Affichage des articles dont le libellé est Poètes. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Poètes. Afficher tous les articles

vendredi 2 décembre 2022

Bolaño, poète avant tout

 

Roberto Bolaño


Bolaño, poète 

avant tout

par Melina Balcázar
10 mars 2020

Poète avant tout. Ainsi se définissait Roberto Bolaño, comme le montre si pertinemment  le premier volume de ses œuvres complètes en français : plus de 600 pages permettent au lecteur de découvrir cette réinvention de la poésie qui traverse son écriture, même romanesque.


Roberto Bolaño, Œuvres complètes, vol. 1. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 248 p., 29 €


Il y a en effet de la poésie cachée sous ses romans, mais aussi des romans inachevés dans sa poésie. Car Roberto Bolaño pratiquait la poésie comme une forme hybride, dont l’impureté lui semblait nécessaire à sa survie au XXIe siècle. L’approche transversale adoptée pour cette édition en français – qui n’a pas d’équivalent en espagnol à ce jour – rend bien compte de cette porosité en incluant de surcroît une partie de ses nouvelles – Appels téléphoniques et autres nouvelles – et deux de ses romans courts, Amuleto et Étoile distante. En prenant le relais des éditions Christian Bourgois, cette nouvelle édition en français commence par offrir l’occasion d’une lecture d’ensemble de la poésie de Bolaño, dont une grande partie était demeurée inédite. Seuls deux recueils de poèmes étaient disponibles en français, Trois et Les chiens romantiques, traduits par Robert Amutio, à qui l’on doit la découverte de Bolaño en France [1]. Ces nouveaux textes, qui paraîtront progressivement dans les six volumes prévus, seront traduits par Jean-Marie Saint-Lu.

Roberto Bolaño, Œuvres complètes, vol. 1

Roberto Bolaño © Daniel Mordzinski

Une part essentielle de ce premier volet s’articule donc autour d’un projet conçu par Bolaño vers 1993, L’Université Inconnue, qui devait réunir une grande partie de sa poésie, et fut publié de manière posthume. S’ajoutent d’ailleurs dans ce cadre des poèmes épars, la plupart provenant de ses premières publications au Mexique dans des plaquettes ou des revues, ainsi que les poèmes parus dans des recueils antérieurs non retenus par Bolaño dans L’Université Inconnue. Ce titre, La Universidad Desconocida, est par ailleurs une adresse au lecteur qui, en autodidacte – comme Bolaño lui-même l’était –, devra parcourir ces pages, écrites durant ses années de vie précaire à Mexico et en Catalogne. Par un contact direct, voire un combat, c’est ainsi que Bolaño souhaitait être lu, d’où l’absence d’appareil critique. À nous d’adhérer à sa cause ou de la réfuter, de constituer, à l’instar de l’écrivain chilien, notre propre canon littéraire.

 

À nous d’accepter le défi, car la littérature pour Bolaño était une affaire sérieuse, une question de vie : lecture, écriture et vie ne font qu’un, le noyau qui résiste à la violence de l’histoire, de ses douloureuses répétitions, à l’absence de sens – ce mal absolu qui hantait son œuvre –, à l’oubli. Au fil de ces pages, Bolaño esquisse un autoportrait, ou bien plutôt écrit sa légende, celle de saint Roberto de Troie, chevalier et troubadour : « Ma métrique mes intuitions / ma solitude à la fin de la journée/ (Quelles sont ces rimes ? ai-je dit en tenant l’épée) / Cadeaux qui avancent dans le désert : / vous-mêmes Admirables citoyens de Troie ».

