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jeudi 14 avril 2022

Entretien avec Siri Hustvedt

 

Siri Hustvedt


Entretien avec Siri Hustvedt

par Steven Sampson
11 février 2020


Souvenirs de l’avenir, de Siri Hustvedt, raconte les débuts new-yorkais d’une jeune romancière à la fin des années 1970, vus à travers ses souvenirs. Pour l’auteure originaire du Midwest, aujourd’hui résidente à Brooklyn avec son mari, Paul Auster, imagination = mémoire. Venue à Paris pour présenter son roman, elle a accordé un entretien à EaN.


Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf. Actes Sud, 333 p., 22,80 €  


Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

Siri Hustvedt © Jean-Luc Bertini

Quelle a été la genèse de ce texte ?

Je travaillais sur un autre roman ; il était inerte, un échec. Lors d’une dernière tentative pour le sauver, j’ai eu l’idée que la narratrice entende la voix d’une voisine à travers le mur. Tout s’est mis en place : le sinistre texte désincarné écrit par la voisine ; le roman à l’intérieur du roman, une sorte de polar à la Sherlock Holmes avec un duo comique ; et la perspective du présent, vue par une narratrice âgée. Chacun de ces éléments représente un morceau du temps : le passé vécu dans le présent comme souvenir ; la reconstruction imaginée du passé, celle-ci faisant aussi partie de la mémoire. Parce que, sans la mémoire, on ne peut imaginer l’avenir.

Comme dans Tout ce que j’aimais, l’évènement déclencheur est la découverte des documents : en l’occurrence, l’ancien journal new-yorkais de la narratrice.

Mon intérêt pour les lettres, les notes et les messages remonte loin, et vient de mon amour pour les romans du XVIIIe et du XIXe siècle, dans lesquels la découverte de lettres parfois compromettantes est importante.

« S.H. », la narratrice, se remémore sa jeunesse new-yorkaise à la fin des années 1970. S’agit-il d’un Bildungsroman nostalgique ?

On peut le considérer comme un Bildungsroman, mais non conventionnel, à cause des commentaires de la vieille narratrice. Je ne suis pas nostalgique du Manhattan de 1978. Manhattan était plus moche et plus violent qu’aujourd’hui ; pour une étudiante pauvre, c’était difficile. Tout est résumé par cette phrase du roman : « L’argent y reste dominant. » C’était aussi vrai en 1978 qu’aujourd’hui, avec cette différence : à cause d’une crise financière et le départ d’un million d’habitants, il était possible de trouver un appartement bon marché. La scène artistique – aujourd’hui disparue – était alors vivante.

S.H. vit dans un grand appartement à Brooklyn – quartier fétichisé en France –, comme vous et votre mari, Paul Auster. Êtes-vous consciente qu’on vous voit parfois comme ambassadrice de la « marque » Brooklyn ?

Nous y vivons depuis 1981. À l’époque ce n’était pas chic, et moins cher que Manhattan. Votre question me fait marrer : je me sens marginale par rapport à la culture générale.

Fraîchement arrivée à New York, la narratrice acquiert le surnom « Minnesota », d’après son État d’origine. Elle se lie d’amitié avec Whitney, New-Yorkaise sophistiquée. Incarnent-elles la différence entre le Midwest et New York ?

Au début, Minnesota, jusque-là séquestrée dans une petite ville, voit en Whitney l’incarnation du glamour cosmopolite. Au fur et à mesure de leur amitié, elle percevra la souffrance de Whitney, pourtant son objet d’amour central.

Ici, comme dans certains de vos romans précédents, le père de l’héroïne est médecin dans le Minnesota rural, où il soigne des maladies parfois sévères. Partagez-vous avec lui un intérêt pour la pathologie ?

J’ai publié un livre intitulé Les mirages de la certitude dans lequel j’examine le dualisme entre soma et psyché par rapport aux fondements néocartésiens de la neuroscience computationnelle contemporaine. Moi, je suis plutôt moniste et organiciste. Je crois que le dénigrement du corps dans la culture occidentale est lié à la misogynie. En considérant le cerveau et la raison – associés à la masculinité – comme une substance immatérielle, on réduit le corps à un objet naturel et abruti et donc féminin, d’où notre dégoût pour celui-ci. Dans mon enfance, le médecin d’une petite ville, toujours un homme, était perçu comme un demi-dieu, investi d’une magie paternelle. Enfant, Minnesota assiste à une scène de résurrection miraculeuse, empruntée à un incident que j’ai découvert dans d’obscurs mémoires médicaux et ensuite embelli (je collectionne ces mémoires, ainsi que ceux des patients psychiatriques).

Siri Hustvedt serait-elle un médecin frustré ? La fiction a-t-elle une fonction psychothérapeutique ?

Pendant quatre ans, j’ai été professeur d’écriture pour des patients confinés à la Payne Whitney Clinic. J’ai publié des articles dans des journaux psychiatriques et neurologiques sur ce sujet. Actuellement, je prépare une communication pour l’Association allemande de psychiatrie que je donnerai à Berlin. Ces invitations, ainsi que mon embauche par Cornell, ont suivi la publication de La femme qui tremble. J’en suis venue à considérer l’écriture comme thérapeutique, en particulier pour des patients psychiatriques. Maintenant je collabore avec des savants et des scientifiques travaillant sur cette question : comment la lecture et l’écriture peuvent-elles produire des changements physiologiques ? On a constaté des améliorations au niveau du foie et du système immunitaire.

