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vendredi 18 août 2023

Marc Porée / À bout de souffle


Invisibles visiteurs : trois récits de Poe, James et Maupassant

Illustration de Pancho © D.R.


À bout de souffle

L’édition propose, l’actualité dispose. L’axiome se vérifie une fois encore avec cette édition qui réunit Edgar Allan Poe, Guy de Maupassant et Henry James, soit trois stars de la littérature du XIXe, siècle d’or du fantastique s’il en est, à travers des récits dont deux au moins, Le Horla et Le tour d’écrou, sont des classiques du genre. Mais est-ce la familiarité, et donc la paradoxale absence d’étrangeté, des deux textes de Maupassant et de James ? Toujours est-il que L’homme sans souffle de Poe, premier par ordre d’apparition, est tout près de phagocyter les deux poids lourds du volume. La faute à l’actualité sanitaire qui est la nôtre, pour ne pas la nommer.


Invisibles visiteurs. Edgar Allan Poe, « L’homme sans souffle » ; Guy de Maupassant, « Le Horla » ; Henry James, « Le tour d’écrou ». Préface de Noëlle Benhamou. Textes présentés et traduits par Jean Pavans et Émile Hennequin. Illustrations de Pancho et William Julian-Damazy. Baker Street, 320 p., 21 €


Qu’on en juge plutôt : un récit qui met d’emblée l’accent sur « la perte du souffle » (titre d’origine en anglais) et se conclut par l’évocation de la grande peste d’Athènes ne peut pas ne pas nous « interpeller », nous les covidés de l’an 2020, victimes d’anosmie, quand ce n’est pas d’agueusie, et redoutant de succomber aux effets d’une pandémie dont l’une des formes les plus graves est d’ordre pulmonaire, à l’origine de défaillances respiratoires aigües pouvant même être fatales. Comparaison n’est pas raison, assurément. Et le propos de Poe est bien sûr tout autre. Mais, une fois encore, l’occasion nous est donnée de réfléchir à ce qui fait l’actualité « absolument inépuisable » de la littérature, pour le dire avec les mots d’Hélène Cixous.

Une ville assiégée finit toujours par céder à ses assaillants dès lors que ces derniers font preuve de patience et de détermination. Ainsi débute le texte de Poe, dont le propos obvie – mais gare à l’ironie vacharde qu’il ne cesse d’y manifester – est de souscrire « au courage constant que donne la philosophie », lequel fera que, toujours, on triomphera de « la mauvaise fortune la plus tenace ». Du courage, le narrateur, un certain M. Pasdesouffle, n’en manque pas, fût-ce de manière confuse et obstinément bornée.

Il faut reconnaître que le sort qui s’abat sur lui est d’une cruauté sans nom, au point d’en devenir d’une invraisemblance tout abracadabrantesque. Roué de coups, mutilé de bout en bout, c’est le crâne fracassé et amputé, vivant, de ses viscères qu’il se trouve pendu, puis dépendu, avant que d’être enterré vivant – comme le sont, il est vrai, nombre de personnages de Poe. Mais Pasdesouffle détient vraiment la palme. En perdant la voix, alors même qu’il était en train d’agonir d’injures son épouse, le lendemain de leur nuit de noces, il perd d’abord la face. De fait, son premier « désastre » est conjugal – ce que Marie Bonaparte traduisait, en 1933, sous la forme d’un diagnostic d’impuissance caractérisée, qu’elle se faisait fort de rabattre sur la personne même de Poe ! Mais le lecteur reste libre d’appliquer la littérature à la psychanalyse, plutôt que le contraire. De fait, la démarche de Poe demeure avant tout celle d’un poète, qui aurait choisi, à la faveur du plus macabre des scénarios, de remotiver, de régénérer les « métaphores mortes » qui font notre quotidien :

« Les phrases, “le souffle me manque”, ou “j’ai perdu le souffle”, etc., se répètent assez souvent dans la conversation usuelle ; mais je ne m’étais jamais imaginé que cette terrible infortune, dont on parle tant, pût réellement et bona fide se produire. Imaginez donc, si vous avez un tour d’esprit imaginatif, imaginez, dis-je, mon étonnement, ma consternation, mon désespoir. »

