Affichage des articles dont le libellé est Olivier Steiner. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Olivier Steiner. Afficher tous les articles

mardi 16 août 2016

Olivier Steiner en dialogue avec Emmanuel Lagarrigue






Olivier Steiner en dialogue avec Emmanuel Lagarrigue

Olivier Steiner 25 avril 2016
Le journal d'Olivier Steiner

Olivier Steiner :
Très beau, ce titre de ta dernière expo chez Dilecta, Quelque chose d’invisible n’en peut plus. C’est de Hélène Bessette ?
Emmanuel Lagarrigue : Oui je ne suis pour rien dans ce titre ! C’est bien une citation de Bessette. Si je ne trompe pas ça vient de Si, un de ses derniers romans publiés. En fait tous les textes qui sont dans l’expo (sauf un) sont de Bessette. C’est une expo qui retrace le lien que j’ai avec son travail ces dernières années.
OS : Comment comprends-tu, entends-tu, ce quelque chose qui n’en peut plus ? On admettrait bien volontiers un « Quelque chose n’a pas eu lieu », mais il s’agit de « n’en plus pouvoir ». L’articulation avec « chose » est frappante.
EL : Moi c’est plus l’invisibilité de cette chose qui me marque en premier dans la phrase. Comment savoir que quelque chose n’en peut plus si cette chose est invisible ? Avec elle il est toujours question d’absence, de disparition, mais en même temps exister quand même. Du coup ça ne me choque pas ce côté un peu animiste, comme si toutes les choses devaient se battre pour exister…

lundi 15 août 2016

Olivier Steiner dialogue avec Clément Bénech

Clément Bénech (chemise blanche) et Olivier Steiner, dans le salon de Camille Laurens un soir de 31 décembre, quelque part avant minuit.
Clément Bénech (chemise blanche) et Olivier Steiner, dans le salon de Camille Laurens un soir de 31 décembre, quelque part avant minuit.



Olivier Steiner dialogue avec Clément Bénech




Oivier Steiner 
 5 février 2016 
Olivier Steiner : Alors, cette grasse mat, terminée ?
Clément Bénech : Oui à peu près !
OS: Sorti hier soir ?
CB : Non, écrit et lu (Rosset, L’Invisible)
OS: Bien ! Good boy ! ça doit te plaire, Rosset, j’imagine bien que ça te plaise.
OS:  C’est français « j’imagine bien que ça te plaise ? », j’ai comme un doute soudainement.
CB: Haha je suis très fan oui… ça me semble français, ça me choque pas !
OS: Bon. Tu sais qu’on est pas tout à fait seuls en ce moment ?
CB: Dans l’univers tu veux dire ?
OS: Oui, ça, déjà, c’est sûr, c’est même certain. Mais dans cette fenêtre de tchat non plus. Je pense à Diacritik tu sais, j’aimerais publier un dialogue avec toi, de l’écriture courante comme aurait dit l’Autre. Et puis ça fait des lustres qu’on se s’est pas vus, pas vraiment parlés….

samedi 13 août 2016

Olivier Steiner / Je cherche un homme

Fernando Vicente

Je cherche un homme



Jeudi 31 décembre 2015
Vous savez, je ne parle pas de moi parce que je m’intéresse, je parle de moi pour dire le moins de conneries possibles. Moi, la matière moi, ça ne m’intéresse pas, plus, vraiment, si peu. Ce qui m’intéresse encore c’est tout ce qui me traverse et me modifie, tout ce que je ressens, comprends et comprends pas, qui vient de l’extérieur, outside disait MD, les autres, l’altérité. Les autres, l’adversité. Je parle de moi car c’est vous qui m’intéressez.
2015 fut une année de merde, du début à la fin. Charlie, dépression, hospitalisation, rupture amoureuse, TS sérieuse, nouvelle hospitalisation, retour Paris à la case départ, avec de nouveaux cheveux blancs, Chantaldisparue, un éditeur que j’ai peut-être perdu à jamais, suicide social après le suicide du corps, up & down, détruire, disait-elle.

lundi 8 août 2016

Olivier Steiner / Quelque chose comme la plénitude

FullSizeRender


Quelque chose comme la plénitude

Olivier Steiner 
6 mars 2016 
Le journal d'Olivier Steiner


I
l est arrivé vendredi matin, pour le week-end. Il ne vit pas à Paris. Il neigeait le matin de son arrivée, aujourd’hui dimanche il fait soleil.
Il a pris l’Orlyval, le RER B. Il a changé à Châtelet puis est descendu à Nation. Je lui avais indiqué le chemin : prendre le boulevard Voltaire puis la rue du même nom, sur la droite. Ensuite tel numéro, tels codes puis courage, 6ème étage droite, sans ascenseur. Je l’attendais puis il était là. C’est tellement con à dire. J’ai ouvert la porte.