Telle Nicole Krauss, aussi de Brooklyn, vous jouez avec des éléments de votre vie : ici, comme dans Les yeux bandés, l’héroïne vit sur la 109e rue. Comme vous à l’époque ? Cet aspect « méta », que signifie-t-il ?

Oui, j’y ai vécu. L’espace est réel, ainsi que mes souvenirs de cet appartement, pas complètement fiables à cause du brouillard de la mémoire – je n’ai aucun souvenir du frigo. Ce roman est un commentaire ironique sur la mémoire et les mémoires, le caractère fluctuant et fictionnel du souvenir. Je me moque des «mémoires » qui prétendent raconter « la vraie histoire » d’une vie à travers des pages de dialogues et des descriptions détaillées des visages et des vêtements dont seul un savant se souviendrait.

Tel Bachelard, votre privilégiez la configuration spatiale. La femme qui tremble contient cette phrase : « Les lieux favorisent les souvenirs explicites. » Chez vous, c’est lié à la figure du voisin – fou, bruyant, criminel, érotique – habitant à côté ou au-dessus. Ici il s’agit de Lucy Brite.

Les lieux sont fondamentaux pour le souvenir autobiographique. La poétique de l’espace m’a marquée quand j’étais étudiante, mais je m’intéresse davantage aux systèmes artificiels de la mémoire. Frances Yates, que j’ai lue au début de la vingtaine, est très importante pour moi. Je me demande pourquoi mes personnages habitent si près les uns des autres. Peut-être s’agit-il d’une géographie rêvée : on ouvre une porte et on tombe sur de l’intime. La proximité permet aussi l’écoute clandestine et les observations à l’improviste. Sur la 109e rue, il y avait un couple dont j’avais peur, ils se disputaient beaucoup, mais j’ignore d’où vient Lucy.

Lucy est une sorcière. Avez-vous été influencée par Rosemary’s Baby ou par Les sorcières d’Eastwick ?

J’ai fait des recherches sur la Wicca des années 1970, en Californie et dans l’État de New York. C’est un méli-mélo d’idées païennes filtrées à travers des textes du XIXe siècle, du féminisme, et de diverses formes de psychothérapie. J’ai ajouté des éléments plus sérieux – la gestation et la naissance –, largement évincées de la philosophie occidentale, qui traite partout des étapes de la mort. L’horreur des origines fait partie de notre héritage : « Nous naissons entre les excréments et l’urine », pour citer Tertullien, je crois [« Inter faeces et urinam nascimur », saint Augustin, ndlr]. Ce qui est intéressant dans les films et le roman que vous évoquez, c’est qu’ils sont infusés d’une peur et d’une haine des femmes qui passaient à l’époque. Je ne dis pas que la littérature devrait être purifiée de la haine ; celle-ci fait partie de la vie. C’est juste qu’on devrait la remarquer. Mes sorcières sont folles, fonctionnent comme des figures de deus ex machina, et sont dépositaires d’une certaine sagesse.

S.H. se considère comme plus quichottesque que bovaryenne. Vous aussi ?

Il y a quelques années, j’ai relu Madame Bovary. C’est un livre brillant mais cruel, dont le fondement médical est une conception de l’hystérie féminine qui était déjà un cliché à l’époque. En tant que lectrice, Minnesota cherche un héros pour modèle plutôt qu’une victime féminine tuée par son auteur. La vieille narratrice a choisi le personnage de Cervantès ; même si elle songe à l’amour, elle languit après l’aventure (voir le premier paragraphe).

Minnesota écrit un roman autour de deux héros : Ian Feathers (IF) et Isadora Simon (IS). Avez-vous écrit un roman à vingt-deux ans ? Ces acronymes désignent-ils une disposition fondamentale de chaque sexe ?

Non, j’ai inventé ce petit roman pour le grand. Il se passe dans une version fictive de la ville natale de Minnesota. « IF » – Sherlock Holmes [dont les initiales sont celles de Siri Hustvedt] –, logicien brillant, est écarté par l’héroïne, « IS » – Watson –, écrivain et biologiste. Je ne crois pas à une différence entre les sensibilités masculine et féminine. Cette « dichotomie » d’origine culturelle a été intégrée dans nos corps, dans notre matérialité. Mais la mémoire, le langage et les sentiments ne sont pas des attributs flottants, associés à une chose mystérieuse qu’on appelle le « mental » : ils trouvent leur origine dans les processus du cerveau et du corps. Minnesota n’arrive pas à écrire son roman, elle s’égare, donc elle se met à écrire sa propre vie comme si c’était un roman, avec un commentaire ajouté par la vieille narratrice. Minnesota s’exprime en « romancien » [terme utilisé dans le roman de Siri Hustvedt, ndlr], en expérimentant des styles variés. Son roman est son autoportrait en tant qu’adolescente. Tandis que le livre que vous, le lecteur, tenez dans vos mains serait la « clé » de cette histoire (de détective).

À la fin du roman, vous révélez la présence d’un « personnage caché » du XXIe siècle, une « doctoresse » à qui la narratrice racontera « des secrets derrière la porte close d’une chambre ». La psychanalyse a-t-elle nourri ce roman ?

Très astucieux de votre part ! Ce printemps, je mettrai fin à une psychanalyse qui aura duré plus de dix ans. Cette expérience m’a libérée, et si je ne l’avais pas faite ce livre n’existerait pas.