La perte de la voix est une perte sèche, qui, du reste, vous sèche sur place – mais il faut la littérature pour en faire l’expérience et en prendre la mesure. Le trauma encouru – Poe est une aubaine pour les trauma studies – est certes à la mesure de la perte du souffle vital, mais c’est sa version énonciative, locutoire, davantage encore que pneumatique, qui importe à Poe. Ce dernier n’aura cessé, en effet, de pousser à son terme le plus absurde la logique d’une énonciation impossible, parce que d’outre-tombe, ou frappée d’extinction. À ce titre, la voix amuïe rejoint, dans le palmarès des périls majeurs recensés par le genre fantastique, la perte de son ombre, tout aussi fatale, telle qu’imaginée par Adelbert von Chamisso, dans L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1822).

À l’évidence, quand elle n’est pas misogyne, triste actualité de la littérature là encore, l’inspiration de Poe rejoint celle d’un romantisme allemand mâtiné de gothicisme anglais : une inspiration nourrie de sévices, d’enfermements et autres déchaînements de violence gratuitement sadomasochiste. L’humour grotesque et bouffon de Poe ne sera pas du goût de tous. On peut ne pas trouver drôles les querelles de voisinage opposant M. Pasdesouffle et M. Soufflassez (lequel a, comme son nom l’indique, du souffle à revendre, mais aussi des vues sur la femme du premier). L’érudition byzantine, quand elle touche à des questions de philosophie transcendantale (l’allemande, comme l’américaine), se fait pesante et obscurcit sans conteste l’allégorie. Mais il est difficile de résister au caractère « hénaurme » de la noirceur parodique que Poe met en scène, avec force sarcasmes et ricanements. On la reconnaît entre mille. Si on osait la métaphore musicale chère à Marcel Proust, on distinguerait bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres ; on retrouverait là « le morceau idéal » de Poe, commun à tous ses livres, « les fragments d’un même monde » ; on percevrait « son cri à lui », « aussi monotone mais aussi inimitable ». Pour le dire d’un mot plus actuel, son ADN morbide et terriblement lucide, sous ses apparences complexes et complexées.

Invisibles visiteurs : trois récits de Poe, James et Maupassant

Illustration de Pancho © D.R.

Cet air très vieux, languissant et funèbre, arguerait pour sa part Nerval, pour qui il donnerait « Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber », donne sans conteste le la à cette édition. Et c’est ainsi que la pièce initiale, bien que mince, est à deux doigts de voler la vedette, c’est un comble, aux chefs-d’œuvre programmés à sa suite. Par l’effet de loupe grossissante qui la caractérise, on la sent capable d’introduire du désordre dans un dispositif pourtant conçu pour aller crescendo. Certes, on ne fera jamais mieux que la fin indécidable du Tour d’écrou, dernier étage de l’édifice. Dans la traduction de Jean Pavans, « le petit cœur, dépossédé, avait cessé de battre », mais les querelles interprétatives autour de la mort de Miles telle que rapportée par une gouvernante privée non pas de voix, dans son cas, mais de nom, continueront d’aller bon train, lire n’étant jamais qu’une forme à peine moins dérangée de délire. Le paradoxe voudrait toutefois qu’avec sa voix empêchée, bien qu’autorisant l’émission de lugubres accents gutturaux, « l’homme sans souffle » attire « l’oreille musicienne » (Proust, encore) davantage, par exemple, que les hurlements du « Horla ».

Mais ce serait oublier l’autre face, visuelle celle-là, du dispositif. Invisibles visiteurs, titre choisi pour l’édition, rétablit une forme d’équilibre, un temps menacé. Outre qu’il était piquant de réunir, sous une même couverture, trois auteurs qui se seront nourris les uns des autres, au sens figuré, mais également littéral, dès lors que « l’entre-glose » prend des allures vampiriques, ces derniers partagent aussi une intuition, à laquelle William Godwin, le philosophe (de l’anarchisme) et romancier radical (Caleb Williams, mais encore Mandeville,1817, dont est extrait l’aphorisme qui suit), s’est chargé de donner corps : « les choses invisibles sont les seules réelles ». Le citant, Poe confirme, si besoin était, la place prépondérante prise par « l’Ange du bizarre » dans l’élaboration d’un manifeste fantastique, auquel il serait, peu ou prou, ce qu’André Breton, grand amateur d’humour noir par ailleurs, fut au surréalisme.

