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dimanche 18 septembre 2022

Madame du Deffand / Lettres (1742-1780)

Madame du Deffand 

Lettres 

(1742-1780)

Patrick Corneau
20 juin 2018

J’avoue avoir un faible pour Mme du Deffand (1697-1780) dont l’histoire est extrêmement brillante et infiniment triste. Par son côté brillant elle reflète la société la plus élégante et la plus spirituelle de l’ancien régime; par sa tristesse, un des aspects les plus désolés de l’âme humaine. À lire ses Lettres (1742-1780), nouvellement rééditées au Mercure de France avec une belle présentation de Chantal Thomas, on a rarement vu, on n’a peut-être jamais vu, dans un être aussi séduisant, un tel amour de la vie mondaine uni à un pareil désespoir. Et ce n’est pas toute l’originalité de Mme du Deffand. Si elle est bien de son siècle, et personne ne paraît l’avoir été davantage, les plus solides qualités de son esprit relèvent du siècle précédent, tout en portant en elle la mélancolie âpre et sombre du siècle suivant. Dans un siècle de plaisir, de sensibilité heureuse, d’optimisme, dont elle adopte les modes et toutes les appa­rences d’insouciante légèreté, elle semble à la fois une contemporaine de Mme de Maintenon et de la marquise de Sévigné – moins le fond religieux, et une contemporaine des René, des Oberman, des Lélia, moins l’imagination romantique (elle détestait le larmoiement amoureux). Enfin, la grande aventure de sa vie, je dirais presque la seule véritable aventure, est une des plus extraordinaire qui puisse se concevoir: la conjonction d’une terrible infirmité à l’approche de la cinquantaine et d’un amour fou à soixante-dix ans avec un homme qui avait vingt ans de moins qu’elle: le sémillant Horace Walpole.


Née en 1697 sous Louis XIV, Madame du Deffand fait son entrée dans le monde à la faveur des fastes et du libertinage de la Régence. Nature rapide et déliée, douée pour la conversation brillante et l’art de la repartie ciselée, elle fait de son salon du couvent Saint-Joseph l’un des plus prestigieux de l’époque. Elle traverse le long règne de Louis XV et meurt en 1780, au moment où les premiers désordres populaires ébranlent un système que la Révolution ne tardera plus à balayer.
Sa correspondance est une savoureuse et vivante mémoire historique. Inlassablement, elle s’entretient avec les grands esprits de son temps: Voltaire, Montesquieu, le président Hénault, d’Alembert et, surtout, Horace Walpole sa grande passion. Ses lettres regorgent de noms propres, d’anecdotes, de relations d’événements, de portraits vibrants de méchanceté et de drôlerie (voir les extraits ci-dessous). Mais elles témoignent aussi, comme déjà sa vie mondaine, d’un besoin vital de compagnie: pour éviter le tête-à-tête avec elle-même, fuir le sentiment lancinant de la proximité du néant et une disposition maladive à l’ennui. Besoin qui s’exacerbe encore quand elle devient aveugle, en 1752. Madame du Deffand observe le monde et elle-même avec lucidité. Consciente de son talent, elle ne prétend pourtant pas construire une œuvre: elle n’écrit que pour son plaisir et pour réaffirmer sans cesse sa liberté. Liberté de ne croire en rien, pas même aux affections les plus visibles. Il n’y a pas de mot plus douloureux que le dernier qu’elle adressa à Wiart, son fidèle secrétaire qui l’avait servie plus de quarante ans et se tenait devant son lit, en larmes: « Vous m’aimez donc? » chuchota-t-elle. Elle emporta dans la mort cette surprise d’avoir constaté qu’on pouvait l’avoir aimée. On se demande si sa seule affection vécue paisiblement n’a pas été pour Tonton, le chien qu’elle a légué à Horace Walpole.
Au sortir de cette énorme correspondance, on comprend pourquoi cette mondaine effrénée qui avait tout ce qui jette hors du monde (vue lucide de la misérable condition humaine, sentiment de la vanité des plaisirs, dégoût des masques et du mensonge), était l’un des écrivains préférés de Cioran au point que celui-ci lui consacra quelques pages vibrantes dans Écartèlement.