Chez vous, il y a des « frontières instables » entre certaines figures récurrentes : les fantômes, les femmes tremblantes, les épileptiques, les sujets des fugues dissociatives, les sorcières. Tous vivent dans un autre état de conscience.

C’est vrai, je suis obsédée par des frontières de tout genre – que ce soient les cadres conceptuels ou les lignes de démarcation entre les espèces. On se mêle, on se chevauche : c’est le flou, à l’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur. La maladie, en particulier la pathologie neurologique, remet en question notre conception du self. Des migraines, des convulsions inexplicables, la synesthésie tactile (je les ai tous eues) sont autant d’avenues pour explorer des frontières diverses : corps/cerveau ; vous/moi ; dehors/dedans ; objet/sujet. Je n’ai tremblé que quatre fois, mais ce fut le symptôme idéal pour l’autoanalyse.

Autre frontière floue ici : la paternité des œuvres d’art. Concernant la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, croyez-vous qu’elle a vraiment créé Fontaine, le célèbre ready-made en forme d’urinoir attribué à Marcel Duchamp ? 

Je l’ai rencontrée dans Le bois de la nuit, de Djuna Barnes. Elle paraît aussi dans un canto de Pound. Je savais qu’elle faisait partie du cercle Dada à New York et qu’elle avait publié dans The Little Review. Mais c’est quand j’ai lu la biographie d’Irene Gammel (2002) qu’elle a pris vie pour moi, et que l’histoire de l’urinoir est devenue importante pour moi comme exemple d’une artiste dont l’œuvre et l’héritage avaient été balayés. Je suis convaincue qu’elle était l’auteure de l’urinoir. Les recherches ne viennent pas de moi : elles ont été faites par Gammel, Glyn Thompson et Julian Spalding. À mes yeux, c’est irréfutable. C’est par excellence une affaire pour Sherlock Holmes !

Le critique du Guardian prétend que le thème central ici est le pouvoir masculin. Pour moi, c’est la mémoire. Y a-t-il un rapport entre les deux ?

Le livre est « surdéterminé », comme on dit en psychanalyse. Les thèmes sont enchevêtrés : une intrigue se fond dans une autre. Des souvenirs douloureux – l’incident traumatisant pile au centre du roman en plus de multiples incidents antérieurs, tous tournant autour de l’hostilité et la condescendance masculine – sont réinventés selon la perspective plus large de la vieille narratrice. La figure de la baronne est celle du couteau : elle était artistiquement et sexuellement agressive. Elle a choqué ses cohortes Dada, ces « révolutionnaires » censés découper l’art et ses dogmes. Le couteau et la clé sont les deux images en mouvement perpétuel dans ce roman. Le couteau, symbole de la rage refoulée de la jeune femme (S.H.), représente ce qu’elle ne peut dire ni ressentir. Elle aura besoin d’une clé pour aller au-delà de son passé, ce dernier s’articulant, en effet, autour de l’abus et du pouvoir masculins. Le livre qu’écrit la vieille narratrice est une tentative pour recadrer ce passé pesant.

La mémoire et l’imagination sont une seule faculté selon S.H., idée exprimée aussi dans La femme qui tremble, où vous écrivez que la notion du temps nous est transmise par le langage. On dirait une sorte de E = mc2 littéraire.

Cette idée a un long pedigree. Vico a avancé le même argument dans La science nouvelle (troisième édition, 1744), texte fondamental pour moi : memoriafantasia et ignegno font également partie de la « mémoire ». Pour William James, celle-ci n’est pas fixe, elle ne cesse de bouger. Quant à Freud, sa notion de Nachträglichkeit implique que la mémoire est altérée par le présent. La recherche des neuroscientifiques sur la reconsolidation des souvenirs témoigne du pouvoir transformateur du matériel remémoré. Ma contribution réside dans la proposition selon laquelle les images mentales de la mémoire et celles de l’imagination sont du même « genre ». Je crois également que ces images se rapprochent de celles des rêves et des hallucinations. Tout cela doit être distingué de la perception immédiate. Le temps, qu’on a mal compris, arrive peut-être à travers le langage. Si seulement on pouvait interviewer les bébés ! « Avant » et « après » puisent leurs racines en tout état de cause dans les séquences de l’enfance : l’allaitement et le bercement (Daniel Stern), même si le temps se précise postérieurement. Celui-ci peut se perdre, comme ici, où la mère vacille entre passé immédiat et futur anticipé.

En écrivant par le biais de souvenirs, avez-vous illustré la thèse de Kant, citée dans Élégie pour un Américain : « Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. »

En effet, je suis kantienne dans la mesure où je ne crois pas qu’on ait accès à « das Ding an sich ». L’attente est un aspect profond de la perception. Elle sert de base à certains chercheurs (Karl Friston) dans leurs modèles du fonctionnement du cerveau. Cela dit, je crois que la réalité réussit à pénétrer notre attente, et qu’on s’adapte à la nouveauté, aspect nécessaire de la survie. Je ne suis pas solipsiste mais plutôt sceptique concernant la validité des paradigmes qui prétendent découvrir la connaissance absolue. Je préfère utiliser diverses épistémologies dont chacune fournirait une réponse partielle à une question précise, prenant pour mot d’ordre la phrase du statisticien George Box : « Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. »

Kierkegaard est mentionné dans plusieurs de vos livres.