C’est peut-être cette connerie toute prodigieuse dont je voudrais parler. Nous sommes restes des heures sur le lit, dans les draps, serrés, de plus en plus fort, serrés, à attendre la fin du vertige, à se nourrir comme des affamés, à se manger l’un l’autre, se respirer, se respirer encore.
Nous aurions pu sortir, il y a tant de choses à voir à Paris quand on ne connaît pas Paris, nous ne sommes pas sortis. Pas la peine. Pas de spectacle ni de ciné, rien. Sommes restés dans le lit, autour du lit, dans la baignoire, autour de la baignoire des jours entiers, trois jours exactement, deux nuits. Là, en ce moment il dort et je le regarde. D’habitude c’est lui qui me regarde tandis que je dors car je suis celui des deux qui dort le plus, qui a le plus besoin de sommeil.
Il va partir, il va bientôt repartir, je n’en ai pas envie et en même temps je sais que ce serait un enfer si cette plénitude se prolongeait. Je me connais, je pourrais aller très loin, trop loin, là où il ne faut pas aller. Pas l’oubli de soi, comment dire ? Pas la négation, non. Quelque chose comme une dissolution. Voilà. Comme une pastille effervescente dans un bain, la dissolution d’un corps dans un autre corps. Du solide dans du liquide.
Comment ne pas penser à Duras, encore. Ou à Camille Laurens. Ravissement, dissolution, au risque de la perte et de la mort. La différence entre Duras et Camille Laurens ? La réforme. La première est catholique, forcément, aussi catholique que cathodique, la seconde proteste, est protestante, discrète, on dira qu’elle joue aussi sur les mots, elle aime bien ça, c’est sa réserve à elle, son quant à elle, cette façon qu’elle a de sourire au dernier moment, juste avant la larme. Je parle bien sur de style, d’architecture, pas de Dieu. Ou bien je parle de leur style de Dieu. Vous voyez.
Où en étais-je ? Je me suis un peu perdu. On se perd des qu’on écrit le mot Dieu, à chaque fois c’est trop immense.
Alors il va repartir dans sa vie, sa région, il va retrouver ses enfants, je vais rester ici. Le manque va pouvoir recommencer. C’est triste et c’est bien, le manque fera que la vie continuera. Sans lui, je veux dire le manque, tout se fige, on est bien, si bien. Tellement bien. Dans cet endroit, ce quelque chose comme la plénitude, on dira l’amour faute de mieux, dans cet endroit privé de manque, il n’y a plus rien à écrire, plus rien à lire, à voir, à visiter. Il n’y a peut-être plus rien à vivre, à attendre, plus rien, que la mort à venir, qu’elle nous surprenne, là, dans les draps, sur ce lit qui dure depuis trois jours, cet enfer, ce charme, ce « malheur merveilleux. »
C’est con, vous savez. Ça ne rend pas intelligent. Ce serait comme porter deux cœurs gros ensemble dans la même poitrine, plus d’espace pour le moindre cerveau.
Ici tout n’est plus que battements cardiaques, gros bouillons de sang chaud et froid. C’est tout. C’est rien.

dimanche 7 août 2016

Olivier Steiner / « Dans le scénario de mon désir »

9782070135950

Olivier Steiner(Bohème) : « dans le scénario de mon désir »

Christine Marcandier 
 29 novembre 2015 

I
l y a quelques jours, répondant à la remarque d’un lecteur à propos de son texte De la frustration, Olivier Steiner a eu cette phrase, magnifique et qui pourrait, peut-être, dire la manière de Bohème : « Le seul élément fictif est le fait que je ne dis pas tout ».