 

Réinventer le lyrisme

On l’a bien compris, tout doit en effet servir la Poésie, aussi bien la prose que la vie elle-même : chez Bolaño, le Poète doit avoir le « courage » de tout quitter pour s’y consacrer et se lancer sur les routes, comme il le dit dès 1976 dans son manifeste infra-réaliste. Cet exil qui lui était si nécessaire ressemblait à une exigence éthique et n’avait rien de nostalgique : « Peut-on avoir la nostalgie d’une terre où l’on a failli mourir ? Peut-on avoir la nostalgie de la pauvreté, de l’intolérance, de la prépotence, de l’injustice ? La cantilène entonnée par des Latino-Américains et aussi par des écrivains d’autres zones appauvries ou traumatisées, insiste sur la nostalgie, sur le retour au pays natal, et j’ai toujours trouvé que c’était un mensonge. » Son exil s’apparentait alors plutôt à une manière d’être toujours étranger, en mouvement perpétuel – tels ses personnages –, de résister à la tentation nationaliste – d’où son rejet de la notion de patrie –, mais surtout au confort d’une position stable qui lui aurait fait perdre son sens critique. Demeuré fidèle à une conception de la poésie comme révolte et subversion, il y trouve la ressource vitale pour traverser le désespoir, l’échec, l’abandon.

Roberto Bolaño, Œuvres complètes, vol. 1

La poésie dit ainsi la mélancolie de ce je qui se dédouble sans cesse, mais sans ce lyrisme « engagé » ou impudiquement pathétique que Bolaño s’est acharné à exorciser dans ses textes. « Mon lyrisme est différent», nous dit-il dans un de ses poèmes, un lyrisme prosaïque, proche de la langue et de la vie de tous les jours, proche de tous ceux qui vivent dans les marges : « les masturbateurs impénitents, les esclaves du sexe, les plaisantins du sexe, les sadomasochistes, les putains, les fétichistes des œdèmes, ceux qui n’en peuvent plus, ceux qui n’en peuvent vraiment plus ». Une imagination à la fois quotidienne et visionnaire donne forme à cette langue oscillant entre la familiarité, l’ex abrupto et l’expression crue de la jouissance sexuelle.

Une poétique de l’inachevé

Ce volume inaugural comprend également d’autres textes – des « ébauches narratives » – retrouvés dans les archives de l’auteur après sa mort, parus précédemment sous le titre Le secret du mal [2], selon l’édition espagnole établie par Ignacio Echevarría, critique littéraire et ami proche de l’auteur. Des textes sur lesquels Bolaño travaillait dans les mois précédant sa mort, inachevés non seulement par les conditions de leur genèse mais plus profondément par cette absence caractéristique de conclusion dans l’écriture de Bolaño. « Cette histoire est très simple mais elle aurait pu être très compliquée. Et aussi : c’est une histoire inachevée, parce que ce genre d’histoires n’a pas de fin », écrit-il au début de cette nouvelle qui donne son titre au recueil en espagnol.

Cet inachèvement est une manière de suggérer au lecteur l’imminence de l’horreur, comme à la fin d’Étoile distante, où l’horreur interrompt les vies des personnages, la ligne d’écriture même. Un roman dont les poètes sont les protagonistes, et où la poésie se fait alors prisme de compréhension du monde au sein de l’enquête visant le poète meurtrier, Carlos Wieder. L’énigme de l’écriture poétique devient ressource narrative, jamais résolue. Comme Bolaño tenait à l’affirmer, la tâche de l’écrivain consiste à « savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide ».

Mais, tout au long de ce judicieux premier volume de ces Œuvres complètes, Roberto Bolaño manie aussi son arme de prédilection – contre le mal, contre toute solennité morale, contre lui-même : l’humour, ce puissant moyen de désacralisation et d’autodérision. Rien de complaisant dans ce rire qui surgit du pire, mais bien plutôt une manière de (se) maintenir en éveil, de réveiller notre sens critique, parce qu’il nous rappelle qu’il faut rester alerte face aux multiples cauchemars du réel ou de l’art – vicié par l’idéologie — et savoir en lire les signes.



1. Robert Amutio revient sur sa relation avec Bolaño dans sa contribution, « Un poco raro », au dossier consacré à l’auteur chilien par la revue Europe (juin-juillet-août 2018).


2. À l’exception de deux conférences, « Sevilla me mata » et « Derivas de la pesada », figurant aussi dans Entre parenthèses, recueil d’articles et de conférences également établi par Ignacio Echevarría.

EN ATTENDANT NADEAU



lundi 17 octobre 2022

Le poète barbadien Kamau Brathwaite nous a légué un immense patrimoine linguistique

 

Le poète barbadien Kamau Brathwaite en train de lire son poème Calypso à l’université de Virginie, en avril 2008. Capture d’écran tirée d’une vidéo mise en ligne sur YouTube par RJ Ramazani.