Il me rend folle, mais je l’adore. Un monde flamboyant est explicitement kierkegaardien : sa structure ; les couches d’ironie ; les personnages poétiques et les masques ; sa haine de « la foule » ; l’idée que le lecteur ne doit dépendre que de lui-même. Dans Souvenirs, il paraît de manière cachée (tel l’analyste) : Kierkegaard est Le mystérieux gentilhomme boiteux ou MGB. C’est lui dans le dessin, créé à partir des souvenirs des caricatures que j’ai vues à Copenhague. La boiterie fait référence à son handicap – peut-être l’épilepsie – qu’il n’a jamais nommé.

Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

Seriez-vous plus philosophe que romancière ? En mélangeant essai et fiction, cherchez-vous à subvertir des formes littéraires patriarcales ?

Oui. En vieillissant, je m’intéresse davantage à la philosophie. L’année dernière, j’ai donné une communication dans un colloque à Paris sur la philosophie et la médecine, avec pour sous-titre : « Platon, Placebo, Placenta ». La philosophie peut revêtir diverses formes, dont le roman, ce dernier étant l’idéal pour un débat. D’ailleurs, Ou bien… ou bien se lit à la fois comme un roman habillé en philosophie et comme de la philo habillée en roman. Les obsessions restent les mêmes dans tous mes livres. Quant à la subversion, dans Souvenirs, le défilé de « grands hommes » est à taille humaine, afin d’exposer l’absurdité de la littérature et de la vie.

S.H. sort avec un intellectuel new-yorkais avant de se rendre compte de sa rigidité cérébrale. Selon elle : « La pensée occidentale a été une fuite devant des ambiguïtés mêlées. » La maternité et la frontière poreuse entre mère et enfant qu’elle induit apprennent-elles aux mères à accepter l’ambiguïté, dont celle d’une narration non linéaire ?

C’est une question profonde. L’ambiguïté est mon thème. Bien évidemment, l’autonomie est une idée importante élaborée par les Lumières, avec ses avantages et ses défauts, notamment sa représentation extrême du « self-made man », né de personne et ne dépendant de personne. Toutes les femmes ne deviennent pas mères, mais l’expérience de la grossesse implique un brouillage de la frontière entre soi et l’autre, un mouvement vers la pluralité, ce qui, dans mon cas, a modifié ma vision du monde. Je me demande toujours si l’expérience de la gestation et de l’accouchement est à l’origine de diverses expressions de l’ambiguïté. De la souillure de Mary Douglas m’inspire depuis longtemps.

Comme Percival Everett et Yiyun Li, vous êtes fascinée par Alice au pays des merveilles. Ici, la chienne de Lucy s’appelle Alice, introduite ainsi : « Alice ! Alice ! Couchée ! Couchée » (« Alice!  Alice!  Down!  Down! »).

Enfant, qu’est-ce que j’ai adoré ce livre ! Je l’aime encore. J’ai appris beaucoup plus tard que l’auteur souffrait de migraines. Si je l’avais su à l’époque, mon expérience de lecture aurait été encore plus profonde.

À l’instar de Lewis Carroll, vos dessins paraissent à côté de votre texte !

Je dessine depuis l’enfance, et j’ai écrit sur l’art visuel (Les mystères du rectangle : Vivre, penser, regarder ; Les mirages de la certitude). Je songeais aux dessins des livres de mon enfance, de Dickens jusqu’à Sherlock Holmes.

Votre thèse de doctorat portait sur les métaphores de la fragmentation et l’emploi des pronoms chez Dickens.  Tout cela a-t-il influencé vos romans ?

Pendant ma thèse, j’ai commencé à m’intéresser à l’aphasie. Pour les gens atteints de cette maladie, le premier pronom à sauter est celui à la première personne. Quant à Dickens, il vit en moi depuis longtemps ; son style comique, brillant et plein d’entrain a influencé le langage de l’histoire Ian/Isadora.

Vous donnez des cours à la faculté de psychiatrie à la Weill Medical School de l’université de Cornell. Y a-t-il un rapport avec votre fiction ?

Dans mon séminaire avec les psychiatres, j’ai découvert que mes lectures m’ont donné plus de connaissances qu’en ont la plupart de mes étudiants concernant l’histoire de leur discipline, les recherches en neuroscience psychiatrique ou la philosophie du self. On prend des textes littéraires pour aborder la psychiatrie. Tout cela a sans doute influé sur ma fiction.

Le placenta est évoqué de façon poétique dans ce roman, pour réparer l’absence globale des scènes d’accouchement dans la littérature.

Actuellement, je fais des recherches pour un livre sur le placenta, où j’interrogerai cette lacune d’un point de vue philosophique, tout en examinant ce qu’on sait de la biologie et du fonctionnement de cet organe.

Le premier livre achevé par S.H. a été signé par Elena Bergthaler. Est-ce un autre exemple de l’appropriation artistique, comme avec la baronne ?