Bohème, donc, premier roman de l’écrivain Olivier Steiner, fiction plurielle : récit dont le lecteur perçoit les racines intimes, fiction d’un nom aussi, celui de son auteur, « ce mot de bohème vous dit tout » comme le rappelle l’épigraphe empruntée à Balzac. Et Jérôme Léon, l’un des deux personnages du roman, double de son auteur, pourrait être une créature balzacienne, l’un de ces jeunes gens à la conquête de Paris, partis de rien, voulant tout, « plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin », comme le dit encore Balzac dans la citation inaugurale. L’énergie du tout ou rien, dès l’incipit tonitruant, « ma main à couper qu’on n’entre pas chez vous en frappant poliment la porte. Je m’appelle Jérôme Léon, j’ai vingt-six ans et je n’ai pas envie de vous laisser le choix. Me voici ».
« Me voici », Jérôme Léon faisant irruption dans l’existence d’un metteur en scène, un soir de représentation. « Me voici », Olivier Steiner, faisant irruption dans le champ littéraire, avec son pseudonyme littéraire (Duras, jamais loin) et cinématographique (le Truffaut du Dernier métro, Marion Steiner sous les traits de Deneuve), « un nom de vie », comme l’écrit Jérôme Léon de sa propre invention d’un nom, de l’existence qui siéra à ce nom. « Attention, quand on veut vraiment quelque chose, quand le désir est suffisamment fort, celui-ci finit toujours par tordre la réalité. Toujours ».
Bohème, donc, comme on ouvre une destinée, comme on démontre que le romantisme n’est ni mort ni mièvre, que la passion est un moteur existentiel comme littéraire, qu’un tel livre « n’est pas la transcription ou la narration d’une histoire d’amour que j’aurais vécue dans ma vie, il est tout entier et à lui seul cette histoire d’amour ». Comme on met derrière soi Balzac, Tristan et Iseult, le Barthes desFragments d’un discours amoureux et le Guibert duMausolée des amants ou de Fou de Vincent, évidemment, mais balayés car « me voici ».
Le sujet de Bohème pourrait tenir en quelques phrases : un jeune homme pressé assiste à une pièce de théâtre à Madrid, croise le regard du metteur en scène (célébrissime et pressé, lui aussi), lui tend un papier avec son numéro de téléphone. Pierre lui écrit, une correspondance débute, SMS, mails, puis l’apprentissage (difficile pour Jérôme) du téléphone. Varier les supports du dire comme une démultiplication des déclarations d’amour, d’un faire l’amour sans le faire. Tout sépare Pierre et Jérôme, leur âge, leur statut social (Pierre Lancry met en scène Wagner et pour Jérôme, « fils d’ouvrier, Wagner c’est comme le ski, un sport de riches. Je n’ai pas été initié »), les lieux (Jérôme est rentré à Paris, Pierre part pour Los Angeles mettre en scène Tristan et Iseult, « neuf mille cinq cents kilomètres entre nous », un continent, un océan, les fuseaux horaires), leur sexualité, et l’un est célèbre, l’autre « une page blanche ». Les mots viennent combler ces frontières, dire un manque et un désir, construire un ailleurs. Comme l’écrira Pierre, dans les dernières pages du livre, « vous avez changé la géographie », et oui, un autre espace se crée et s’énonce dans cette cartographie de l’intime qu’estBohème.
Les mails et les SMS s’intensifient, disent un « chaos » comme un attachement qui dépasse Jérôme et Pierre. Comment comprendre ce désir de l’autre tout entier né des mots, alors que les peaux ne se sont jamais touchées ? Tout se vit dans l’attente, attendre le corps de l’autre, attendre de se voir, trouver une place dans sa vie pour cet inattendu devenu obsession.
Au-delà de l’amour, c’est un besoin de vérité qui s’énonce : se dire à l’autre comme à soi, refuser mensonge et petits arrangements mesquins. « Ce serait une histoire de réconciliation, tout dire à un seul être ». Pierre avoue vivre avec une femme, avoir un enfant. Jérôme raconte son enfance, ses hontes, ses angoisses et peurs, l’odeur de white-spirit du père, cette odeur à laquelle il veut échapper. D’abord en retrait, pudique, réservé, Pierre se livre, « troublé » par l’énigme qu’est pour lui Jérôme, « quelque chose me trouble et cela vient de vous. Peut-être votre façon de vous présenter, comme un fait accompli ? ». Le « me voici » de Bohème, cette présence absolue, se donnant comme une évidence et une reconnaissance.
L’échange se mue en urgence, en frénésie de correspondances, obsession fétichisante. Il faut imaginer l’autre par delà les frontières, Pierre à Los Angeles, « l’océan est plat, les palmiers désespérément rectilignes, le ciel ne bouge pas », Jérôme à Paris. Écrire à l’autre, c’est l’inventer, se réinventer sans doute. Puisque tout est fragment, le texte se poursuit dans ses blancs, comme on attend un mail, une lettre, un SMS, un signe. Ces fragments sont le « puzzle » du désir qu’évoque Barthes, d’abord complétude et ravissement. De l’autre il faudrait tout savoir, tout connaître : par les lettres manuscrites, la graphie, puis le grain de la voix, au téléphone. Tenter d’entrer dans son univers en écoutant Wagner de manière obsessionnelle. Vouloir se fondre en l’autre, ne plus vivre que par lui. Très vite, l’aveu d’amour. L’aveu qui soulage et fait entrer dans un impossible. Quelle histoire, quand l’amour a été énoncé ? « Nous nous sommes dit que nous nous aimions donc normalement l’histoire est finie, il n’y a plus rien à ajouter. Comment survivre ? Comment poursuivre ? Les corps manquent. Pour continuer il faudrait un obstacle. Lequel ? J. »
« Je bute sur cette contradiction, quelque chose de virtuel et de totalement physique… où l’érotisme est là… Expliquez-moi. Pierre »
Tout Bohème est dans cet « obstacle », cette entrave dont les deux hommes ont une conscience aiguë, douloureuse, dans le dilemme d’une histoire qui ne peut, ne doit pas en rester aux mots alors que toute rencontre réelle — le paradoxe d’une nouvelle rencontre, puisque la première n’est plus qu’un moment fondateur, fantasmé, réécrit, repris — fait courir le risque insensé d’une fin. Trouville, peut-être ?
Bohème est une histoire d’amour, une histoire de l’amour, dans ces fragments qui disent combien toute logique de l’histoire est impossible, sinon dans la conscience des fractures qui la constituent. Toute histoire d’amour est un architexte, une construction. Pierre comme Jérôme le savent, se demandent s’ils vivent l’amour ou le désir de l’amour. Le premier transcende l’histoire, le manque, le désir, l’abandon, le risque de la folie et de l’hystérie dans sa mise en scène du Tristan ; le second dit avoir sans cesse « l’impression de scénariser mon manque ». Tous deux ont peur des clichés, les assument pourtant, se savent « amoureux de l’amour », fascinés, possédés, transis — « Transi ça veut dire froid, peur, vous savez, mais au Moyen Age, c’était être en agonie ». Ils s’abandonnent à un inconnu — « à la merci de l’inconnu » qu’est l’autre comme l’autre en chacun d’eux —, dans cet inconnu du texte qui les dévoile autant qu’il les construit.
Là est sans doute Bohème, dans cette déclaration absolue de Pierre, celle que tout lecteur du roman fera sienne, « vous êtes ma bohème, ma part manquante, ma liberté, mon contraire indissociable ». A jamais, tant le texte refuse tout ancrage temporel, tant il semble tendu vers un ailleurs, une suite, un à venir de l’écriture :
« Encore une chose qui ne se dit pas : je sens désormais que ces deux mois avec vous seront à jamais deux mois d’éternité. Ils seront dans la vie pour l’éternité, ils seront l’éternité. Quoi qu’il arrive. Un jour ils seront écrits. Par vous ? Par moi ? J. »
Pierre, l’homme de pouvoir ici dominé par cet inconnu auquel il s’abandonne, Pierre l’homme célèbre protégeant sa réputation, sait « le risque » pris ; « peut-être qu’un jour vous serez capable de raconter notre histoire. Je ne vous y encourage pas mais sachez que je sais. Pierre ».
« La mémoire reste infernale de ce qui n’arrive pas », la phrase de Duras apparaît deux fois dans Bohème, Jérôme l’énonce, Pierre la commente ou croit la comprendre. Elle a sans doute un sens autre encore, une mémoire infernale de ce qui n’a pas encore été dit, reste à écrire. Ou, comme le disait Olivier Steiner à son lecteur, « le seul élément fictif est le fait que je ne dis pas tout ».
Olivier Steiner, Bohème, éditions Gallimard, 2012, 223 p.

