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mardi 18 octobre 2022

Pourquoi la Jamaïque n'a-t-elle pas encore fait de Bob Marley un héros national ?

Peinture murale de Bob Marley dans Hoxton Street, à Londres. Photo par Luke McKernan sur Flickr, CC BY-SA 2.0.


Pourquoi la Jamaïque n'a-t-elle pas encore fait de Bob Marley un héros national ?

Por que a Jamaica ainda não tornou Bob Marley um herói nacional? (Pessoa)

 

Penser à la Jamaïque, c'est penser à Bob Marley. Bien qu'il soit décédé il y a plus de quarante ans, Bob Marley est sans doute l'exportation la plus célèbre de cette nation insulaire des Caraïbes. Il reste un pionnier de la musique reggae qui a mis en lumière la musique, la culture et la vision du monde de la Jamaïque sur la scène internationale. Les gouvernements jamaïcains successifs sont restés très conscients de son pouvoir de star durable, en utilisant sa musique dans des publicités touristiques, en faisant la promotion du musée Bob Marley comme une attraction incontournable, et même en dépénalisant la marijuana (Marley était un fervent rastafari, une religion qui utilise la ganja comme partie intégrante des observances spirituelles).

Cependant, Marley, bien que vénéré dans le monde entier, n'a pas encore obtenu la reconnaissance ultime dans son pays natal : le titre de héros national. C'est un oubli reconnu de longue date que l'ancienne ministre de la Culture, Lisa Hanna, a officiellement porté cette résolution au Parlement le 5 avril, citant le message de paix de Marley, son façonnement de la conscience noire et son franc-parler contre les systèmes d’injustice, son « activisme lyrique pour les pauvres et les démunis », sa représentation brillante du reggae et du rastafari, sa gentillesse et sa philosophie « One Love » comme autant de raisons pour lesquelles il devrait recevoir cet honneur à titre posthume :

Les héros nationaux de la Jamaïque appartiennent à un club restreint et exclusif ; ils ne sont actuellement que sept. Le panafricaniste Marcus Garvey a été le premier à avoir cet honneur. Parmi les autres héros figurent Paul Bogle, diacre et militant du XIXe siècle qui a mené la rébellion de Morant Bay Rebellion et est mort entre les mains des autorités coloniales ; George William Gordon, défenseur des Africains réduits en esclavage; Samuel Sharpe, qui a organisé une rébellion qui a abouti à l'abolition de l'esclavage en Jamaïque; Norman Manley, l'un des architectes de l'indépendance de la Jamaïque, le tout premier Premier ministre du pays, Alexander Bustamante ; et la seule femme héroïne, Nanny of the Maroons, un chef des marrons du XVIIIe siècle dont les stratégies militaires affûtées ont contribué à la libération de son peuple. L'honneur de l'Ordre du héros national est détaillé dans la loi sur les distinctions honorifiques et les récompenses nationales du pays, adoptée en 1969.

Sur Facebook, Hanna continue:

Notre loi sur les distinctions honorifiques et les récompenses nationales décrit la devise du héros national : « Il a construit une ville qui a des fondements ».
Aujourd'hui, alors que le monde semble plus en proie à des conflits géopolitiques et que les États-nations s'inquiètent de la survie économique de leur population, nous avons besoin des conseils de Bob, de son réconfort et de son pouvoir révolutionnaire pour rétablir notre humanité les uns envers les autres.

Si nous voulons sérieusement devenir une république, démontrons-le d'abord en embrassant les nôtres, en reconnaissant l'impact monumental qu'ils ont eu sur nos vies et sur le village mondial. Il est temps de faire de Bob Marley notre huitième héros national.

Les réactions sur les médias sociaux ont créé un tollé, beaucoup s'étonnant que Marley ne se soit pas déjà vu conférer cet honneur national. Alors que certains ont accusé Hanna  d'utiliser la question pour gagner des points politiques, d'autres ont estimé que la décision était « attendue depuis longtemps », en particulier à la lumière  des relations tendues entre les autorités et les communautés rastafari locales.