« La Pecquigny n’est d’aucune res­source, et son esprit est comme l’espace: il y a éten­due, profondeur, et peut-être toutes les autres dimen­sions que je ne saurais dire, parce que je ne les sais pas; mais cela n’est que du vide pour l’usage. Elle a tout senti, tout jugé, tout éprouvé, tout choisi, tout rejeté; elle est, dit-elle, d’une difficulté singulière en compagnie, et cependant elle est toute la journée avec toutes nos petites madames à jaboter comme une pie. Mais ce n’est pas cela qui me déplaît en elle: cela m’est commode dès aujourd’hui, et cela me sera très agréable sitôt que Formont sera arrivé. Ce qui m’est insupportable, c’est le dîner: elle a l’air d’une folle en mangeant; elle dépèce une poularde dans le plat où on la sert, ensuite elle la met dans un autre, se fait rapporter du bouillon pour mettre dessus, tout semblable à celui qu’elle rend, et puis elle prend un haut d’aile, ensuite le corps dont elle ne mange que la moitié; et puis elle ne veut pas que l’on retourne le veau pour couper un os, de peur qu’on n’amollisse la peau; elle coupe un os avec toute la peine possible, elle le ronge à demi, puis retourne à sa poularde; après elle pèle tout le dessus du veau, ensuite elle revient à ronger sa poularde: cela dure deux heures. Elle a sur son assiette des morceaux d’os rongés, des peaux sucées, et pendant ce temps, ou je m’ennuie à la mort, ou je mange plus qu’il ne faudrait. C’est une curiosité de lui voir manger un biscuit; cela dure une demi-heure, et le total, c’est qu’elle mange comme un loup: il est vrai qu’elle fait un exercice enragé. Je suis fâchée que vous ayez de commun avec elle l’impossibilité de rester une minute en repos. Enfin voulez-vous que je vous le dise? elle est on ne peut pas moins aimable: elle a sans doute de l’esprit; mais tout cela est mal digéré, et je ne crois pas qu’elle vaille jamais davantage. Elle est aisée à vivre; mais je la défierais d’être difficile avec moi: je me soumets à toutes ses fantaisies, parce qu’elles ne me font rien; notre union présente n’aura nulle suite pour l’avenir. »
(Lettre à Monsieur le président Hénault du 9 juillet 1742.)

« J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir; chacun jouait son rôle par habitude: madame la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de Lavallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée; que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne; que jn’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne meconnaissais pas moi-même. »
(Lettre du 20 octobre 1766.)

Madame du Deffand, Lettres (1742-1780), Éditions Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

PATRICK CORNEAU


mercredi 15 avril 2015

Kafka / Lettre au père

Lettre au père
Franz Kafka
Franz Kafka
LETTRE AU PÈRE


Franz Kafka
Très cher père,

Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.

En ce qui te concerne, les choses se sont présentées très simplement, du moins pour ce que tu en as dit devant moi et, sans discrimination devant beaucoup d'autres personnes. Tu voyais cela à peu près de la façon suivante : tu as travaillé durement toute ta vie, tu as tout sacrifié pour tes enfants, pour moi surtout ; en conséquence, j'ai « mené la grande vie », j'ai eu liberté entière d'apprendre ce que je voulais, j'ai été préservé des soucis matériels, donc je n'ai pas eu de soucis du tout ; tu n'as exigé aucune reconnaissance en échange, tu connais « la gratitude des enfants », mais tu attendais au moins un peu de prévenance, un signe de sympathie ; au lieu de quoi, je t'ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d'amis fous ou d'idées extravagantes ; je ne t'ai jamais parlé à cœur ouvert, je ne suis jamais allé te trouver au temple, je n'ai jamais été te voir à Franzensbad, d'une manière générale je n'ai jamais eu l'esprit de famille, je ne me suis jamais soucié ni de ton commerce, ni de tes autres affaires, j'ai soutenu Ottla dans son entêtement et, tandis que je ne remue pas le petit doigt pour toi (je ne t'apporte même pas un billet de théâtre), je fais tout pour mes amis. Si tu résumes ton jugement sur moi, il s'ensuit que ce que tu me reproches n'est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant (à l'exception peut-être de mon dernier projet de mariage), mais de la froideur, de la bizarrerie, de l'ingratitude. Et ceci, tu me le reproches comme si j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait été possible d'arranger les choses autrement ― disons en donnant un coup de barre ―, alors que tu n'as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir été trop bon pour moi.

