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mardi 31 juillet 2018

Il y a 50 ans, la mort du printemps de Prague




Il y a 50 ans, la mort du printemps de Prague

Paris Match|
Au royaume du mensonge, les mots ont souvent besoin de traduction. Avril 1968, Alexander Dubcek, premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque, annonce la naissance du "socialisme à visage humain". Le paradis du prolétariat promis aux damnés de la Terre serait donc inhumain ? Au drapeau rouge, symbole révolutionnaire à Paris, les Pragois opposent le vieil étendard de leur nation prise dans la nasse soviétique depuis 1945. Douze ans après Budapest s'ouvre une période d'espérance. Elle ne survivra pas à l'été. Pas plus que la liberté d'expression. Les forces militaires du pacte de Varsovie apportent la réponse de Moscou le 20 aout à minuit. Nouvelle démonstration dialectique : une "opération de normalisation" qui fera entre 80 et 100 morts.
La chute du communisme est déjà un vieux sujet, qui revient sans cesse sur le tapis usé des propagandistes de l’Ouest, donc de tous les propagandistes, puisqu’il n’y a plus d’Est. On en recherche les causes pourtant évidentes. Sa nature maléfique, chère à tous les penseurs et gouvernements d’extrême droite pendant le XXe siècle, est devenue une évidence, un dogme, un mythe. Il ne serait plus jamais question d’étudier les aspects positifs d’une idéologie à laquelle plus rien n’est compté sauf les morts. Le retour en force du communisme serait un sujet plus neuf sur lequel sont peut-être en train d’écrire, avec leurs cocktails Molotov et leurs barres de fer, les nouveaux révolutionnaires masqués comme Zorro et casqués comme Athéna. La jeunesse reprendrait-elle des sévices ? Les casseurs ne seront pas les payeurs, étant mal payés. Les objets de consommation nous consomment, il faut les brûler avant qu’ils ne nous cuisent.
L’agacement de la bourgeoisie est grand devant les déprédations des nouveaux révolutionnaires qui gâchent les défilés bon enfant de la gauche désunie, mais sa grande peur, elle l’a eue pendant les deux siècles qui ont précédé le nôtre. A peine est-elle, de la Révolution française à la chute du mur de Berlin (1789-1989), partie en vacances idéologiques. C’était, contre les classes laborieuses, une lutte de tous les instants, dans laquelle elle perdait du terrain chaque année. Les avancées sociales, toutes initiées par les travailleurs et aucune par leurs employeurs, leur faisaient mal à dessein. La médecine remboursée, la retraite, les 40 heures, les indemnités de licenciement, les congés payés : autant de coups et de vexations subis par les dirigeants des petites, moyennes et grandes entreprises. On les mutilait, on les étouffait, on les torturait. Mais, surtout, on les ruinait. Ils appelaient leur mère police et leur père l’Etat au secours.
Les communistes ne se contentèrent pas de forcer les patrons à octroyer aux salariés des droits dont ils n’auraient jamais pu imaginer d’eux-mêmes qu’un jour on les leur réclamerait : ils prirent des pays entiers. Il y eut un monde où la moitié du monde était communiste. Les camarades ont été les derniers à avoir un empire colonial. C’était l’empire « communial ». Le communiste était presque partout chez lui, comme l’Anglais au XIXe siècle et l’Américain au XXIe. Le soleil ne se couchait jamais sur les terres rouges. Les portes de l’usine ne s’ouvraient plus sur la banlieue mais sur les cinq continents. Le coco se baignait en Yougoslavie, skiait en Arménie, randonnait en Slovénie, pique-niquait au Cambodge. Il pouvait se dire qu’il avait des camarades sur tout le globe et de toutes les couleurs. Ce fut le seul moment dans l’histoire humaine où les pauvres ont été aussi cosmopolites que les riches. Barnabooth en bleu de travail. L’homme du peuple pressé. Autrefois, les riches, les aristocrates et les bourgeois étaient partout chez eux. Soudain, une fois sur deux, ils étaient chez leurs ennemis de classe. Donc un peu mal à l’aise. Ravalaient leur colère avec leurs traveller’s cheques.