Ça fait des années qu’on attribue mon travail à mon mari, ou qu’on dit qu’il m’a tout appris. Souvent on évoque sa supposée expertise sur un sujet qui ne l’intéresse pas, si ce n’est qu’il m’a emprunté son commentaire (par exemple sur Lacan, Bakhtine). Quant à lui, il se demande pourquoi, après m’avoir cité dans un entretien, l’attribution ne paraît pas une fois l’article publié. L’enjeu, c’est l’appropriation de mon travail afin de préserver les structures de pouvoir. Il s’agit de la très répandue violence symbolique : écraser l’influence de Lee Krasner sur Jackson Pollock ; attribuer des livres et des idées à Sartre qui viennent en fait de Simone de Beauvoir ; et puis l’histoire de Duchamp et de la baronne. Ce n’est pas uniquement la question du pouvoir masculin : Elena, femme riche, est cavalière dans son attitude envers Minnesota, qu’elle traite comme une simple dactylographe. Minnesota se sent effacée ; c’est encore une question de pouvoir.

On est frappé dans ce roman par l’agglomération des significations. Un détail : à un certain moment, vous évoquez Chris Kraus, puis, plus tard dans un autre contexte, vous écrivez « They love Dick ». Cela suggère une trame souterraine.

Vous avez mis le doigt sur le cœur du livre. Le couteau, la clé, la répétition des phrases : il y en a beaucoup. Ensemble ils constituent le rythme du livre, présent dès le premier paragraphe : un mètre, un rythme qui s’appuie sur une répétition, alors qu’avec chaque nouvelle répétition la signification se modifie.

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 15 avril 2019

Siri Hustvedt / «Aujourd'hui, il est de nouveau possible de se dire féministe»

Siri Hustvedt
Werner Pawlok


Siri Hustvedt: «Aujourd'hui, il est de nouveau possible de se dire féministe»

La romancière et essayiste américaine est venue à Lausanne recevoir le Prix européen de l’essai Charles Veillon. Dans son dernier texte, la lauréate, quatrième femme à être ainsi distinguée, explore la place des femmes dans la littérature, l’art et l’inconscient
Eléonore Sulser
Publié dimanche 7 avril 2019 à 10:51, modifié dimanche 7 avril 2019 à 10:52.

Siri Hustvedt est la quatrième femme à recevoir le Prix européen de l’essai Charles Veillon depuis 1975, depuis que ce prix, l’un des plus prestigieux dans sa catégorie, est décerné. Professeure, romancière, essayiste, elle se retrouve ainsi aux côtés de Marcel Gauchet, Claudio Magris, Giorgio Agamben ou Jean Starobinski.
Ce 4 avril à Lausanne, où elle est venue recevoir ce prix remis par la Fondation Charles Veillon, elle s’émerveille de la neige qu’elle a réussi à saisir sur l’écran de son portable: il est si difficile de capter la chute des flocons. Anecdotique, mais révélateur néanmoins du regard sensible, curieux, ouvert qu’elle porte sur toute chose, sur tout ce qui touche à notre perception physique ou mentale du réel, de l’art, sur tout ce qui nous parle et nous constitue.
C’est en observant les liens que les humains tissent entre eux et avec le monde, en essayant de comprendre par la science, la psychanalyse et la neurologie mais aussi par l’intuition la façon dont ils le font, qu’elle fait œuvre, qu’elle écrit ses romans, ses essais, avançant toujours dans le doute, dans l’interrogation d’elle-même et des savoirs, dans la curiosité. Siri Hustvedt est une exploratrice. C’est ainsi qu’elle a écrit Les mirages de la certitude (Actes Sud, 2018), essai qui vient d’être salué par la Fondation Charles Veillon. Dans son dernier ouvrage paru en français en mars 2019, Une femme regarde les hommes regarder les femmes, l’exploration continue et interroge, cette fois, le rapport entre les genres, l’art et le travail de l’inconscient.
Vous recevez le Prix européen de l’essai Charles Veillon. Est-ce important pour vous d’être reconnue comme essayiste?

J’en suis très heureuse et tout particulièrement pour ce livre-là, Les mirages de la certitude, dont j’ai travaillé la matière des années durant.
Seules trois femmes ont remporté ce prix auparavant…

Je dois vous avouer que j’ai moi aussi fait ce compte. Mais j’ai aussi vu qu’un grand nombre d’anciens lauréats sont des écrivains remarquables et qu’il est extraordinaire de me retrouver parmi eux. Presque tous les prix littéraires ont un nombre très faible de lauréates. C’est peut-être d’ailleurs en train de changer. Cette situation plonge ses racines dans l’inconscient. J’appelle ça l’«effet de renforcement masculin», tandis que le féminin, lui, est marqué par un «effet de dévaluation». Pour combattre ces effets, il faut en prendre conscience et réaliser comment fonctionne notre perception. Ce problème ne concerne pas les hommes en particulier, c’est un problème collectif, culturel, c’est une idée du masculin et du féminin qui s’ancre profondément en chacun de nous.
Votre dernier essai interroge le regard des hommes sur les femmes. Quel est votre regard sur le mouvement #MeToo que certains ont pu accuser d’aller trop loin…
Il est toujours intéressant de replacer les choses dans leur contexte historique. Le mouvement des suffragettes en Angleterre, par exemple, a été très radical. Ces femmes ont fait des grèves de la faim, jeté de l’acide, etc. C’était violent. Peut-être trop. Mais je n’ai jamais entendu personne dire qu’il n’était pas juste de donner le droit de vote aux femmes.
Le mouvement #MeToo a redéfini les lignes, retracé des frontières. Ces derniers mois, et particulièrement en France, des gens se sont mis à confondre humiliation et flirt. Il y a une différence énorme entre l’humiliation et le flirt – même sans paroles – qui s’établit entre deux personnes. Le flirt est un jeu. Pour des gens sexuellement mûrs, qui ont appris le langage de la séduction, c’est un des grands plaisirs de la vie. Mais c’est un dialogue. Ce n’est pas un monologue! Il ne faut pas confondre les deux. Bien sûr, l’ambiguïté existe. Les malentendus aussi. Mais ces malentendus résultent souvent de présupposés masculins sur le pouvoir: «Bien sûr que tu me veux! Tout le monde me veut.» Beaucoup de femmes, à force d’être humiliées, n’en peuvent plus. Elles réagissent peut-être parfois un peu trop fort. Mais c’est comme ça que les choses progressent et, éventuellement, changent: en faisant beaucoup de bruit.
Qu’est-ce que #MeToo a changé pour vous?