Le poète barbadien Kamau Brathwaite nous a légué un immense patrimoine linguistique

Il poeta barbadiano Kamau Brathwaite lascia dietro di sé un retaggio linguistico (Dante)

 

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais]

L’éminent poète barbadien Kamau Brathwaite [fr] nous a quittés le 4 février 2020 à 89 ans. Sa voix singulière était unanimement reconnue comme une composante essentielle du canon littéraire caribéen de l’après-guerre.

Né Lawson Edward Brathwaite, il prend le nom de Kamau Brathwaite (union délibérée du prénom africain qu’il s’est attribué et du patronyme britannique dont il a hérité). Cette évolution reflète parfaitement sa volonté de faire coexister ces deux cultures. Son œuvre est célébrée pour sa « créolisation » novatrice de la langue anglaise. De plus, elle a fortement contribué à forger un sentiment d’identité régionale [fr], au sortir de la douloureuse période de l’esclavage et de la colonisation. Avec d'autres auteurs tels que Derek Walcott [fr] et V.S. Naipaul, Kamau Brathwaite a également aidé à faire entendre la voix de la Caraïbe dans le monde.

Il fait ses débuts dans BIM, l'audacieux magazine littéraire de Frank Collymore [fr], qui permettait aux œuvres d’auteurs émergents d'être mises en valeur aux côtés de celles d’écrivains caribéens reconnus et déjà publiés. Le blog Memo from La-La Land a défendu l’idée suivante :

Si les encouragements de [Frank] Collymore ont entretenu la flamme poétique de Brathwaite, c’est son séjour en Côte d'Or (Ghana actuel) de 1955 à 1962 qui lui a permis de se rendre compte de la relation étroite entre les expériences africaines et caribéennes. Selon moi, la quête permanente de Kamau Brathwaite repose sur l’idée que la culture caribéenne est intrinsèquement liée à celle de l’Afrique, non pas par le biais d’un lien immatériel ou génétique, mais par une transformation active des normes sociales qui s'est produite au cours de plus de trois siècles d’esclavage […]

Dans une région où des décennies plus tard subsiste un débat [fr] sur l’usage de l’anglais « correct » que l’on oppose aux « dialectes » (expression connotée), Kamau Brathwaite a inventé [fr] le terme de « langue nation », qu’il définit comme étant « l’anglais parlé par les peuples amenés dans la Caraïbe. Non pas l’anglais officiel, mais la langue des esclaves et des travailleurs, des serviteurs qui ont été amenés ici ».

Sa défense ardente de ce concept, dont il soulignait la validité au plan linguistique et la place importante dans l’identité caribéenne, a inspiré de nombreux auteurs et autrices de la région, dont Sam Selvon [fr] et Louise Bennett. En outre, il a énormément misé sur la valeur de la tradition orale de la Caraïbe, par laquelle de nombreuses coutumes africaines ont été préservées et transmises tout au long du commerce triangulaire [fr].

Comme l’a mentionné la professeure Tara Inniss-Gibbs sur Facebook :

Lire Kamau, c'est être au plus proche de l'expérience de coucher par écrit l’émotion intense du traumatisme et de l’amour d'une langue qui n’est pas la vôtre…

Le blog Memo from La-La Land a publié un commentaire plus détaillé :

Brathwaite revendique la suprématie de l’oralité – du discours – à travers sa poésie. […] Ainsi, en 1992, l’auteur a publié un recueil de poèmes issus pour la plupart de ses deux premières trilogies, The Arrivants (1972) et Other Exiles (1975). Cependant, à ce moment-là, il avait déjà découvert les avantages que procuraient l’écriture sur ordinateur. Cela l’a conduit à élaborer le « style vidéo Syncorax », qui joue énormément sur les styles et les tailles des polices de caractères. En effet, il effectue des changements à la fois dans un même poème et d’un poème à l’autre. L’effet graphique spectaculaire est tantôt considéré comme une fantaisie esthétique ou comme une ode aux merveilles de la technologie. Toutefois, en observant attentivement, il devient évident que les innovations graphiques sont en fait incorporées pour souligner et reproduire l’emphase et la modulation naturelles qui caractérisent le discours caribéen.