Montrer l’insu, l’impensé, mais encore et surtout l’invu et ses puissances, tout est là. Un défi que relèvent William Julian-Damazy et Pancho, dont les illustrations, en noir et blanc, instillent dans le texte une autre forme de respiration, nocturne et pleine page dans le cas de Pancho, dont le crayon brut et le trait haché, façon gravure sur bois, saisissent autant qu’ils font hésiter. Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre…

EN ATTENDANT NADEAU

jeudi 17 août 2023

Maupassant / Lui


Guy de Maupassant
LUI?

A Pierre Decourcelle.   

    Mon cher ami, tu n'y comprends rien ? et je le conçois. Tu me crois devenu fou ? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.
    Oui. Je me marie. Voilà.

mercredi 16 août 2023

Maupassant / Une ruse

Still Life
Ron Mueck
Guy de Maupassant
UNE RUSE

    Ils bavardaient au coin du feu, le vieux médecin et la jeune malade. Elle n'était qu'un peu souffrante de ces malaises féminins qu'ont souvent les jolies femmes : un peu d'anémie, des nerfs, et un peu de fatigue, de cette fatigue qu'éprouvent parfois les nouveaux époux à la fin du premier mois d'union, quand ils ont fait un mariage d'amour.

mardi 15 août 2023

Maupassant / L'aveugle


Guy de Maupassant
L'AVEUGLE

Qu’est-ce donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoi cette lumière tombée sur la terre nous emplit-elle ainsi du bonheur de vivre ? Le ciel est tout bleu, la campagne toute verte, les maisons toutes blanches ; et nos yeux ravis boivent ces couleurs vives dont ils font de l’allégresse pour nos âmes. Et il nous vient des envies de danser, des envies de courir, des envies de chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie, on voudrait embrasser le soleil.

jeudi 28 février 2019

Littérature / Les fautes de français des grands écrivains



Littérature : les fautes de français des grands écrivains

Que peuvent donc avoir en commun Gide, Baudelaire, Camus, Zola, Voltaire et tant d'autres écrivains de renom ? Celui d'avoir fauté... en couchant leurs phrases. Un livre recense ces fautes de français de nos maîtres littéraires. Réjouissant.

Qui, parmi nous, peut se vanter de maîtriser parfaitement l'orthographe ? Qui n'a jamais eu quelque appréhension au moment d'expédier un mail, une note, une lettre ?

Le doute peut nous prendre.
Et si parmi ces mots jetés se cachait une faute d'accord, une erreur orthographique ?  Rien de très grave, bien entendu, mais pourquoi ressentons-nous comme une gêne, un frisson de culpabilité, une poussière de honte ?
C'est qu'on ne quitte jamais vraiment les années scolaires. Ah, ces moments terribles ! Quand le professeur de français annonçait les notes des rédactions. Les copies tombaient sur la table.
La sentence écrite à l'encre rouge...
"Victor Hugo, dont l'oeuvre n'est pas exempte de fautes d'accord,  fit poliment remarquer à Lamartine qu'il avait laissé passer quelques incorrections. Ce dernier répondit : "<em>Mon principe est cependant qu'il faut en faire en vers, sans cela la grammaire écrase la poésie. La grammaire n'a pas été faite pour nous</em> !"
"Victor Hugo, dont l'oeuvre n'est pas exempte de fautes d'accord,  fit poliment remarquer à Lamartine qu'il avait laissé passer quelques incorrections. Ce dernier répondit : "Mon principe est cependant qu'il faut en faire en vers, sans cela la grammaire écrase la poésie. La grammaire n'a pas été faite pour nous !"
(capture d'écran)
Faire des fautes d'orthographe !