Pendant des années, on me demandait précautionneusement si j’étais féministe. Et je répondais: «Bien sûr! Qu’est-ce qui vous fait croire que je ne le suis pas?» On répondait alors qu’on n’avait pas voulu m’attribuer d’office une étiquette qui pouvait être lourde à porter. Et je rétorquais: «Mais cette étiquette, je la revendique!» C’était l’effet du backlash qui était parvenu après les années 1970 à éloigner des femmes du féminisme. Les temps ont changé. Aujourd’hui aux Etats-Unis, il est de nouveau possible de se dire, simplement, féministe.
Dans ce dernier essai, vous notez que la culture française est marquée par un certain sexisme…

En France, les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944 seulement. En tant que femme, je trouve que règne en France une forme de condescendance inconsciente à l’égard de mes semblables qui est frappante, et plus prononcée que dans la culture anglo-américaine. Cela vient en partie du fait que la France met en avant sa culture du libertinage comme si celle-ci pouvait être une réponse à la demande d’égalité des femmes! Mais cela n’a jamais été le cas. Même si certaines femmes, dans une classe sociale particulière, ont pu jouir d’une liberté sexuelle plus grande en France qu’ailleurs, cela ne peut pas être considéré pour autant comme un équivalent des droits politiques pour des femmes. En France, on traite avec déférence les écrivaines et les intellectuelles tant que celles-ci ne franchissent pas certaines lignes. Simone de Beauvoir est l’exemple même d’une intellectuelle dont l’intelligence et le féminisme ont choqué et qui l’a payé. Ce sont, en grande partie, les féministes américaines qui l’ont portée et réhabilitée. Malgré son importance, elle vient tout juste d’entrer dans la Pléiade. Des dizaines d’années après Sartre!
«Une femme n’a pas sa place en tant qu’artiste tant qu’elle n’a pas prouvé, à plusieurs reprises, qu’elle ne va pas se faire éliminer.» Vous citez cette phrase de Louise Bourgeois… Est-elle vraie pour vous aussi? 

Parfois, ces impasses, ces murs de condescendance qui se dressent devant vous, font de vous quelqu’un de plus déterminé. Ces obstacles placés sur le chemin des femmes vous renforcent et peuvent créer une sorte d’urgence. Lorsque vous vous retournez et que vous considérez ces moments de lutte, vous en voyez les bons côtés. C’est, je crois, ce que veut dire Louise Bourgeois, elle qui avait 70 ans au moment de sa première rétrospective au MoMA, qui l’a enfin fait apparaître aux yeux du public. Alors que dès les années 1940, elle avait créé des œuvres extraordinaires…
Vous citez aussi la chorégraphe Pina Bausch qui disait: «J’ai toujours su ce que je cherche, mais je l’ai toujours su par l’intuition, pas par la tête.» Il me semble que c’est central dans votre conception de la création?
Beaucoup d’artistes qui comptent pour moi dans tous les champs artistiques, qu’ils soient hommes ou femmes, partagent cette même vision. Comment sait-on qu’une œuvre est bonne, juste? On le sait de l’intérieur. En art, c’est le ressenti qui vous guide. Et je crois que c’est très important de le reconnaître, car sans cette impulsion intérieure à laquelle les artistes répondent, sur laquelle ils s’appuient, il n’y aurait pas d’art.

Vous notez encore qu’il faut écrire de l’intérieur et non de l’extérieur. Que voulez-vous dire? 

C’est une sorte de mesure – de sentiment, plutôt – ultime du juste ou du faux. Lorsqu’on écrit, le rythme est essentiel et il est intérieur. En relisant un texte que j’avais publié dans le Guardian, je me suis dit: «Tiens? Quelque chose cloche.» La rédaction avait un peu coupé le texte. Et, ce faisant, avait rompu le rythme intérieur de mon écriture. En le lisant, je l’ai immédiatement ressenti. Rien de grave bien sûr. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce rythme qui est constitutif de nos créations.
Le rythme?

Nous sommes des êtres de rythmes. Il suffit d’y penser: les battements du cœur, la respiration, marcher, courir, sauter, le jour et la nuit, tous les rythmes circadiens, les êtres humains sont des processus, et la complexité de tous ces rythmes est, je crois, toujours présente en art. En musique, c’est très clair, en écriture aussi. Mais dans la peinture également on perçoit le rythme de la touche, des gestes, la présence du corps de l’artiste.