Même si les gens ont discuté de la pertinence durable de Marley, beaucoup ont estimé que le titre de héros national nécessitait un ensemble de critères différents. L'utilisateur de Facebook UniqueYan Pryce a expliqué :

Je n'ai absolument aucun problème avec les accolades nationales et internationales accordées à Bob Marley, professionnellement il méritait tout cela. Mais en tant que héros national, NON, NON et NON. Loin de là. Les sept qui sont là maintenant ont gagné leur titre de manière désintéressée. Ils sont morts en se battant pour ce pays et les générations à venir afin que nous soyons libres dans tous les domaines […] sans aucun gain personnel. […] Mettre Bob Marley et Usain Bolt dans cette catégorie est donc de la folie.

En décembre 2021, le sénateur de l'opposition Floyd Morris a demandé que quatre personnalités culturelles et sportives jamaïcaines — Marley, Jimmy Cliff, Usain Bolt et Louise Bennett-Coverley — soient élevées au rang de héros nationaux avant le 6 août 2022, date du 60e anniversaire de l'indépendance du pays vis-à-vis de la Grande-Bretagne.

D'ailleurs, l'histoire de la Jamaïque en tant qu'ancienne colonie britannique fait partie des arguments des partisans du statut de héros de Marley. Le 30 novembre 2021, à l'occasion du 55e anniversaire de son indépendance de la Grande-Bretagne, la Barbade a renoncé à la Reine Elizabeth II comme chef d'État, devenant officiellement une république et profitant de  l'occasion pour conférer à la pop star d'origine barbadienne Rihanna le titre de héros national.

Pour une île des Caraïbes autrefois surnommée la « Petite Angleterre », la décision de la Barbade de se débarrasser de ce vestige du colonialisme de manière aussi délibérée a ravivé la curiosité de savoir si et quand la Jamaïque allait suivre le mouvement. Après une visite embarrassante du duc et de la duchesse de Cambridge dans le pays le mois dernier, au cours de laquelle le Prince William a habilement évité de parler de réparations et s'est contenté de présenter des excuses pour l'esclavage, la pression est à nouveau montée pour que la Jamaïque suive les traces de la Barbade, tant en termes de statut de république qu'en honorant les ressortissants qui se distinguent. La sénatrice barbadienne Crystal Haynes a tweeté :

Un Jamaïcain vivant à la Barbade s'en souvient :

Pendant ce temps, un autre Jamaïcain a demandé :

Sur Facebook, Robin Lim Lumsden a posté cette réflexion :

La Jamaïque sera-t-elle le dernier pays à reconnaître un homme qui a contribué à l'amélioration et à la prise de conscience de la justice sociale et de la paix mondiale et à en faire un héros national ? Il sera probablement le Jamaïcain le plus célèbre de tous les temps. En tant que nation, nous avons l’air d’une province embarrassante, toujours dirigée par les conneries coloniales arriérées et l’hypocrisie dont il a parlé. Soit c’est cela, soit nous sommes incroyablement stupides de ne pas l’embrasser comme un fils du terroir, le terroir d’où vient Bob Marley, parce que, que cela plaise ou non, il est la principale association que les gens du monde entier ont avec la Jamaïque.

« Association principale » ou non, il reste à voir si la Jamaïque choisira d'accorder à son citoyen le plus célèbre la plus haute distinction du pays.

GLOBAL VOICES

lundi 17 octobre 2022

Le poète barbadien Kamau Brathwaite nous a légué un immense patrimoine linguistique

 

Le poète barbadien Kamau Brathwaite en train de lire son poème Calypso à l’université de Virginie, en avril 2008. Capture d’écran tirée d’une vidéo mise en ligne sur YouTube par RJ Ramazani.


Le poète barbadien Kamau Brathwaite nous a légué un immense patrimoine linguistique

Il poeta barbadiano Kamau Brathwaite lascia dietro di sé un retaggio linguistico (Dante)

 

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais]

L’éminent poète barbadien Kamau Brathwaite [fr] nous a quittés le 4 février 2020 à 89 ans. Sa voix singulière était unanimement reconnue comme une composante essentielle du canon littéraire caribéen de l’après-guerre.

Né Lawson Edward Brathwaite, il prend le nom de Kamau Brathwaite (union délibérée du prénom africain qu’il s’est attribué et du patronyme britannique dont il a hérité). Cette évolution reflète parfaitement sa volonté de faire coexister ces deux cultures. Son œuvre est célébrée pour sa « créolisation » novatrice de la langue anglaise. De plus, elle a fortement contribué à forger un sentiment d’identité régionale [fr], au sortir de la douloureuse période de l’esclavage et de la colonisation. Avec d'autres auteurs tels que Derek Walcott [fr] et V.S. Naipaul, Kamau Brathwaite a également aidé à faire entendre la voix de la Caraïbe dans le monde.

