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lundi 3 février 2014

Quino, papa désabusé de Mafalda, une gamine de 50 ans




Quino, papa désabusé 

de Mafalda, une gamine 

de 50 ans


Le Monde.fr |  • Mis à jour le  |Propos recueillis par Frédéric Potet

Une exposition et une intégrale de ses strips (chez Glénat) : alors qu'elle célèbreses 50 ans, Mafalda est l'une des têtes d'affiche du 41e Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. Petit bijou de critique sociale à travers les saillies d'une gamine révoltée contre le monde des adultes, la série – publiée entre 1964 et 1973 – a été l'un des comic strips les plus diffusés au monde. Son créateur, l'Argentin Quino, 81 ans, n'a pas pu se déplacer à Angoulême. Il a répondu à nos questions par courriel.




Le dessinateur Quino, créateur de Mafalda.

Mafalda a 50 ans et « toutes ses dents », comme on dit en français. Un demi-siècle plus tard, comment expliquez-vous la notoriété planétaire de ce personnage ?

Je ne le sais pas moi-même, mais peut-être est-ce dû au fait qu'une grande partie des questions qu'elle se pose sont encore sans réponse. Parfois, je me surprends moi-même de voir comment certains strips que j'ai dessinés il y a plus de quarante ans s'appliquent à des questions d'aujourd'hui. L'année dernière est sorti un livre en Italie, qui reprenait des vignettes de Mafalda parues dans la revue Siete Das. Elles étaient classées par thèmes : politique, économie… Ce qui est incroyable, c'est que de  nombreux strips semblaient faire directement référence à la dernière campagne de Berlusconi !
On compare souvent Mafalda aux Peanuts, de Charles Schultz. Dans les deux comic strips, des enfants parlent des problèmes du monde et des adultes en général, de leur point de vue d'enfant. Cela suffit-il pourexpliquer le succès de ces deux séries ?
Il est vrai que Mafalda parle de problèmes d'adultes du point de vue d'enfants. Schultz a été un maître en la matière. Avant cela, je n'avais jamais dessiné de BD avec des personnages récurrents. Je faisais de l'humour avec des personnages qui changeaient d'une planche à l'autre.
Il faut faire cependant une distinction entre ces deux séries : Charlie Brown est nord-américain alors que Mafalda est sud-américaine. Charlie Brown vit dans un pays prospère et une société opulente dans laquelle il tente désespérément de s'intégrer à la recherche du bonheur. Mafalda, elle, vit dans un pays frappé de nombreux contrastes sociaux et, bien qu'elle recherche le bonheur elle aussi, elle refuse toutes les propositions qui lui sont faites.
Charlie Brown vit également dans un monde infantile qui lui est propre, dont sont rigoureusement exclus les grandes personnes. Mafalada, elle, entretient un dialogue permanent avec le monde des adultes – monde qu'elle n'estime pas, qu'elle ne respecte pas, qu'elle déteste, qu'elle méprise et qu'elle rejette tout en revendiquant son droit à rester une enfant qui ne veut pas prendre en charge l'univers corrompu des parents.

Le personnage de Mafalda.

Faut-il remercier la marque d'électroménager Mansfield d'avoir disparu si rapidement après vous avoir commandé une série publicitaire qui aurait fait la promotion de ses produits ?
Oui, c'est sûr. Mafalda était destinée à promouvoir une nouvelle ligne d'électroménager appelée Mansfield. C'était en 1963 mais la campagne ne s'est jamais faite et les huit BD que j'ai réalisées sont restées dans un tiroir jusqu'à ce que, l'année suivante, Julian Delgado, secrétaire de rédaction à Primera Plana, me commande une série. C'est alors que j'ai repris mes créations, et c'est comme ça que tout a commencé.
A l'instar des Peanuts et de Calvin & Hobbes, Mafalda a été beaucoup copiée. La bande dessinée a-t-elle encore quelque chose à dire à propos de l'enfance et de ce qui la menace irrémédiablement : la fin de l'innocence ?
Le problème de notre monde est que les enfants perdent l'usage de la raison à mesure qu'ils grandissent. Ils oublient à l'école ce qu'ils savaient à la naissance. Ils se marient sans amour. Ils travaillent pour l'argent et, entrés à l'âge adulte, se noient non pas dans un verre d'eau mais dans un bol de soupe.
Ne regrettez-vous pas parfois d'avoir arrêté Mafalda si tôt ?
Absolument pas. Cela a été très difficile d'arrêter, mais je ne voulais pas que Mafalda devienne une de ces BD que les gens lisent par habitude, ce qui n'a aucun sens. De plus, faire un strip n'est pas la même chose que faire une BD traditionnelle. Il s'agit d'un travail très routinier, je me sentais un peu limité : il fautdessiner toujours les mêmes personnages et toujours dans les mêmes proportions. C'est comme si un menuisier devait toujours tailler la même table. Moi, je voulais aussi faire des portes, des chaises et des banquettes.
« Peu importe de savoir ce que je pense de Mafalda. Ce qui compte vraiment, c'est de savoir ce que Mafalda pense de moi », a dit un jour l'écrivain argentin Julio Cortazar. Savez-vous ce que Mafalda pense de vous ?
Mafalda est une bande dessinée qui n'a rien de réel. Je peux seulement vous direce que je suis moi : un pessimiste qui a, malgré tout, l'illusion que son travail peutfaire changer les choses.
Et si Mafalda avait poursuivi sa croissance, quelle femme de 50 ans serait-elle ?
Je n'en ai aucune idée. Certains l'imaginent mariée et mère d'enfants à la mentalité médiocre, ne pensant qu'à consommer – situation dont elle tente desurvivre. D'autres suggèrent qu'elle est devenue une « guérillera » qui raconte comment elle a survécu à la répression. Si je suis heureux de voir que Mafalda a encore des lecteurs aujourd'hui, cela m'attriste de constater que les thèmes dont elle parle restent d'actualité. Ils ont un autre nom aujourd'hui, mais ils restent les mêmes. Le monde qui existait en 1973 quand j'ai cessé de faire cette BD et que Mafalda critiquait tellement est le même, voire pire aujourd'hui.