Madame du Deffand
Lettres
(1742-1780)
J’avoue avoir un faible pour Mme du Deffand (1697-1780) dont l’histoire est extrêmement brillante et infiniment triste. Par son côté brillant elle reflète la société la plus élégante et la plus spirituelle de l’ancien régime; par sa tristesse, un des aspects les plus désolés de l’âme humaine. À lire ses Lettres (1742-1780), nouvellement rééditées au Mercure de France avec une belle présentation de Chantal Thomas, on a rarement vu, on n’a peut-être jamais vu, dans un être aussi séduisant, un tel amour de la vie mondaine uni à un pareil désespoir. Et ce n’est pas toute l’originalité de Mme du Deffand. Si elle est bien de son siècle, et personne ne paraît l’avoir été davantage, les plus solides qualités de son esprit relèvent du siècle précédent, tout en portant en elle la mélancolie âpre et sombre du siècle suivant. Dans un siècle de plaisir, de sensibilité heureuse, d’optimisme, dont elle adopte les modes et toutes les apparences d’insouciante légèreté, elle semble à la fois une contemporaine de Mme de Maintenon et de la marquise de Sévigné – moins le fond religieux, et une contemporaine des René, des Oberman, des Lélia, moins l’imagination romantique (elle détestait le larmoiement amoureux). Enfin, la grande aventure de sa vie, je dirais presque la seule véritable aventure, est une des plus extraordinaire qui puisse se concevoir: la conjonction d’une terrible infirmité à l’approche de la cinquantaine et d’un amour fou à soixante-dix ans avec un homme qui avait vingt ans de moins qu’elle: le sémillant Horace Walpole.
Née en 1697 sous Louis XIV, Madame du Deffand fait son entrée dans le monde à la faveur des fastes et du libertinage de la Régence. Nature rapide et déliée, douée pour la conversation brillante et l’art de la repartie ciselée, elle fait de son salon du couvent Saint-Joseph l’un des plus prestigieux de l’époque. Elle traverse le long règne de Louis XV et meurt en 1780, au moment où les premiers désordres populaires ébranlent un système que la Révolution ne tardera plus à balayer.
Sa correspondance est une savoureuse et vivante mémoire historique. Inlassablement, elle s’entretient avec les grands esprits de son temps: Voltaire, Montesquieu, le président Hénault, d’Alembert et, surtout, Horace Walpole sa grande passion. Ses lettres regorgent de noms propres, d’anecdotes, de relations d’événements, de portraits vibrants de méchanceté et de drôlerie (voir les extraits ci-dessous). Mais elles témoignent aussi, comme déjà sa vie mondaine, d’un besoin vital de compagnie: pour éviter le tête-à-tête avec elle-même, fuir le sentiment lancinant de la proximité du néant et une disposition maladive à l’ennui. Besoin qui s’exacerbe encore quand elle devient aveugle, en 1752. Madame du Deffand observe le monde et elle-même avec lucidité. Consciente de son talent, elle ne prétend pourtant pas construire une œuvre: elle n’écrit que pour son plaisir et pour réaffirmer sans cesse sa liberté. Liberté de ne croire en rien, pas même aux affections les plus visibles. Il n’y a pas de mot plus douloureux que le dernier qu’elle adressa à Wiart, son fidèle secrétaire qui l’avait servie plus de quarante ans et se tenait devant son lit, en larmes: « Vous m’aimez donc? » chuchota-t-elle. Elle emporta dans la mort cette surprise d’avoir constaté qu’on pouvait l’avoir aimée. On se demande si sa seule affection vécue paisiblement n’a pas été pour Tonton, le chien qu’elle a légué à Horace Walpole.
Au sortir de cette énorme correspondance, on comprend pourquoi cette mondaine effrénée qui avait tout ce qui jette hors du monde (vue lucide de la misérable condition humaine, sentiment de la vanité des plaisirs, dégoût des masques et du mensonge), était l’un des écrivains préférés de Cioran au point que celui-ci lui consacra quelques pages vibrantes dans Écartèlement.
« La Pecquigny n’est d’aucune ressource, et son esprit est comme l’espace: il y a étendue, profondeur, et peut-être toutes les autres dimensions que je ne saurais dire, parce que je ne les sais pas; mais cela n’est que du vide pour l’usage. Elle a tout senti, tout jugé, tout éprouvé, tout choisi, tout rejeté; elle est, dit-elle, d’une difficulté singulière en compagnie, et cependant elle est toute la journée avec toutes nos petites madames à jaboter comme une pie. Mais ce n’est pas cela qui me déplaît en elle: cela m’est commode dès aujourd’hui, et cela me sera très agréable sitôt que Formont sera arrivé. Ce qui m’est insupportable, c’est le dîner: elle a l’air d’une folle en mangeant; elle dépèce une poularde dans le plat où on la sert, ensuite elle la met dans un autre, se fait rapporter du bouillon pour mettre dessus, tout semblable à celui qu’elle rend, et puis elle prend un haut d’aile, ensuite le corps dont elle ne mange que la moitié; et puis elle ne veut pas que l’on retourne le veau pour couper un os, de peur qu’on n’amollisse la peau; elle coupe un os avec toute la peine possible, elle le ronge à demi, puis retourne à sa poularde; après elle pèle tout le dessus du veau, ensuite elle revient à ronger sa poularde: cela dure deux heures. Elle a sur son assiette des morceaux d’os rongés, des peaux sucées, et pendant ce temps, ou je m’ennuie à la mort, ou je mange plus qu’il ne faudrait. C’est une curiosité de lui voir manger un biscuit; cela dure une demi-heure, et le total, c’est qu’elle mange comme un loup: il est vrai qu’elle fait un exercice enragé. Je suis fâchée que vous ayez de commun avec elle l’impossibilité de rester une minute en repos. Enfin voulez-vous que je vous le dise? elle est on ne peut pas moins aimable: elle a sans doute de l’esprit; mais tout cela est mal digéré, et je ne crois pas qu’elle vaille jamais davantage. Elle est aisée à vivre; mais je la défierais d’être difficile avec moi: je me soumets à toutes ses fantaisies, parce qu’elles ne me font rien; notre union présente n’aura nulle suite pour l’avenir. »
(Lettre à Monsieur le président Hénault du 9 juillet 1742.)
« J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir; chacun jouait son rôle par habitude: madame la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de Lavallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée; que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne meconnaissais pas moi-même. »
(Lettre du 20 octobre 1766.)
Madame du Deffand, Lettres (1742-1780), Éditions Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)