vendredi 28 mars 2014

Kafka / Lettre au père / Le doute et le désespoir

Franz Kafka

Lettre au père
Le doute et le désespoir


Franz Kafka
Franz Kafka, écrivain tchèque d'expression allemande, est né à Prague (aujourd'hui en République Tchèque) le 3 juillet 1883.
Fils d'un commerçant juif aisé, son enfance s'écoula dans le vieil empire d'Autriche où, déjà, apparaissent les signes avant-coureurs d'une déflagration inévitable, au carrefour des cultures slave (tchèque), allemande et juive. Depuis des siècles, les trois humanismes, si différents, avaient pris racine à Prague et, pour chacun d'eux, cette rencontre fut la source d'un enrichissement spirituel intense.
Ses études dans une école, puis dans une université allemandes où il obtint son doctorat en droit, exercèrent sur Franz Kafka la plus grande influence. Plus tard, il subit l'attrait et la sagesse de la religion hébraïques transmise par ses ancêtres. Sioniste ardent, il comptait s'établir en Palestine, mais, voyant apparaître les premiers symptômes de la tuberculose, il dut renoncer à son projet (1917).
La culture tchèque, elle aussi, le marqua, comme les autres écrivains de l'école de Prague (Rainer Maria Rilke, Franz Werfel, Gustav Meyrink, etc...) d'une façon décisive. Ce qui distinguait cette école, c'était une grande propension à la métaphysique, un double attrait pour les aspects réalistes du monde et pour la musique qui s'en dégage, une synthèse de rêve, d'ironie et de lucidité raisonnée.
Ce monde du rêve, que Franz Kafka décrit avec un réalisme minutieux, est déjà présent dans sa première et longue nouvelle: Description d'un combat, qui commence par une leçon de danse, et dont le héros, transporté ensuite au Japon, subira les plus terribles épreuves spirituelles. Cette nouvelle parut en partie dans la revue Hyperion (1909) que dirigeait Franz Blei. En 1913, l'éditeur Rowohlt publia le premier livre de Franz Kafka, Considérations, recueil de petits fragments en prose, d'une inquiétude extraordinairement pénétrante, et dont le style, d'une frappante nouveauté, est tout ensemble lyrique, dramatique et mélodieux. Ces fragments, Kafka les avait choisis sur mon conseil, dans son Journal, commencé en 1910 et qu'il continua presque sans interruption jusqu'à sa mort. Le livre passa inaperçu, et les suivants n'eurent guère de succès, du vivant de l'auteur, en dehors d'un cercle restreint d'amis qui, dès le premier jour, l'avaient admiré jusqu'au fanatisme pour la noblesse de son caractère.
En 1914, des fiançailles malheureuses -- rompues, renouées, puis encore une fois rompues -- plongèrent dans le désespoir ce jeune homme avide de mener une vie saine et pure, épris de perfection et presque de sainteté. Malgré des épreuves de toutes sortes -- la Guerre mondiale, qui l'ébranla profondément, les incertitudes de sa vie professionnelle (il était employé dans une compagnie d'assurances) et des rapports difficiles avec ses parents -- Franz Kafka écrivit Le Procès, publia Le Chauffeur, qui formera le premier chapitre d'Amérique, et La Colonie pénitenciaire.
En 1916, il avait terminé La Métamorphose et Le Verdict. En 1919, l'éditeur Kurt Wolff publia un recueil de ses nouvelles sous le titre Un médecin de campagne. En 1920, ayant quitté son emploi, Kafka chercha la guérison dans un sanatorium, puis dans un pays où sa soeur possédait une propriété qu'il devait décrire dans Le Château. En 1920-21, il fit la connaissance de l'écrivain tchèque Milena Jesenska-Pollak (lire ses Lettres à Milena), mais ce fut seulement au cours de la dernière année de sa vie qu'il éprouva, pour Dora Dymant, le grand amour qui devait lui redonner espoir. Avec elle, il vécut les plus heureux jours de sa vie. Mais son mal ne pardonnait pas, et l'écrivain s'éteignit le 3 juin 1924 au sanatorium de Kierling, près de Vienne (Autriche).
Ses chefs-d'oeuvre: AmériqueLe ChâteauLe Procès, le Journal, ses aphorismes et ses lettres ont été publiés après sa mort. Mentionnons encore Un Champion du Jeûne (posthume, 1924) et La Muraille de Chine (posthume, 1931).
La vie lamentable de Franz Kafka ne justifie que trop, à la réflexion, le doute et le désespoir dont son oeuvre est imprégnée. Cependant, à la différence de ses romans et de ses récits, beaucoup de ses aphorismes font apparaître sa foi en un principe supérieur régissant le monde, et la certitude qu'il existe en l'homme quelque chose qui ne saurait mourir.