Il fait ses débuts dans BIM, l'audacieux magazine littéraire de Frank Collymore [fr], qui permettait aux œuvres d’auteurs émergents d'être mises en valeur aux côtés de celles d’écrivains caribéens reconnus et déjà publiés. Le blog Memo from La-La Land a défendu l’idée suivante :

Si les encouragements de [Frank] Collymore ont entretenu la flamme poétique de Brathwaite, c’est son séjour en Côte d'Or (Ghana actuel) de 1955 à 1962 qui lui a permis de se rendre compte de la relation étroite entre les expériences africaines et caribéennes. Selon moi, la quête permanente de Kamau Brathwaite repose sur l’idée que la culture caribéenne est intrinsèquement liée à celle de l’Afrique, non pas par le biais d’un lien immatériel ou génétique, mais par une transformation active des normes sociales qui s'est produite au cours de plus de trois siècles d’esclavage […]

Dans une région où des décennies plus tard subsiste un débat [fr] sur l’usage de l’anglais « correct » que l’on oppose aux « dialectes » (expression connotée), Kamau Brathwaite a inventé [fr] le terme de « langue nation », qu’il définit comme étant « l’anglais parlé par les peuples amenés dans la Caraïbe. Non pas l’anglais officiel, mais la langue des esclaves et des travailleurs, des serviteurs qui ont été amenés ici ».

Sa défense ardente de ce concept, dont il soulignait la validité au plan linguistique et la place importante dans l’identité caribéenne, a inspiré de nombreux auteurs et autrices de la région, dont Sam Selvon [fr] et Louise Bennett. En outre, il a énormément misé sur la valeur de la tradition orale de la Caraïbe, par laquelle de nombreuses coutumes africaines ont été préservées et transmises tout au long du commerce triangulaire [fr].

Comme l’a mentionné la professeure Tara Inniss-Gibbs sur Facebook :

Lire Kamau, c'est être au plus proche de l'expérience de coucher par écrit l’émotion intense du traumatisme et de l’amour d'une langue qui n’est pas la vôtre…

Le blog Memo from La-La Land a publié un commentaire plus détaillé :

Brathwaite revendique la suprématie de l’oralité – du discours – à travers sa poésie. […] Ainsi, en 1992, l’auteur a publié un recueil de poèmes issus pour la plupart de ses deux premières trilogies, The Arrivants (1972) et Other Exiles (1975). Cependant, à ce moment-là, il avait déjà découvert les avantages que procuraient l’écriture sur ordinateur. Cela l’a conduit à élaborer le « style vidéo Syncorax », qui joue énormément sur les styles et les tailles des polices de caractères. En effet, il effectue des changements à la fois dans un même poème et d’un poème à l’autre. L’effet graphique spectaculaire est tantôt considéré comme une fantaisie esthétique ou comme une ode aux merveilles de la technologie. Toutefois, en observant attentivement, il devient évident que les innovations graphiques sont en fait incorporées pour souligner et reproduire l’emphase et la modulation naturelles qui caractérisent le discours caribéen.

Publiés successivement en 1967, 1968 et 1969, les trois premiers recueils de poèmes de Brathwaite (Rights of PassageMasks et Islands) lui ont valu une reconnaissance internationale et de nombreux éloges. Ces recueils ont ensuite été republiés sous le titre The Arrivants. L’auteur s’est de nouveau penché sur les questions d’identité dans sa seconde trilogie Mother Poem (1977), Sun Poem (1982) et X/Self (1987).

Dès l’annonce de sa mort, les internautes de la région ont commencé à partager leurs souvenirs sur les réseaux sociaux. Reprenant les mots de son poème Calypso, la conservatrice de musée et artiste multi-média barbadienne Annalee Davis a écrit sur Facebook :

Je me rappelle de la conférence qu’il avait donnée au Frank Collymore Hall il y a plusieurs années : cette magnifique intonation, ce rythme qui ne pouvait venir que de la Barbade et cette façon singulière d’utiliser sa propre langue qui honorait nos identités. […]

Son concept de « langue nation » et la portée de son œuvre laissent une trace indélébile en chacun d’entre nous et je sais que les habitants de la Caraïbe et de la diaspora caribéenne pleureront sa disparition, comme nous le faisons à la Barbade.