De nos jours, on ne risque rien sinon, peut-être, une vague déconsidération chez l'expéditeur du courrier, un air navré. Et puis, si c'est nous qui recevons la missive truffée de fautes, il est permis d'en sourire. Et de penser à Gide : "Les fautes des autres, c'est toujours réjouissant".
Cet ouvrage consolera les cancres que nous étions peut-être. Parce que les plus fameux stylistes de la langue, mais oui, ont tous fait des fautes de français.
"Il existe un comique orthographique comme il est au théâtre un comique de gestes ou de situation"Anne Boquel et Etienne Kern
Anne Boquel et Etienne Kern les relèvent avec une gourmandise évidente.
En publiant Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains (Editions Payot), ces deux professeurs de lettres, tels deux inspecteurs traquant la bavure, apportent une fraîcheur bienvenue dans l'univers souvent coincé des belles-lettres.
Guillaume Apollinaire, dans son célèbre quatrain qui ouvre <em>Le Pont Mirabeau</em> commet lui aussi une fameuse faute d'accord. L'affaire passe pourtant inaperçue depuis un siècle.
Guillaume Apollinaire, dans son célèbre quatrain qui ouvre Le Pont Mirabeau commet lui aussi une fameuse faute d'accord. L'affaire passe pourtant inaperçue depuis un siècle.
(DR)

Jules Verne, Balzac, Apollinaire, Maupassant, tous concernés !


Jules Verne décrit à ses parents la situation dans la capitale après le coup d'Etat de 1850 : "Les maisons sont criblées de bal !" écrit-il sans tituber.

Balzac prend sa plus belle plume quand il s'adresse à madame Hanska : "Allons adieu, vous une de mes consolations secrètes, vous vers qui vole mon âme et ma pensée"
Toujours Balzac, dans La cousine Bette : "Ta pension de retraite et le peu que j'ai, en mon nom, nous suffira".

L'immense Victor Hugo lui-même ne dédaignait pas les fautes d'accord. Dans Le Mendiant (Les Contemplations), il écrit :

"Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où
 ruisselait la pluie et l'eau des fondrières
Je songeais que cet homme était plein de prières
"
"Songes à mon bonheur si j'illustrais le nom Balzac!"
(Balzac, lettre à sa soeur)
Baudelaire adressant une missive à sa mère : "Ma chère mère, une de tes dernières lettres contenaient des promesses et des offres que pour rien au monde je n'accepterais."

Parfois, c'est le mot juste qui fait cruellement défaut. Les auteurs rapportent cette anecdote délicieuse au sujet d'Emile Littré, l'insurpassable lexicographe. Le grand homme avait un faible pour sa bonne. Les auteurs racontent : "Un jour qu'il la lutinait,  Madame Littré poussa la porte et s'écria " Ah, monsieur, je suis surprise !" Et le regretté Littré, se rajustant, lui répondit : "Non madame, vous êtes étonnée. C'est nous qui sommes surpris..."
L'ouvrage évoque aussi les pléonasmes et autres redondances.

Les horreurs de Zola

Stendhal, dans le Rouge et le Noir : "C'est ce que je demandes'écria-t-elle, en se levant debout."
Balzac dans Le Père Goriot : "Il regarda tristement son ouvrage d'un air triste, des larmes sortirent de ses yeux". L'écrivain aurait dû se relire avant d'envoyer le manuscrit chez l'imprimeur. Dans Une ténébreuse affaire, il écrit : "Le bruit du galop de son cheval, qui retentit sur le pavé de la pelouse, diminua rapidement."

Même conseil à Zola. Dans La débâcle, les horreurs décrites semblent avoir découragé l'habituelle rigueur de l'écrivain : "Puis, c'était un capitaine, le bras gauche arraché, le flanc droit percé jusqu'à la cuisse, étale sur le ventre, qui se traînait sur les coudes." On applaudit l'exploit...
Guy de Maupassant : "<em>La douleur de la mère s'atténuait sous la parole <strong>sucrée </strong>de l'ecclésiastique</em>"<br />
Sucrée ou sacrée ?
Guy de Maupassant : "La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sucrée de l'ecclésiastique"
Sucrée ou sacrée ?
(DR)
Et Maupassant ! Est-ce la syphilis qui le grignotait doucement quand il écrit : "Je sortis et j'entrai dans une brasserie où j'absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petitsvers pour me donner du courage(La Patronne, dans la revue La Lanterne en 1889).