Essai
Siri Hustvedt
Une femme regarde les hommes regarder les femmes
Traduction de l’américain par Matthieu Dumont
Actes Sud, 238 p.






vendredi 12 avril 2019

Siri Hustvedt / «Si je n’étais pas devenue écrivaine, je serais sans doute plasticienne»


Siri Hustvedt

Siri Hustvedt: «Si je n’étais pas devenue écrivaine, je serais sans doute plasticienne»

«Un Monde flamboyant», le dernier livre de la romancière de Brooklyn, retrouve l’univers des arts plastiques, qu’elle explorait déjà dans «Tout ce que j’aimais». Elle y invente une artiste, puissante, en colère, trouble, qui joue des identités et des genres
Eléonore Sulser
Publié vendredi 12 septembre 2014 à 18:27


Siri Hustvedt: «Si je n’étais pas devenue écrivaine, je serais sans doute plasticienne»
«Un Monde flamboyant», le dernier livre de la romancière de Brooklyn, retrouve l’univers des arts plastiques qu’elle explorait déjà dans «Tout ce que j’aimais». Elle y invente une artiste, puissante, en colère, trouble, qui joue des identités et des genres
Genre: Roman
Qui ? Siri Hustvedt
Titre: Un Monde flamboyant
Trad. de l’anglais (Etats-Unis)par Christine Le Boeuf
Chez qui ? Actes Sud, 410 p.