La Première ministre barbadienne Mia Mottley a rendu hommage au défunt poète, déclarant qu'il était « certainement l’une des plus grandes figures de la littérature et des arts post-coloniaux », tandis que l’Institut George Padmore l’a décrit comme « l’un des membres du trio pan-caribéen à l'origine du Mouvement des artistes caribéens, un groupe pionnier » (les deux autres étant le Trinidadien John La Rose et le Jamaïcain né au Panama Andrew Salkey).

Sur Facebook, l’autrice Candace Ward a déclaré que « Brathwaite a eu une influence profonde sur [son] œuvre en tant que caribéaniste », tandis que l’universitaire Bartosz Wójcik a salué sa gentillesseLe professeur Kenneth Ramchand a quant à lui rappelé l’immense contribution de Kamau Brathwaite :

Kamau était quelqu’un de polyvalent, qui ne cessait de susciter l’intérêt. Il est l’auteur d’un ouvrage majeur sur la créolisation et a énormément traité de la question de la « langue nation », concept qu’il a brillamment exposé à travers sa poésie. Il a eu un rôle clé dans la découverte des puissantes traditions orales et folkloriques de la région. Son œuvre et ses théories s’inspiraient des liens intimes entre la Caraïbe, l’Afrique et la diaspora africaine. Il était particulièrement sensible à la musique, aux rythmes et à l’imagerie de la culture afro-américaine. […] J’ai toujours admiré son intérêt profond pour notre culture et notre société, sa mise en lumière de la Barbade (qui représente à la fois ses racines et un puissant symbole), ainsi que les expérimentations structurées qu’il ne cessait d’effectuer dans ses vers. Il est réconfortant de savoir qu’il est encore là, tout comme Derek Walcott et [Wilson] Harris, puisque sa mémoire restera ancrée dans la conscience de notre société.

Kamau Brathwaite était aussi un professeur d’université hautement respecté ; il a étudié au Pembroke College de l’université de Cambridge et a obtenu son doctorat à l’université de Sussex. Il a également reçu les bourses Guggenheim et Fulbright et publié plusieurs ouvrages sur la culture et l’identité africaines.

Son travail au Ghana pour le ministère de l’Éducation a eu des répercussions sur sa compréhension de l’expérience des Noirs. Parmi ses travaux académiques les plus importants, on retrouve Folk Culture of the Slaves in Jamaica (1970), Afternoon of the Status Crow (1982), et History of the Voice (1984), dans lequel il expose ses théories de la « langue nation ». Par ailleurs, il a effectué des missions professionnelles à l’université de New York et à l’UWI (University of the West Indies).

Bien connu dans le monde littéraire, Kamau Brathwaite a été lauréat international du prix Griffin de poésie (2006) pour son recueil Born to Slow Horses. Il a également remporté le Prix International de littérature Neustadt [fr] (1994), la médaille d’or Musgrave de l’Institut de la Jamaïque (2006), la médaille Robert Frost de la Poetry Society of America (2015) ainsi que le prix PEN/Voelcker pour la Poésie (2018).

Bien que ses écrits académiques relatent l’expérience caribéenne post-coloniale, c’est la poésie de Kamau Brathwaite qui a captivé l’imagination de la région et du monde. Pour reprendre les mots de l’utilisateur de Facebook Richard Drayton :

C’est en tant que poète / chamane que son nom ne cessera de résonner à chaque fois que les [peuples] caribéens essayeront de se connaître eux-mêmes.

GLOBAL VOICES

dimanche 16 octobre 2022

Rencontre avec le poète Roger Robinson, lauréat du prix T.S. Eliot 2019

 


Le poète Roger Robinson, lauréat du prix T.S. Eliot 2019. Photo de Naomo Woodis, utilisée avec autorisation.


Rencontre avec le poète Roger Robinson, lauréat du prix T.S. Eliot 2019



Traduction publiée le 02/03/2020 

Le 13 janvier 2020, le poète britannico-trinidadien Roger Robinson a remporté le prix T.S. Eliot pour son recueil de poèmes A Portable Paradise, paru en 2019. Cette distinction récompense « le meilleur recueil de poèmes récent, rédigé en langue anglaise et publié initialement au Royaume-Uni ou en Irlande ».