Franz Kafka
Lettre au père

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0118-3
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros



vendredi 14 mars 2014

Japon / Ils reçoivent une lettre de leur fille morte dans le tsunami


Ils reçoivent une lettre 

de leur fille morte dans le tsunami




Trois ans après le drame qui a emporté leur fille en 2011, 

des parents japonais ont reçu une lettre qui datait... de 2004.


Des pins déracinés lors du tsunami de 2011 gisent sur une plage à 
Rikuzentakata, au Japon, le 7 mars 2012. (Daniel Berehulak/Getty Images)
Ils ont d'abord cru à un miracle, ils ont pensé un instant qu'elle était vivante. Trois ans après la mort de leur fille de 26 ans dans le tsunami du 11 mars 2011, des parents ont reçu une lettre signée de sa main : "Papa, Maman, quand vous recevrez cette lettre, je me demande si vous aurez déjà des petits enfants".

L'espoir retombe quand ils découvrent la date d'envoi. La jeune japonaise avait écrit le courrier le 10 janvier 2004. En visite musée de Meiji-Mura, près de Nagoya, elle avait utilisé le service "heartful letter" (lettre du fond du coeur), qui permet d'écrire une lettre qui sera envoyée dix ans plus tard. 

Son corps n'a jamais été retrouvé

Jeune et inquiète sur son avenir elle avait même écrit : "Peut-être que je serai mariée et que j’aurai un enfant, mais… et si j’étais toute seule?", continue la lettre." Juste avant le drame, elle s'était fiancée avec son amour de lycée, qu'elle fréquentait depuis huit ans. "Qui aurait pu imaginer qu'elle ne serait même pas là dans dix ans ?", demande la mère


La jeune fille travaillait dans comme intérimaire dans la ville de Otsuchi, dans la préfecture d'Iwate, quand elle a été emporté par le tsunami qui a frappé la côte japonaise. L'hôtel de ville dans lequel elle se trouvait a été balayé par l'immense vague. Son corps n'a jamais été retrouvé. Ses parents, qui avaient insisté pour qu'elle quitte Kyoto et qu'elle revienne dans sa ville natale, avaient accepté sa mort sans jamais en avoir la preuve. Depuis qu'ils ont reçu cette lettre venue tout droit du passé, le 12 janvier, ils s'accrochent à ces mots : "Maman, Papa, vous avez fait tellement pour moi. Maintenant, c’est moi qui vais prendre soin de vous."