sa femme.

On ne va pas dans le cadre de cette recension impatienter le lecteur avec le bref survol biographique d’usage. « Jacques naquit, souffrit et mourut », dirait Mandelstam lui-même. On renvoie à la tendre biographie de Ralph Dutli, tout abreuvée au lait de l’œuvre. Car, dépassant la légende, l’œuvre est étourdissante de fraîcheur, de vitalité, de puissance dramatique aussi. On est suffoqué par sa vivacité, ses virevoltes de la tendresse à l’ironie, ses incises (dans les adresses soudaines à son lecteur, Mandelstam a quelque chose de la camaraderie stendhalienne), ses raccourcis de peintre, et ses saisissantes métaphores, si ajustées, si précises, qu’elles carbonisent les clichés et fondent sur le lecteur, violemment, comme un milan sur un passereau. Reste bien sûr que Mandelstam est difficile, sans compter que le temps a enterré à demi les clés historiques, dégradé les joints. Cette beauté est-elle accessible encore dans nos temps de platitude littéraire ? Un lecteur à qui le nom de Mandelstam n’est connu que par sa légende voudra-t-il aborder son œuvre centenaire ? « Qui saura […] de son sang souder le rachis du siècle // aux vertèbres du précédent ? [9] »; « Courage cœur des hommes ! [10] ». S’il le fait, il se passera un phénomène que connaissent les lecteurs de Proust (impossible cependant de trouver deux écrivains plus différents) : qui y plonge s’y engloutit et s’y transforme.

Mandelstam-rossignol, Mandelstam-hirondelle, Mandelstam-peintre, Mandelstam-architecte, Mandelstam-espiègle, essayiste, critique, pamphlétaire, Mandelstam-voyageur, et toujours enchanteur, somptueux… Ces deux tomes pleins à ras bord évoquent de façon saisissante « la barque funéraire égyptienne, chargée de tout ce qu’il faut » où le mort poursuivra sa pérégrination, et à laquelle Mandelstam, par deux fois dans l’essai De la poésie (1928), compare un poème. La barque funéraire est en soi un des sublimes paradoxes de la tendresse humaine : on y dépose celui dont on parle déjà à l’imparfait, et qu’on appareille pour son futur. Et ce paradoxe est celui-là même du poète, arrimé dans son présent, bon gré mal gré, mais qui ne peut être entendu que longtemps après. « Non, de personne jamais je ne fus le contemporain… », écrit Mandelstam, mais aussi : « Au siècle essayez donc de m’arracher ! – je vous mets au défi, vous vous casserez le cou ! [11]». Un grand poète, c’est toujours une bouteille à la mer. C’est la règle. Mais aussi, tout se ligue pour que la voix ne se perde, et la force de la poésie, c’est qu’elle émerge du passé, comme les ossements sortent du sol et témoignent de ce qui fut. Les avancées techniques et scientifiques les plus pointues portent les savants à fouiller la terre et le ciel vers le passé de plus en plus lointain. Et c’est le passé qui est toujours devant nous.

« Aujourd’hui, en 2018… », répète-t-on à l’envi (le cliché est valable pour tous les domaines artistiques, et l’année se modifie tous les ans), « aujourd’hui, en 2018, on ne passerait pas à côté de… Dickinson… Van Gogh… Rimbaud… Mandelstam… » Eh bien, si. Trop fragile est ce murmure pris dans « le bruit du temps » [12], ici porté par le souffle d’un poète cardiaque, interdit de publier dès 1931, broyé dans l’acier des purges. Aujourd’hui comme hier, les poètes sont bien cachés, ou ils se cachent bien, et c’est le temps qui les découvrira en se retirant, comme la marée ses laisses de mer.