Le jury a encensé l’œuvre de Roger Robinson, « qui démontre à plusieurs reprises que la morosité du quotidien n’affecte en rien la beauté de la vie ».

Le recueil comporte cinq parties qui se concluent chacune par un poème explorant le thème du paradis. Le terrible incendie de la tour Grenfell [fr] à Londres figure parmi les sujets évoqués, tout comme le scandale de la génération Windrush [fr]. Le poète aborde franchement les thématiques de la migration, du racisme, de l’identité et de l’injustice.

Qu’est-ce qui pousse le lecteur à vouloir comprendre où Robinson veut en venir ? Est-ce le ton mordant de la contestation ? Serait-ce l'attraction de cette petite pointe d’arrogance qui caractériserait les Caribéens ? Quoi qu’il en soit, le poète réussit magistralement à nous transporter avec lui au cœur des événements, tout en demeurant un témoin sincère. Ce recueil est un remède contre la morosité du quotidien : l’auteur y fait preuve de compassion en reconnaissant notre humanité commune, avec pour fil rouge un ton presque contrit dans sa dignité, même devant notre impuissance.

J’ai contacté Roger Robinson peu de temps après la remise du prix T.S. Eliot 2019. Nous avons échangé par courrier électronique sur sa consécration, son recueil de poèmes et l’importance de l’empathie.

Janine Mendes-Franco (JMF) : Félicitations pour A Portable Paradise ! C’est une œuvre très importante. Pensiez-vous pouvoir remporter ce prix ou cette victoire vous a-t-elle surpris ?


Roger Robinson (RR) : Je n’ai jamais été obnibulé par les prix, mais je suis heureux d’avoir reçu cette récompense. Ce qui me préoccupe, c’est davantage le fait d’écrire des poèmes qui seront lus que d’obtenir des prix. Cependant, j’apprécie sincèrement cette distinction, grâce à laquelle mes poèmes pourront trouver un nouveau public.

JMF : Curieusement, T.S. Eliot avait choisi de vivre et de travailler en Angleterre, alors qu’il était né aux États-Unis. Vous, vous êtes né en Angleterre et êtes retourné à Trinité-et-Tobago durant votre enfance, avant de vous installer définitivement au Royaume-Uni. Aviez-vous déjà effectué ce rapprochement ? Par ailleurs, vous êtes-vous déjà interrogé sur la raison pour laquelle Trinité-et-Tobago serait, par exemple, un lieu idéal pour la formation, mais un endroit moins propice à la création que l’Angleterre ?


RR : Hmm… intéressant. Je pense que Trinité-et-Tobago est aussi un lieu de création. En revanche, l’Angleterre constitue une meilleure option pour ceux qui souhaitent faire des affaires et accéder au secteur international de l’édition.

JMF : Le Guardian vous a décrit comme étant un « dub poet (poète dub) britannico-trinidadien ». Cette étiquette vous convient-elle ? Comment présenteriez-vous la poésie « dub » à quelqu’un qui ne connaîtrait ni ce genre musical [fr], ni le spoken word (poésie performative) ?


RR : J’ai enregistré quelques albums de dub. Il me semble que d’autres personnes m’ont déjà qualifié de poète dub ; pour autant, ce n’est pas ainsi que je me définis. Pour moi, la dub poetry est une forme de poésie à la fois influencée par les rythmes du reggae et sensible à la cause ouvrière.

JMF : Que la musique ait joué un rôle aussi important n’est guère surprenant. Vous faites partie du groupe King Midas Sound, vous avez enregistré des chansons et tourné des clips… De plus, vos poèmes ont cette musicalité qui tient le lecteur en haleine, même s’il est évident que tous les poèmes ont leur propre rythme. Comment avez-vous créé ce style unique qui parait si authentique ?

RR : Je ne sais pas. Je dirais que j’écris sur les thèmes qui m’intéressent à un moment donné et que je m’y tiens. Je ne pense pas que c'était prémédité. J'ai réussi à parfaire mon art grâce à ma passion et à une pratique rigoureuse.

JMF : Se faire chantre de la vérité est un pari osé, surtout lorsque l’on sait que celle-ci n'est pas facile à atteindre. Une partie de votre œuvre se situe quasiment à la frontière entre deux genres : le journalisme et la poésie. Est-ce important que vos recueils soient lus par des gens qui ne partagent pas votre vision de la « vérité » ?