Publiés successivement en 1967, 1968 et 1969, les trois premiers recueils de poèmes de Brathwaite (Rights of PassageMasks et Islands) lui ont valu une reconnaissance internationale et de nombreux éloges. Ces recueils ont ensuite été republiés sous le titre The Arrivants. L’auteur s’est de nouveau penché sur les questions d’identité dans sa seconde trilogie Mother Poem (1977), Sun Poem (1982) et X/Self (1987).

Dès l’annonce de sa mort, les internautes de la région ont commencé à partager leurs souvenirs sur les réseaux sociaux. Reprenant les mots de son poème Calypso, la conservatrice de musée et artiste multi-média barbadienne Annalee Davis a écrit sur Facebook :

Je me rappelle de la conférence qu’il avait donnée au Frank Collymore Hall il y a plusieurs années : cette magnifique intonation, ce rythme qui ne pouvait venir que de la Barbade et cette façon singulière d’utiliser sa propre langue qui honorait nos identités. […]

Son concept de « langue nation » et la portée de son œuvre laissent une trace indélébile en chacun d’entre nous et je sais que les habitants de la Caraïbe et de la diaspora caribéenne pleureront sa disparition, comme nous le faisons à la Barbade.

La Première ministre barbadienne Mia Mottley a rendu hommage au défunt poète, déclarant qu'il était « certainement l’une des plus grandes figures de la littérature et des arts post-coloniaux », tandis que l’Institut George Padmore l’a décrit comme « l’un des membres du trio pan-caribéen à l'origine du Mouvement des artistes caribéens, un groupe pionnier » (les deux autres étant le Trinidadien John La Rose et le Jamaïcain né au Panama Andrew Salkey).

Sur Facebook, l’autrice Candace Ward a déclaré que « Brathwaite a eu une influence profonde sur [son] œuvre en tant que caribéaniste », tandis que l’universitaire Bartosz Wójcik a salué sa gentillesseLe professeur Kenneth Ramchand a quant à lui rappelé l’immense contribution de Kamau Brathwaite :

Kamau était quelqu’un de polyvalent, qui ne cessait de susciter l’intérêt. Il est l’auteur d’un ouvrage majeur sur la créolisation et a énormément traité de la question de la « langue nation », concept qu’il a brillamment exposé à travers sa poésie. Il a eu un rôle clé dans la découverte des puissantes traditions orales et folkloriques de la région. Son œuvre et ses théories s’inspiraient des liens intimes entre la Caraïbe, l’Afrique et la diaspora africaine. Il était particulièrement sensible à la musique, aux rythmes et à l’imagerie de la culture afro-américaine. […] J’ai toujours admiré son intérêt profond pour notre culture et notre société, sa mise en lumière de la Barbade (qui représente à la fois ses racines et un puissant symbole), ainsi que les expérimentations structurées qu’il ne cessait d’effectuer dans ses vers. Il est réconfortant de savoir qu’il est encore là, tout comme Derek Walcott et [Wilson] Harris, puisque sa mémoire restera ancrée dans la conscience de notre société.

Kamau Brathwaite était aussi un professeur d’université hautement respecté ; il a étudié au Pembroke College de l’université de Cambridge et a obtenu son doctorat à l’université de Sussex. Il a également reçu les bourses Guggenheim et Fulbright et publié plusieurs ouvrages sur la culture et l’identité africaines.

Son travail au Ghana pour le ministère de l’Éducation a eu des répercussions sur sa compréhension de l’expérience des Noirs. Parmi ses travaux académiques les plus importants, on retrouve Folk Culture of the Slaves in Jamaica (1970), Afternoon of the Status Crow (1982), et History of the Voice (1984), dans lequel il expose ses théories de la « langue nation ». Par ailleurs, il a effectué des missions professionnelles à l’université de New York et à l’UWI (University of the West Indies).