Il s’est passé quatre-vingts ans depuis la mort de Mandelstam. Pour que ce murmure nous parvienne, pour que Mandelstam devienne une légende, il a fallu d’abord l’obstination de Nadejda, sa femme, arc-boutée « contre tout espoir » à sa préservation. Il a fallu la passion de Gleb Struve et de B. A. Filipoff qui éditent aux États-Unis, d’abord dans les années cinquante, puis entre 1967 et 1971, les premières œuvres complètes en russe d’un poète alors inaudible en son pays – et pour y être trop audible ! En France, depuis quatre-vingts ans, pierre à pierre, tout bas dans « le bruit du temps », l’édifice mandelstamien se rassemble. Dès 1930, du vivant même de Mandelstam, Georges Limbour et D. S. Mirsky traduisaient pour la revue Commerce Le Timbre égyptien, cet aérolithe, tout juste paru en Russie (1928) ; l’œuvre commence à rayonner, des éditeurs y puisent leur vocation, des traducteurs y consacrent leur vie. Souvent ce sont eux-mêmes des poètes, comme Paul Celan en allemand, en français Georges LimbourAndré du Bouchet, Philippe Jaccottet ou Jean-Claude Schneider. Pour traduire Mandelstam, certains apprennent le russe : récemment, un jeune Italien me disait en avoir le projet. Car, paradoxe suprême, cette œuvre chatoyante, illuminatrice, est une œuvre traduite – un « apocryphe », écrit Schneider – c’est dire la puissance évocatrice de l’écriture mandelstamienne, capable de passer la barrière des langues. Mais quel travail ! Il faut lire la préface de Jean-Claude Schneider : « Traduire la poésie. Les poètes ne se confronteraient pas à cette tâche désespérante s’ils la croyaient possible… »


  1. Il n’aurait été « écrit » par Mandelstam qu’à la prison de la Loubianka, sur l’ordre de ses interrogateurs.
  2. 1931, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres poétiques.
  3. cf. la biographie de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve, aux mêmes éditions Le Bruit du temps/La Dogana (2012).
  4. En particulier, celle d’Alexandre Mets, 2009-2011.
  5. Inter-Language Literary Associates, Washington.
  6. Entretien sur Dante, 1933 (Œuvres en prose).
  7. « Brouillons du Voyage en Arménie », 1931 (Œuvres en prose).
  8. id.
  9. Le Siècle, Poèmes de 1928 (Œuvres poétiques).
  10. « Le Crépuscule de la liberté », Tristia, 1918 (Œuvres poétiques).
  11. « Minuit dans Moscou », mai-juin 1932, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres poétiques.
  12. Titre du recueil de proses autobiographiques paru en 1925 – d’où est tiré le nom de la maison d’édition d’Antoine Jaccottet.




dimanche 7 juillet 2024

Ismaïl Kadaré / Pasternak et Staline au téléphone

 


Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone

Boris Pasternak près de Peredelkino (1958) © D.R.


Pasternak et Staline 

au téléphone

par Jean-Paul Champseix
19 janvier 2022
7 mn

La conversation téléphonique qui eut lieu en 1934 entre Staline et Boris Pasternak n’a cessé de hanter Ismaïl Kadaré, qui lui aussi a connu un régime totalitaire, celui qu’a dirigé Enver Hoxha en Albanie. La responsabilité de l’écrivain face au tyran est une préoccupation permanente pour l’écrivain albanais. Déjà auteur d’une œuvre abondante, il se livre dans Disputes au sommet à une véritable enquête linguistique et psychologique en décortiquant avec minutie les treize versions connues de cet épisode. 
Ismaïl Kadaré, Disputes au sommet. Trad. de l’albanais par Tedi Papavrami. Fayard, 213 p., 19 € 
Selon la version du KGB, le 23 juin 1934 à Moscou, Staline téléphona à Boris Pasternak : « Il y a peu de temps a été arrêté le poète Mandelstam. Que pouvez-vous en dire, camarade Pasternak ? » Celui-ci répondit : « Je le connais peu, c’est un akméiste [mouvement littéraire anti-symboliste], tandis que j’appartiens à un autre courant. Je ne peux donc rien dire sur Mandelstam ». Staline raccrocha après avoir déclaré : « Et moi, je peux vous dire que vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak ». On peut deviner dans quel état se trouva l’écrivain à l’issue de cette conversation qui ne dura pas trois minutes. Afin de dénigrer l’auteur, dans ce pays habituellement si secret, la conversation fut d’emblée révélée. 
En 1958, Ismaïl Kadaré, jeune poète, fut envoyé à Moscou, à l’Institut Gorki, afin d’apprendre le métier d’écrivain au service du Parti. S’il s’ennuya fort pendant les cours, il apprécia beaucoup « Moscou la douce ». La vie était plus libre et plus anonyme que dans la petite capitale albanaise, Tirana ; mais il dut partir prématurément, en 1960, à cause de la rupture politique entre Enver Hoxha et Khrouchtchev. Il eut le temps cependant d’assister à la campagne contre Pasternak, lauréat 1958 du prix Nobel, en particulier pour Le docteur Jivago. Cette récompense était considérée comme foncièrement bourgeoise et décernée en fait par les Américains. L’écrivain russe, ignoblement insulté – « grande invective planétaire », dit Kadaré –, fut prévenu que, s’il allait chercher son prix à Stockholm, il ne serait pas autorisé à rentrer dans son pays. Il déclina donc cette récompense et mourut deux ans plus tard. 
Le retour de Kadaré en Albanie fut si dur qu’il songea à demander l’asile politique à l’URSS, lors d’un voyage en Finlande en 1962, à l’occasion du Festival mondial de la jeunesse. Un rêve récurrent va alors hanter son sommeil : il cherche à se rendre à l’Institut Gorki mais les obstacles se dressent pour l’en empêcher. Il voit même des panneaux dans les manifestations portant des slogans contre lui. S’impose alors la nécessité d’écrire sur cette période de sa vie pour calmer cette hantise et retrouver quelque chose de Moscou. Le roman restera en gestation plus de dix ans. Aux cheveux blonds et aux yeux bleus des jeunes filles de Moscou se superpose l’image de Pasternak, sorte de frère en littérature.

Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone
Ismaïl Kadaré © John Foley/Opale/Leemage/Éditions Fayard

Kadaré fait paraître en 1976 Le crépuscule des dieux de la steppe (traduit par Jusuf Vrioni, Fayard, 1988), dont la première partie de Disputes au sommet nous fournit la genèse. Kadaré profita de la rupture avec l’Union soviétique qui eut lieu en 1961 pour critiquer âprement le réalisme socialiste. Pour ce faire, l’Institut Gorki est transformé en Enfer de Dante avec, à chaque étage, un péché littéraire spécifique. La censure laissa passer l’ouvrage qui critiquait le pays du « révisionnisme ». C’était oublier que les principes littéraires étaient strictement les mêmes en Albanie car, comme le précise l’écrivain : « À vrai dire, s’agissant de similitudes, bien des choses se ressemblaient, pour ne pas dire tout ».Dans ce roman, Kadaré ose aussi évoquer avec sympathie Boris Pasternak, pourtant honni en Albanie. « L’agent de la bourgeoisie internationale » est décrit en train de bêcher le jardin de sa datcha : « Avec sa casquette toute simple, ses bottes et sa forte mâchoire, il avait plutôt l’air d’un vice-président de kolkhoze ». Il ironise également sur la campagne orchestrée contre Pasternak, qui affirme que toute la population, y compris « les chasseurs de baleines », est indignée par Le docteur Jivago, que personne n’a lu… Il tourne même l’affaire en plaisanterie. L’étudiant Kadaré endormi, après les scènes d’ivresse de ses coreligionnaires, croit entendre le plus affecté appeler : « Docteur, docteur, soulagez-moi ! Je me sens très mal… Ah ! docteur Jivago, docteur Jivago… salaud… ».

L’année 1934 est décisive. Mandelstam est arrêté car il a composé une épigramme contre Staline, intitulée « Le montagnard du Kremlin », qu’il a imprudemment lue à quelques amis dont Pasternak. Deux mois après, se déroule à Moscou le premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques qui va imposer le réalisme socialiste. Pasternak, qui n’est pas en odeur de sainteté, intervient courageusement en proclamant : « Ne sacrifiez pas votre personnalité à votre situation. Trop grand est le risque de devenir un bureaucrate de la littérature ». Alors pourquoi n’a-t-il pas osé défendre Mandelstam ? Kadaré, en explorant les diverses versions de l’échange téléphonique, essaie de comprendre ce qui s’est produit. Et d’abord, pourquoi Staline a-t-il téléphoné et qu’attendait-il ? Le fait de traiter Pasternak de « mauvais camarade » peut surprendre. « Staline se désole-t-il du sort de Mandelstam, enfermé et menotté à la prison de la Loubianka ? », se demande ironiquement Kadaré.