Apollinaire et son fameux Pont Mirabeau, qui contient aussi une faute d'accord, et une belle, encore  :

"Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours,
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine"


On parcourt ce livre avec le sourire, mais aussi traversé par toute une gamme d'émotions. Comment rester de marbre à la lecture de cette lettre de Rimbaud à  Verlaine. Les fautes d'accord traduisent ici l'affolement du cœur :

"Reviens, reviens cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. (...) Tu n'as qu'à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah ! Je t'en supplie (...)
Oh tu ne m'oubliera pas, dis ?
Non tu ne peux pas m'oublier. Moi je t'ai toujours là.
Dis, répons à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble. Sois courageux. (...)

A toi toute la vie
Rimbaud

Enfin, histoire de pimenter la chose, les auteurs des Plus jolies fautes de français de nos grands écrivains ont même laissé une "célèbre faute à retrouver dans leur texte". L'auteur de cet article, fameux cancre, ne l'a toujours pas trouvée.
Honte à moi ?

mercredi 28 mai 2014

Maupassant / Coco

Guy de Maupassant

COCO



Dans tout le pays environnant on appelait la ferme des Lucas « la Métairie ». On n’aurait su dire pourquoi. Les paysans, sans doute, attachaient à ce mot « métairie » une idée de richesse et de grandeur, car cette ferme était assurément la plus vaste, la plus opulente et la plus ordonnée de la contrée.

mardi 27 mai 2014

Maupassant / Le masque



Guy de Maupassant
LE MASQUE

    Il y avait bal costumé, à l'Élysée-Montmartre, ce soir-là. C'était à l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l'eau dans une vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de danse. Le formidable appel de l'orchestre, éclatant comme un orage de musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier, allait éveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines, cet irrésistible désir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser, qui sommeille au fond de l'animal humain.

lundi 26 mai 2014

Maupassant / Humble drame

Van Gogh
Guy de Maupassant
HUMBLE DRAME

    Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cette joie de retrouver soudain, à cinq cents lieues du pays, un Parisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n'a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d'une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne alors qu'elle montait dans le coupé devant la porte d'une blanche maison de petite ville ?

dimanche 25 mai 2014

Maupassant / Lettre d'un fou


Guy de Maupassant
LETTRE D'UN FOU

    Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu'il vous plaira.
    Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit, et vous apprécierez s'il ne vaudrait pas mieux qu'on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
    Voici l'histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.

samedi 24 mai 2014

Maupassant / Mon oncle Jules


Guy de Maupassant
MON ONCLE JULES

A M. Achille Bénouville   


    Un vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l'aumône. Mon camarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit :
    - Ce misérable m'a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici :
    Ma famille, originaire du Havre, n'était pas riche. On s'en tirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait pas grand-chose. J'avais deux soeurs.

vendredi 23 mai 2014

Maupassant / La main


Guy de Maupassant

LA MAIN


On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d’instruction, qui donnait son avis sur l’affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n’y comprenait rien.
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.

vendredi 11 avril 2014

Maupassant / Boule de Suif


Guy de Maupassant
BOULE DE SUIF
 
 Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.
    Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: "les Vengeurs de la défaite - les Citoyens de la tombe - les Partageurs de la mort" - passaient à leur tour, avec des airs de bandits.
    Leurs chefs, anciens commerçants en drap ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de campagne , et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

jeudi 10 avril 2014

Maupassant / La mère aux monstres


Guy de Maupassant
LA MÈRE AUX MONSTRES


A Mother of Monsters by Maupassant (Dragon)
   
Je me suis rappelé cette horrible histoire et cette horrible femme en voyant passer l'autre jour, sur une plage aimée des riches, une Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous.
    Mon histoire date de loin déjà, mais on n'oublie point ces choses.
    J'avais été invité par un ami à demeurer quelque temps chez lui dans une petite ville de province. Pour me faire les honneurs du pays, il me promena de tous les côtés, me fit voir les paysages vantés, les châteaux, les industries, les ruines ; il me montra les monuments, les églises, les vieilles portes sculptées, des arbres de taille énorme ou de forme étrange, le chêne de saint André et l'if de Roqueboise.