Bien connu dans le monde littéraire, Kamau Brathwaite a été lauréat international du prix Griffin de poésie (2006) pour son recueil Born to Slow Horses. Il a également remporté le Prix International de littérature Neustadt [fr] (1994), la médaille d’or Musgrave de l’Institut de la Jamaïque (2006), la médaille Robert Frost de la Poetry Society of America (2015) ainsi que le prix PEN/Voelcker pour la Poésie (2018).

Bien que ses écrits académiques relatent l’expérience caribéenne post-coloniale, c’est la poésie de Kamau Brathwaite qui a captivé l’imagination de la région et du monde. Pour reprendre les mots de l’utilisateur de Facebook Richard Drayton :

C’est en tant que poète / chamane que son nom ne cessera de résonner à chaque fois que les [peuples] caribéens essayeront de se connaître eux-mêmes.

GLOBAL VOICES

jeudi 29 septembre 2022

Matsuo Bashô / Un écrivain vagabond vivant pour le haïku

Les grandes figures historiques du Japon

Matsuo Bashô : un écrivain vagabond vivant pour le haïku

 

Fukasawa Shinji


Matsuo Bashō / El poeta trotamundos que dictó un nuevo estilo


À travers sa poésie et ses récits de voyage, nés de son désir de vivre à l’écart de la société, Matsuo Bashô s’est imposé comme l’une des plus grandes figures littéraires de Japon, célèbre pour sa contribution à l’élaboration de la forme poétique qui allait rester sous le nom de haïku.

Une vie au service de la littérature

Il y eut un temps où j’enviais les gens qui avaient un poste dans l’administration ou possédaient d’impressionnants domaines, et il m’est arrivé d’envisager de pénétrer dans le royaume du Bouddha et les parloirs où enseignent les patriarches. Au lieu de cela, j’ai épuisé mon corps dans des voyages aussi erratiques que le vent et les nuages, et focalisé ma sensibilité sur les fleurs et les oiseaux. Mais j’ai tant bien que mal réussi à gagner ma vie de cette manière, si bien qu’au bout du compte, dénué de compétence et de talent comme je le suis, je me suis entièrement dédié à cette seule affaire, la poésie.

C’est à l’approche de la cinquantaine que Matsuo Bashô (1644-1694) a écrit cet autoportrait dans son ouvrage Genjûan no ki (traduit en français sous le titre L’Ermitage d’illusion , par Jacques Bussy). Pour résumer cette citation, on pourrait dire qu’il y affirme qu’il ne saurait vivre qu’à travers la littérature — le haikai en l’occurence.

Haikai est une abréviation de haikai no renga, une version plus légère et humoristique de la poésie renga en vers liés issue de la riche tradition japonaise du waka. L’usage du mot haikai s’est répandu pour désigner des poèmes — aujourd’hui communément appelés haïku — et des textes en prose de même inspiration. À mesure que l’aptitude à lire et à écrire progressait au début de l’époque d’Edo (1603-1868), les livres de haikai sont devenus populaires chez les samurai et les citadins.

Bashô, le second fils de la famille Matsuo, est né en 1644 à Ueno, dans la province d’Iga (aujourd’hui préfecture de Mie). Les Matsuo avaient été samuraïs — bien que non rémunérés —, mais son père perdit ce statut et s’installa avec sa famille dans la ville fortifiée de Ueno, où il vécut de l’agriculture. Bashô, qui à l’origine s’appelait Kinsaku, prit le nom de Munefusa à l’âge adulte. Embauché à la fin de son adolescence par la maison Tôdô, il fut choisi comme compagnon littéraire de Toshitada, le fils du seigneur, et cette association s’avéra propice au développement de son don personnel pour la poésie. Mais Toshitada mourut jeune et, à l’approche de la trentaine, Bashô partit pour Edo.

Bashô à Edo

Pendant la jeunesse de Bashô, l’école Teimon de poésie haikai, regroupée autour de Matsunaga Teitoku, était en vogue. Ce style, qui s’appuyait sur des concepts empruntés à la poésie waka et à d’autres genres littéraires classiques, s’attachait à jouer avec les mots. Mais à Edo, Bashô découvrit l’école Danrin, fondée par Nishiyama Sôin, qui s’inspirait du texte taoïste Zhuangzi et aimait à parodier les chants du théâtre nô. Cette école, qui recourait aux associations de mots et aux tournures de phrases fantaisistes, intégrait aussi avec enthousiasme les usages poétiques du moment.