On veut faire le bonheur des hommes et qu’est-ce qui arrive ? Leur malheur.

Quelle idée saugrenue, quand on y songe : installer au pouvoir des gens qui ne l’avaient jamais pratiqué et priver du pouvoir des gens qui l’avaient toujours exercé. Les incapables aux manettes et les capables aux oubliettes. Cette idée ne pouvait sortir que d’un cerveau tordu et ne pouvait être adoptée que par des millions d’autres esprits tordus. Ce fut une surprise pour tout le monde tordu et pas tordu qu’il y eût autant de tordus sur terre. Dont moi. Toujours je préférerai l’incompétence à la compétence. Je trouve cette première plus comique et, par conséquent, plus proche de la vie atrocement drôle. Jamais je ne songerai à reprocher à quelqu’un de mal faire son travail, même Dieu a sérieusement merdé en faisant le sien. Exemple : la pénicilline. Il a fallu plusieurs siècles avant que les hommes ne l’inventent, alors qu’elle aurait aussi bien pu nous être donnée, comme le pavot et la noix de coco, ça aurait évité des millions de morts de la tuberculose. Mon cœur et mon esprit ont été, dès l’adolescence, attirés, charmés et presque envoûtés par les maladroits, les inconstants, les paresseux, les étourdis, les rejetés, les indociles, les assoupis, les incompris, les séparés, les déséquilibrés, les inconsolables, les filous. Leur philosophie de la mort me paraît mieux pensée que la philosophie de la vie professée par les agrégés d’optimisme. J’aime que le communisme ait été le premier système politique où l’on n’était pas puni pour notre bêtise, qui n’est pas notre faute, et où l’on n’était pas récompensé pour notre intelligence, que nous n’avons pas fabriquée.
On veut faire le bonheur des hommes et qu’est-ce qui arrive ? Leur malheur. Comment de si bonnes intentions se sont-elles transformées en autant de détentions ? Peut-être les gens ne veulent-ils tout simplement pas que l’on fasse quelque chose à leur place, et surtout leur bonheur : ça leur rappelle trop l’enfance. Outre que le malheur de chacun est sacré pour lui-même. Il le maintient en colère, c’est-à-dire en vie. Sans eczéma, comment se gratter ? Les hommes veulent un maître, pas un camarade. On peut s’arranger avec l’autorité d’un riche, alors que celle d’un pauvre nous insulte. Le plus haïssable dans les régimes communistes, pour ceux qui ne le sont pas, c’est d’être dirigés par des gens qui ne possèdent rien. Il est plus vexant de plier devant un locataire que sous un proprio. Il y a, dans la soumission aux possédants, la reconnaissance d’une loi de la nature, où le fort domine le faible.
Budapest 56, Prague 68, Berlin 89 : trois actes d’une tragédie largement radio et télédiffusée. Combattants de la liberté contre partisans de la servitude. C’était beau comme un feuilleton et en plus c’était vrai. Le communiste naguère insurgé, désormais submergé. Cette foule qui était sa famille devenue une mer d’ennemis. Lui, qui aurait donné sa vie pour les masses, attaqué par les masses voulant lui faire la peau. La chute progressive de l’idéologie communiste donna lieu à une multitude de drames personnels, abondante source de fictions réalistes dans laquelle les écrivains et les cinéastes du monde entier ont à peine commencé à puiser.
Ce continent englouti, cette organisation défaite, cesserons-nous un jour, communistes et non-communistes, d’en porter le poids ? Se souviendra-t-on au moins qu’en URSS il n’y avait pas de sans-abri car tout le monde avait un toit, même si le moi n’était guère autorisé ? On divorçait en une seule journée. Un employeur ne pouvait pas vous renvoyer sans vous avoir trouvé un nouvel emploi. Ministres tous fils d’ouvriers et de paysans, ce que l’on n’a jamais vu ailleurs et qu’on ne reverra sans doute plus jamais dans notre monde libre d’écraser la plus belle des libertés : celle de ne rien faire de mal.