Un Monde flamboyant. A Blazing World. Tout un monde romanesque, un monde sauvage, labyrinthique, chaotique mais très coloré; un monde chatoyant, qui brille de reflets rouges et orangés, tout comme son personnage principal Harriet Burden. Harriet Burden – ou Harry – est l’héroïne du dernier roman de la romancière de Brooklyn Siri Hustvedt. C’est une artiste, une femme en colère, qui, le burin, la plume, le pinceau à la main et les cheveux en désordre se taille un chemin dans le monde de l’art, invente une œuvre étonnante, bataillant pour se libérer de l’ombre portée des hommes et pour casser la boîte dans laquelle son sexe l’enferme.
Car, pour le gratin new-yorkais, pour la critique, si ce qu’elle fait sous son nom propre ne manque pas d’intérêt, elle est avant tout la femme de Felix Lord, un célèbre marchand d’art. Pour briser sa condition de «femme de», pour interroger le public sur sa perception des œuvres, elle met au point une série d’œuvres diaboliques et complexes, intitulée «Masquages». Elle crée trois installations d’envergure qui, chacune, seront officiellement attribuées à un homme de paille, à un artiste au nom masculin, capable d’endosser en public le rôle du créateur. Mais le succès est si fulgurant que ces créatures vont, bientôt, échapper à leur créatrice.
Des voix multiples, Harry elle-même, ses enfants, des critiques d’art, des proches, des journalistes, des amis, des artistes s’emparent du récit. L’une après l’autre, ces voix empruntent une forme, journal intime, article, interview, essai, confession. Elles s’organisent en une suite de récits qui s’éclairent ou se démentent les uns les autres. Tous tournent autour du parcours de Harry sans jamais l’élucider tout à fait. Harriet Burden apparaît comme une lointaine cousine du Dr Frankenstein et Siri Hustvedt souligne – ce qui, ici, prend tout son sens –, que Mary Shelley, créatrice du mythe de Frankenstein, était une femme de 19 ans.
Comme dans Tout ce que j’aimais (2003), la romancière retrouve le monde de l’art. On croise même dans Un Monde flamboyant certains personnages du roman antérieur: «Il y a une géographie commune, des intersections entre les deux livres, dit Siri Hustvedt. La plus grande partie d’Un Monde flamboyant prend place après la fin de Tout ce que j’aimais, qui s’achève en l’an 2000. Le projet artistique de Harry s’étend de 1998 à 2002. Elle meurt en 2004.»
Samedi Culturel: D’où vient le personnage de Harry Burden?
Siri Hustvedt: Elle est apparue un peu comme dans un rêve. Tout à coup quelque chose accroche. Une voix a soudain le pouvoir de retenir quelque chose. Là, c’était la voix d’une femme artiste extraordinairement en colère, cela venait du plus profond… S’il y a une figure de l’art contemporain qui hante mon personnage, c’est celle de Louise Bourgeois. Même si ses créations n’ont rien à voir avec celle de Harry.
Vous rappelez dans le roman que Louise Bourgeois a dû attendre 70 ans et une rétrospective au MoMA, en 1982, pour être reconnue…
Louise Bourgeois était vraiment, tout comme Harry, très en colère. C’était aussi une remarquable écrivaine. J’ai lu certains de ses écrits et on m’a dit – et je crois que la source est bonne – qu’après sa mort, elle a laissé beaucoup de textes.
Ne devenez-vous pas, de livre en livre, de plus en plus féministe?
Je suis devenue féministe à l’âge de 14 ans, au moment de ce que nous appelons, aux Etats-Unis, la deuxième vague féministe. J’avais lu Simone de Beauvoir et une petite anthologie féministe intitulée Sisterhood is powerfull. Je m’y intéresse donc depuis longtemps. Mais il est vrai que dans mes deux derniers livres, la question du féminisme ressurgit. Cela dit, dans tout ce que j’écris, des gens passent d’un sexe à l’autre; le travestissement est très présent. J’ai toujours été passionnée par les mouvements qui vont du masculin au féminin, et du féminin au masculin.
Vous passez les lignes du genre?
Oui. J’ai d’ailleurs conçu ce livre pour brouiller, déstabiliser la perception des lecteurs. Harry et son projet artistique, «Masquages», sont au cœur du récit. Mais chaque voix du roman raconte une histoire différente. L’idée est que chaque lecteur trouve sa propre place dans une histoire qui n’est pas toujours nette. Et cela fait écho aux projets de Harry elle-même, en tant qu’artiste, qui explore la perception. C’était le plan, qu’on ne puisse jamais tout à fait fixer l’histoire…
Au fil des romans, à force de décrire les travaux d’artistes imaginaires, vous bâtissez une œuvre plastique…
On pourrait en effet penser aux œuvres que je décris dans mes livres comme à des œuvres d’art conceptuel. J’ai un imaginaire visuel très fort, et si je n’avais pas été écrivaine, je serais probablement devenue plasticienne. En créant ces œuvres d’art dans un texte de fiction, je poursuis certainement un des aspects de moi-même…
Et ces œuvres sont faites de mots…
Oui. Ce qui m’intéresse quand une œuvre d’art n’existe que dans le langage, c’est que chaque lecteur doit en construire sa propre image. Elle devient alors aussi multiple que le nombre de lecteurs.
Vote roman expose nombre de théories, artistiques, contient beaucoup de références. Pourtant, on a le sentiment que toutes ces thèses sont là non pas à visée pédagogique, mais, plutôt, pour créer une sorte de trouble…
Oui, toute référence est prise dans le texte, dans le récit. On y trouve une évocation de Mary Shelley et de Frankenstein, par exemple, mais le thème du monstre court dans le récit, s’inscrit dans les voix conflictuelles qui le composent. Rien n’est là pour lui-même, tout est pris dans des discours. Les thèses exposées sont constitutives du livre, on les sent vivre à travers ses différentes voix. Elles forment le cœur de cette grande controverse… Et toutes ne sont pas vraies!
Aucune voix ne détient la vérité?
Non, personne ne possède la vérité tout entière. Pas même Harry. Ecrire ce livre, pour moi, ça a été habiter, l’un après l’autre, mes différents personnages, ces voix. Quand vous êtes à l’intérieur d’une voix, vous commencez véritablement à voir les choses sous un angle différent. Ecrire, c’était être à l’intérieur d’une voix, même de celles que je n’aime pas. Et les personnages peu sympathiques avaient néanmoins d’extraordinaires capacités d’observation… En écrivant, j’ai pris tous mes personnages au sérieux.
L’architecture du roman est complexe. Comment avez-vous travaillé?
J’ai écrit le livre par séquences, dans sa continuité, en suivant, ce qui a été très important pour moi, une sorte de rythme physique. Passant d’une voix à l’autre, il y avait d’abord une appropriation puis une mise à distance. Je me sentais très proche de Harry, par exemple, puis, il me fallait la repousser, pour, plus loin, la reprendre. C’était assez organique comme processus, assez musical. Je finissais une voix un jour, le lendemain j’en prenais une autre. C’était un jeu de personnalités multiples. Pas toujours facile à faire, mais assez exaltant.
On croise dans le texte une certaine Siri Hustvedt, qualifiée de «cible mouvante»…
C’est un passage ironique. Harry cite ce nom, alors qu’elle écrit sous le pseudonyme de Richard Brickman, dans une revue universitaire, en parodiant le langage académique. Je me suis dit, avec tous ces emboîtements de personnages, c’est le moment de glisser le mien.
Ce livre n’est-il pas une forme de réponse à la questionqu’on doit vous poser souvent: «Qu’est-ce qu’une femme qui écrit»?
C’est assez juste, en effet. Je trouve très troublante cette idée que défendent des gens comme Hélène Cixous, qu’il y a de véritables différences d’écriture chez les femmes. Bien sûr, nos expériences, notre vie corporelle, notre vie quotidienne influencent ce que nous écrivons, mais en même temps, il me semble que par l’écriture on peut devenir aussi bien homme que femme. Nous devenons toutes les voix que nous avons entendues et habitées au fil du temps. Si on veut parler d’écrits masculins ou féminins, il doit être clair qu’un homme peut écrire un texte féminin et une femme un texte masculin. Ce ne doit pas être limité.
Comme pour Harry?
Harry passe toutes ces limites. Il est clair que pour les femmes les catégorisations sont plus contraignantes que pour les hommes. Comme Simone de Beauvoir l’a dit il y a longtemps, l’homme est voué à l’universel, la femme au particulier. Mais ne voulons-nous pas tous être universels? La perception joue aussi dans l’autre sens. Quand les hommes écrivent sur l’amour, sur la vie domestique, sur l’intimité, c’est reçu différemment que si c’est une femme qui écrit. N’est-ce pas?
Harry dit à sa fille Maisie que ce qui compte pour elle, c’est le brouillard, le chaos… N’est-ce pas aussi ce qui compte pour vous, dans ce roman-là?
Oui. Le mot juste en anglais, pour moi, est mess, désordre. Cela dit, le livre n’est pas «en désordre»… N’est-ce pas? Ce que je cherche à créer, en fait, c’est ce que j’appelle des zones de focalisation ambiguë. C’est ma position théorique, celle que je développe dans mes essais. Si vous appliquez des théories différentes au même problème, vous aurez des réponses différentes. Mais si vous rassemblez ces réponses, vous obtiendrez une sorte de «focalisation ambiguë». Ce livre est, d’une certaine manière, une version fictionnelle de ce projet. Les limites, les frontières, que nous tenons souvent pour fixes, sont faites pour être remises en question. Et là, de nouveau, le livre dépend de ses lecteurs…