Portrait de Bashô par Ogawa Haritsu (Avec l’aimable autorisation du Bashô-ô Memorial Museum)
Portrait de Bashô par Ogawa Haritsu (Avec l’aimable autorisation du Bashô-ô Memorial Museum)

Une fois à Edo, Bashô adopta le nom de plume Tôsei. Après avoir occupé divers emplois, dont un au service municipal des eaux, il parvint, arrivé à la trentaine, a gagner sa vie comme professeur de haikai, une occupation populaire à Edo. Il organisait des réunions à Nihonbashi, peaufinait les œuvres de ses clients et éditait des anthologies. C’est à cette époque qu’il prit pour disciples des gens comme Kikaku, Ransetsu et Sanpû, qui lui accordèrent leur soutien jusqu’à la fin.

Voici, à titre d’exemple un poème écrit par Bashô pendant cette période.

実にや月 間口千金の 通り町
Ge ni ya tsuki / maguchi senkin no / tôrichô
Si belle la lune
Spectacle valant mille pièces d’or
à Tôrichô

Ces vers font une allusion humoristique à un poème célèbre du poète chinois Su Shi, qui dit qu’un instant d’une nuit printanière vaut mille pièces d’or. Tôrichô était la grande rue commerçante de Nihonbashi, au centre d’Edo, et le prix des terrains était donc très élevé. Écrit dans le style de l’école Danrin, le poème de Bashô est un chant jubilatoire à la ville en plein essor.

La solitude et les écrits de voyage

Bashô était en train de se bâtir une réputation en tant que professeur de haikai quand, en 1680, il se retira soudainement dans le village de Fukagawa, sur la rive orientale du fleuve Sumida. Le bashô, ou bananier, planté par un disciple en bordure de son ermitage, donna tout d’abord son nom à la résidence elle-même (Bashôan), avant d’être adopté par le poète et de devenir le nom de plume sous lequel il entrerait dans la postérité.

À mesure du déclin de l’école Danrin, le haikai est entré dans une période de changement et de confusion. En adoptant un mode de vie solitaire, Bashô, qui cherchait à tracer un nouveau chemin, se mit à l’étude du zen sous la conduite du prêtre Butchô. En 1684, alors qu’il abordait la quarantaine, il entreprit une série de voyages, qu’il a racontés dans les mémoires dont la liste est donnée ci-dessous.

Nozarashi kikô (Notes de voyage - Mes os blancs sur la lande)

De l’automne 1684 au printemps suivant, Bashô a parcouru la route Tôkaidô entre Edo et Iga, sa ville natale, et visité en cours de route les sanctuaires de Kyoto, Ôtsu et Atsuta.

Kashima môde (Pèlerinage à Kashima)

En 1687, Bashô a effectué un aller et retour entre Edo et Kashima pour s’adonner à la tradition dutsukimi (la contemplation de la lune).

Oi no kobumi (Notes de sac à dos)

Entre l’hiver 1687 et l’été de l’année suivante, Bashô s’est tout d’abord rendu à Iga, après quoi il s’est promené à pied dans la région du Kansai en compagnie de Tsuboi Tokoku, effectuant à cette occasion une visite aux célèbres cerisiers en fleurs de Yoshino.

Sarashina kikô (Voyage à Sarashina)

Bashô est parti de Nagoya avec Ochi Etsujin en 1688 pour contempler la lune d’automne à Sarashina avent de revenir à Edo.

Oku no hosomichi (La Sente étroite du Bout-du-Monde)

Du printemps à l’automne 1689, Bashô a voyagé avec Kawai Sora entre Edo et les provinces septentrionales de Ôshû et Dewa, puis vers l’ouest à travers le Hokuriku, avant d’arriver à Ôgaki (dans l’actuelle préfecture de Gifu).