Il ne fait pas de doute que Pasternak est pris de court et légitimement effrayé, d’autant qu’il ignore si Staline sait ou non que Mandelstam lui a lu son poème. Kadaré lui-même a vécu une situation semblable et reconnaît n’avoir guère été plus brillant. Il reçut, en 1964, un coup de téléphone d’Enver Hoxha qui le félicita pour son poème « À quoi songent les montagnes ? ». L’écrivain se souvient qu’il n’a su répondre que trois fois « merci », étonnant fort ses collègues écrivains dont l’un d’eux lui dit : « Depuis quand es-tu devenu si aimable ?»Dans une autre version, racontée par une écrivaine, Pasternak, arrivant chez des amis après le coup de téléphone, est bouleversé. Il s’en veut de s’être conduit « lâchement » et d’avoir, à propos de Mandelstam, répondu ainsi à la question « Que devons-nous en faire ? » : « Vous le savez mieux que moi, camarade Staline ». Et le maître du Kremlin de répliquer : « Lorsqu’il arrivait malheur à nos amis, nous savions nous battre mieux que ça pour eux ». La volonté de culpabiliser l’écrivain est plus nette que dans la première version… Staline est-il en attente d’un motif de clémence ? Ne voudrait-il pas paraître « tel qu’on le décrivait : impitoyable » ?

Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone

Dans d’autres versions, Pasternak fait diversion en proposant à Staline de parler d’histoire, de poésie, de la vie, de la mort. Il affirme qu’il n’est pas du tout ami de Mandelstam, dont il se sent « différent ». Et lorsque Staline lui demande si le poète est « un maître », il répond : « Cela n’est pas très important ». L’amante du poète affirme que Pasternak, à la question : « Qu’est-ce qui se dit du côté de tes cercles littéraires ? », aurait répondu : « Des cercles littéraires il n’y en a pas, donc nul ne dit rien. Car tous ont peur ». Anna Akhmatova, la célèbre poétesse, elle aussi persécutée, confie que Staline chercha à savoir si Pasternak connaissait l’épigramme. Pasternak répondit, de la même façon, que cela n’était guère important… De son côté, Staline le traite de « grand falsificateur », se plaint de n’avoir pas été contacté par l’écrivain et déplore le manque de solidarité de Pasternak. Celui-ci aurait tenté, pour se rattraper, de rappeler immédiatement Staline après que celui-ci eut raccroché. Mais la ligne n’était que provisoire, lui dit-on…


Ainsi, Kadaré aime à s’adonner à la pensée conjecturale, l’un des traits de son art romanesque. Le poème est-il si central qu’il le paraît ? Y a-t-il autre chose, des intentions cachées, quelques secrets peut-être ? Presque tous les livres de l’écrivain albanais sont des enquêtes, sous vive tension, avec une éternelle imprécision des faits et l’impossibilité radicale de se fier aux témoignages. Aussi profite-t-il de l’examen de toutes ces versions pour évoquer ses thèmes de prédilection. Ainsi, concernant le rapport entre politique et littérature, Kadaré observe que Lénine fut toujours impressionné, voire inhibé, par Gorki, en dépit du jugement venimeux que l’écrivain porta sur lui lorsqu’il le vit à Londres : « Un certain Oulianov, enflé tel un chapon et à la voix éraillée ». Cependant, sans le détruire frontalement, le pouvoir est capable de dégrader un écrivain de plusieurs manières. Cholokhov, le grand auteur du Don paisible (1928), fut statufié par le pouvoir, alors que le poète albanais Lagush Poradeci, que Kadaré apprécie hautement, fut considéré après la guerre comme fou et se trouva circonvenu à tel point qu’on le croyait mort. Pouchkine lui-même, relégué puis rentré en grâce, eut l’honneur d’écrire sous la surveillance de Nicolas Ier en personne ! Cependant, une des supériorités de l’artiste vient du fait qu’une mauvaise réputation ne détruit pas une œuvre, et qu’elle peut même rendre l’auteur plus fascinant. 

Émerge aussi un thème éminemment kadaréen : la roue de la fortune stalinienne est imprévisible. Après sa « lâcheté », apparemment condamnée par le maître du Kremlin, Pasternak se voit proposer un bel appartement, puis un an plus tard une datcha… Cependant, l’écrivain n’est-il pas davantage un « tyran » dont l’œuvre défie le temps que l’homme de pouvoir méprisable qu’un simple « coup de dague » élimine ? Kadaré a une pensée émue pour la petite prostituée de Zurich qui a peut-être transmis la syphilis à Lénine, « gnome craintif, ordinaire, balbutiant ». Staline est évidemment rapproché de Macbeth, et Pasternak de Hamlet (il a d’ailleurs traduit la pièce à la demande de Meyerhold). Kadaré n’oublie pas d’évoquer la maîtresse de Pasternak, Olga Ivinskaïa, qui fut incarcérée deux fois, pour punir l’écrivain en 1949 (enceinte, elle perd son enfant dans un camp) puis après la mort de Pasternak, en 1960. 