RR : Je pense que mes poèmes reflètent ma personnalité, donc je n’apporte rien de plus que mes propres interprétations. Les gens qui ont une autre vision de la vérité ne devraient pas nécessairement lire mes recueils. Toutefois, l’idée que des personnes puissent développer de l’empathie et en faire preuve me plaît. Il serait plus intéressant que nous développions cette faculté.

JMF : Aviez-vous des certitudes sur vous-même à Trinité-et-Tobago (j’imagine qu’il s’agissait de votre vision du paradis) qui se sont effondrées au Royaume-Uni ? Si tel est le cas, la poésie a-t-elle permis de combler ce fossé ? Comment en êtes-vous arrivé à penser que l’on pouvait transporter le paradis ?


RR : Premièrement, cette idée m’est venue à l’esprit parce que je voulais qu’elle soit réelle. C'est aussi à cause du parcours de ma grand-mère, qui s'est installé en Angleterre. Elle a réussi à faire venir presque tous ses enfants (ils étaient au nombre de onze) grâce à l’argent qu’elle gagnait en cousant des robes. Ils étaient son paradis à elle.

Je pense que c’est en Angleterre que je me suis découvert en tant qu’artiste international. Je n’avais pas encore conscience de cela à Trinité-et-Tobago.

JMF : Dans ce recueil, un bon nombre de poèmes semblent sous-tendus par la foi en quelque chose de plus grand, qui ressemble à un paradis plus permanent, pour ainsi dire. Quel effet souhaitiez-vous produire par ces références ?


RR : Je voulais que les gens comprennent à quel point la prière peut être une arme redoutable quand nous faisons face à des traumatismes.

JMF : Souvent, le « héros » de vos poèmes représente la figure de l’opprimé, plus particulièrement celle du migrant. Dans quelle mesure votre vécu en tant qu'étranger influence-t-elle vos écrits ?


RR : Hmm… Je ne saurais le dire. Je n’ai pas le recul nécessaire. Je suis sûr que cela a une influence. Ce que je veux dire, c’est qu’à mon arrivée en Angleterre, j’ai vécu dans des barres d'immeubles, donc j'ai su ce que c’était. Je suppose que cela m’a donné une autre vision des choses.

JMF : J’ai entendu dire que vous serez à Trinité-et-Tobago pour l'édition 2020 du Bocas Lit FestSouhaiteriez-vous collaborer avec d’autres auteurs caribéens ?


RR : En effet, je serai présent au Bocas et j’ai hâte de rencontrer d’autres écrivains. Certains poètes trinidadiens commencent à se faire un nom sur la scène mondiale. Je pense notamment à Andre Bagoo, Shivanee Ramlochan et Muhammad Muwakil. Ce serait formidable de faire connaissance avec les auteurs caribéens qui seront à Trinité-et-Tobago.

JMF : Quelles sont les personnes qui vous inspirent le plus ?


RR : Des poètes comme Kwame Dawes, Linton Kwesi Johnson [fr] et Sharon Olds ; des personnes comme Mohamed Ali [fr] et des musiciens comme David Rudder, Brother Resistance et Bunji Garlin.

JMF : La poésie reste un genre littéraire confidentiel à Trinité-et-Tobago. Néanmoins, elle parvient à se trouver une place entre la soca [fr], le rapso et les prestations de spoken word. Ces formes d’expression artistiques ne sont pas sans rappeler la tradition de la calinda [fr] (art martial) et ses chants à répondre. C‘est tout cela, la poésie caribéenne, d‘une certaine façon… À votre avis, pourquoi la poésie dégage-t-elle autant de puissance ?


RR : Je pense que la poésie possède en elle cette puissance qui développe l'empathie. Ce sont aussi les poèmes qui nous permettent d'observer la vulnérabilité de l’être humain. L’absence d’empathie et de vulnérabilité débouche souvent sur la cruauté.

JMF : Quel conseil donneriez-vous aux poètes de la région ?


RR : Continuez à écrire sans vous soucier des opinions des uns et des autres ; n’abandonnez jamais l'écriture.

JMF : Quelle est votre plus grande fierté en pensant à ce recueil ?


RR : C’est le fait de m'y être consacré pleinement. J'y ai mis beaucoup de cœur.


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