Les nombreux voyages effectués par Bashô à un âge plus avancé étaient en partie inspirés par le désir de se soumettre à un entraînement ascétique via les pèlerinages, loin de la société. Il voulait aussi voir de ses propres yeux les nombreux endroits rendus célèbres par la littérature classique, et marcher dans les pas de moines poètes tels que Nôin, Sôgi et tout particulièrement Saigyô. La perspective de répandre son style haikai d’un bout à l’autre du pays a sans doute elle aussi contribué à le motiver.

Le poème suivant a été composé au début du voyage qu’il raconte dans Mes os blancs sur la lande.

野ざらしを 心に風の しむ身哉
Nozarashi o / kokoro ni kaze no / shimu mi kana
Os blanchis
le vent fait frissonner
mon cœur

En relisant le poème dans son contexte, on pourrait le paraphraser ainsi : « Quand j’entreprends un voyage, j’imagine mes os en train de blanchir à l’air libre, et le vent d’automne me fait frissonner ». Et pourtant, malgré l’éventualité de mourir en route, son appétit d’errance est si fort qu’il ne peut pas se retenir.

Sur les traces de Saigyô

Après le voyage dans le nord et vers l’ouest du Japon à travers le Hokuriku sur lequel repose La Sente étroite du Bout-du-Monde, Bashô a passé environ deux ans dans la région du Kansai. C’est là qu’il a écrit L’Ermitage d’illusion ,. Il est ensuite revenu à Edo, où il est resté deux ans et demi avant de repartir pour Iga en 1694. Cet été-là, il est passé par Kyoto et Ôtsu, et à l’automne par Nara et Osaka. Il est décédé le 28 novembre 1694, dans une chambre qu’il louait rue Midôsuji, à Osaka. Sa mort semble avoir été due à des maux d’estomac.

Bashô ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants. La suggestion selon laquelle il aurait eu une liaison avec une femme appelée Jutei ne repose sur rien de solide. Au cours des cinq dernières années de sa vie, on a l’impression que le style de Bashô était influencé non seulement par la littérature classique sous la forme du waka, des chants du nô, et du kanshi (poésie chinoise), mais aussi par sa compréhension du bouddhisme zen et du Zhuangzi. Il enseignait à ses disciples les concepts ascétiques du wabi, qui prône le renoncement aux satisfactions matérielles en faveur d’une pauvreté honorable, du sabi, qui valorise une forme fanée et flétrie de beauté, et du karumi, qui attribue une élégance classique au quotidien et au vulgaire.

Dans les formes de haïku où les vers sont liés, Bashô a renoncé à créer des liens via le kotobazuke (association de mots) et le kokorozuke (extension de la scène ou du récit) et choisi de développer la technique du nioizuke, littéralement « lien ressenti », dans laquelle les liens se fondent davantage sur l’humeur que sur la raison. Il a recouru à cette technique en association avec le karumi. Dans les dernières années de sa vie, Bashô s’est entouré de disciples tels que Kyorai, Jôsô, Kyoriku et Shikô. À parti du milieu de l’époque d’Edo, son style de haikai est devenu le courant dominant, et on a commencé à le vénérer pour le rôle central qu’il avait joué dans le développement de ce genre poétique.

旅に病で 夢は枯野を かけ廻る
Tabi ni yande / yume wa kareno o / kakemawaru
Malade en voyage
mes rêves errent
dans les champs flétris

Bashô a écrit ce poème peu avant sa mort à Osaka. Il fait allusion à un poème, écrit des siècles plus tôt par Saigyô, qui établit un contraste entre un printemps de jadis à Naniwa et celui d’aujourd’hui où le vent souffle entre les feuilles mortes des roseaux. À l’époque où Bashô a écrit ce poème, c’était l’hiver, et Naniwa était l’ancien nom d’Osaka, ce qui semble suggérer qu’il aspirait à voir la même végétation desséchée que dans le paysage du poème de Saigyô. Mais sa maladie l’en empêchait, et seul son esprit a quitté son corps en rêve pour errer dans les champs flétris. De façon symbolique, ce poème montre à quel point Bashô a marché jusqu’à sa mort sur les traces de Saigyô.

(Photo de titre : le portrait de Bashô, avec l’aimable autorisation du Bashô-ô Memorial Museum)

NIPPON