L’identification de Kadaré à Pasternak peut s’entendre. En 1973, l’écrivain albanais dut subir une dure campagne orchestrée contre lui, avec réunions dans les usines et les coopératives, à cause de son roman L’hiver de la grande solitude, qui racontait la rupture albano-soviétique (traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Fayard, 1999). Comme Pasternak, Kadaré se vit constamment reprocher d’esquiver les règles du réalisme socialiste et de se complaire dans le passé, ignorant volontairement « l’esprit de parti ». Leur statut ambigu – le tyran les protégeait malgré tout – prêtait à d’inévitables controverses. Pasternak dut se demander toute sa vie si une réponse courageuse aurait changé quelque chose au sort de Mandelstam qui fut relégué puis, de retour à Moscou, arrêté de nouveau. Envoyé en Sibérie, Mandelstam mourut pendant le transfert en 1938. 

Dans ce tourbillon méditatif foisonnant, écrit sous forme de versets, et qui donne le vertige, Kadaré affirme sa solidarité avec Pasternak. Il rappelle la phrase périlleuse que prononce Lida, la femme qui aime l’étudiant Kadaré à Moscou, dans Le crépuscule des dieux de la steppe : « Hier, la radio n’a pas cessé de parler d’un écrivain qui a trahi et j’ai pensé à toi ». Au moment de la sortie du roman, en 1976, Kadaré était sur la liste honnie, en Albanie, des nobélisables.

 ***

Jean-Paul Champseix a consacré un ouvrage à l’œuvre d’Ismaïl Kadaré. Il a également rendu compte de Matinées au café Rostand.



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dimanche 23 novembre 2014

Svetlana, l'unique fille de Staline, est morte

MME PETERS, ALORS CONNUE COMME SVETLANA ALLILUYEVA, EST ARRIVÉE AUX ÉTATS-UNIS EN AVRIL 1967. PHOTO THE NEW YORK TIMES

Svetlana, l'unique fille de Staline, est morte

jeudi 1 décembre 2011

La fille de Staline avait alors fui l'Union soviétique, un passage à l'Ouest qui l'avait par la suite obligé à changer plusieurs fois de nom. Elle se disait heureuse dans sa patrie d'adoption mais elle affirmait aussi que son père avait ruiné sa vie.

Svetlana Allilouïeva était la seule fille et le plus jeune enfant de Joseph Staline, qu'elle aimait et qui se montrait en retour très affectueux avec elle, surtout pendant ses jeunes années. Sa mère, Nadejda Allilouïeva, la seconde épouse de Staline, est morte lorsque sa fille n'avait que six ans. Les historiens pensent aujourd'hui qu'il s'agissait d'un suicide.


SVETLANA STALINA NÉE, LA FILLE DE STALINE A CHANGÉ SON NOM DEUX FOIS ET A VÉCU DANS PLUSIEURS PAYS APRÈS SA DÉFECTION CÉLÈBRE
A 16 ans, Svetlana a une liaison amoureuse avec un comédien âgé de 40 ans. Staline y met fin en envoyant le fiancé de sa fille au goulag. Svetlana se marie deux fois en Russie, elle a un fils d'un premier mariage, une fille du deuxième. A la mort de Staline, en 1953, Svetlana abandonne le nom de son père, elle garde celui de sa mère, Allilouïeva. Elle a une liaison avec un membre du Parti communiste indien.



LAVRENTI BERIA AVEC STALINE (AU  FOND) ET LA JEUNE SVETLANA ALLILOUÏEVA.

A la mort de celui-ci, coup de tonnerre, elle quitte la Russie via l'Inde, et demande à l'ambassade américaine de New Delhi l'asile politique aux Etats-Unis. En plein guerre froide, sa défection fait sensation. Installée aux Etats-Unis, Svetlana y épouse un architecte, devient Lana Peters et écrit deux livres autobiographiques, dans lesquels elle dresse un sombre portrait de son père. Ces livres se vendent bien et lui rapportent plus d'un million de dollars mais, trente ans plus tard, elle meurt dans le Wisconsin sans argent et dans l'anonymat.