mercredi 9 avril 2014

Maupassant / La peur


Guy de Maupassant
LA PEUR

à J.-K. Huysmans

On remonta sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranée n'avait pas un frisson sur toute sa surface qu'une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

mardi 8 avril 2014

Maupassant / La porte


Guy de Maupassant
LA PORTE

Ah ! s'écria Karl Massouligny, en voici une question difficile, celle des maris complaisants ! Certes, j'en ai vu de toutes sortes ; eh bien, je ne saurais avoir une opinion sur un seul. J'ai souvent essayé de déterminer s'ils sont en vérité aveugles, clairvoyants ou faibles. Il en est, je crois, de ces trois catégories.
    Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisants d'ailleurs, ceux-là, puisqu'ils ne savent pas, mais de bonnes bêtes qui ne voient jamais plus loin que leur nez. C'est, d'ailleurs, une chose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes, de tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à se laisser tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceux qui nous entourent, de nos enfants, de nos amis, de nos domestiques, de nos fournisseurs. L'humanité est crédule ; et nous ne déployons point pour soupçonner, deviner et déjouer les adresses des autres, le dixième de la finesse que nous employons quand nous voulons, à notre tour, tromper quelqu'un.
    Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ont intérêt, un intérêt d'argent, d'ambition, ou autre, à ce que leur femme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement de sauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de la chose.
    Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.
    Enfin les faibles ! ceux qui ont peur du scandale.

lundi 7 avril 2014

Maupassant / Mademoiselle Fifi

René Gruau
Guy de Maupassant
MADEMOISELLE FIFI

Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg, achevait de lire son courrier, le dos au fond d'un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le marbre élégant de la cheminée, où ses éperons, depuis trois mois qu'ils occupaient le château d'Uville, avaient tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours.

dimanche 6 avril 2014

Maupassant / Une veuve


Guy de Maupassant
UNE VEUVE


UNA VIUDA
A WIDOW


C'était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville. L'automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les lourdes averses.
     La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains. Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains, une odeur moisie, une buée d'eau tombée, d'herbes trempées, de terre mouillée, vous enveloppait; et les tireurs, courbés sous cette inondation continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d'esprit.

samedi 5 avril 2014

Maupassant / Au bois


Guy de Maupassant
AU BOIS

Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.
   
Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de bourgeois mûrs.

vendredi 4 avril 2014

Maupassant / Lettre trouvée sur un noyé


Guy de Maupassant
Lettre trouvée sur un noyé
Vous me demandez, Madame, si je me moque de vous? Vous ne pouvez croire qu'un homme n'ait été frappé par l'amour? Eh bien, non, je n'ai jamais aimé, jamais!
    D'où vient cela? Je n'en sais rien. Jamais je ne me suis trouvé dans cette espèce d'ivresse du cœur qu'on nomme l'amour! Jamais je n'ai vécu dans ce rêve, dans cette exaltation, dans cette folie où nous jette l'image d'une femme. Je n'ai jamais été poursuivi, hanté, enfiévré, emparadisé par l'attente ou la possession d'un être devenu tout à coup pour moi plus désirable que tous les bonheurs, plus beau que toutes les créatures, plus important que tous les univers! Je n'ai jamais pleuré, je n'ai jamais souffert par aucune de vous. Je n'ai point passé les nuits, les yeux ouverts, en pensant à elle. Je ne connais pas les réveils qu'illuminent sa pensée et son souvenir. Je ne connais pas l'énervement affolant de l'espérance quand elle va venir, et la divine mélancolie du regret, quand elle s'est enfuie en laissant dans sa chambre une odeur légère de violette et de chair.
    Je n'ai jamais aimé.

jeudi 3 avril 2014

Maupassant / Suicides


Guy de Maupassant
SUICIDES


LOS SUICIDAS
Il ne passe guère de jour sans qu'on lise dans quelque journal le fait divers suivant : 
    "Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maison portant le n° 40 de la rue de... ont été réveillés par deux détonations successives. Le bruit partait d'un logement habité par M. X... La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dans son sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel il s'était donné la mort.