samedi 6 août 2016

Olivier Steiner / Attendre devant la porte fermée

993420_725198857494563_789162520_n



Attendre devant la porte fermée

Olivier Steiner 
30 janvier 2016 
Le journal d'Olivier Steiner,

P
ourquoi, la question.

Duras, la réponse.
Depuis le début Duras et ses phrases magiques, inaugurales. Phrases qui reviennent en boucle, écrites tracées sur la crête des mots, phrases tatouages sur une peau de lecteur ébloui. On écrit sur le corps mort du monde, corps mort de l’amour. Écrire c’est arriver avec la crise au bout de la crise.
C’est pour ça qu’elle écrivait vite, MD, dans l’écriture courante, pour que la crise ne la quittât pas. Je serais donc un durassien comme on dit, un suiveur et un admirateur, un lecteur illimité, je ne suis pas sûr d’aimer le qualificatif. Pour moi Duras c’est un autre chose encore plus élémentaire, quelque chose qui se confond avec le verbe écrire, un acte, cette folie, puis il y a la géographie hallucinée, incomparablement libre, qui existe vraiment : Ici c’est S.Thala jusqu’à la rivière, et après la rivière, c’est encore S.Thala.
Je vois sans voir, sans savoir, voyez-vous, je ne sais pas exactement ce que je vois et pourtant c’est clair comme l’eau de roche, dès que le livre est ouvert. Ça me sauve la vie. Sauve qui peut, la vie. C’est un territoire au-delà de la compréhension, c’est comme une moire et ça échappe au sens commun, c’est une géographie dans laquelle le Gange coule sous les viaducs de la Seine-et-Oise, c’est la grande banlieue de Calcutta au cœur de la Normandie, les grandes populations de la faim et du désir, c’est bien sûr un ravissement, un crépuscule permanent, ou au contraire l’aube toujours première, sans cesse renouvelée. Ici la raison et la logique s’arrêtent, l’auteur leur intime l’ordre de se taire, de parler à voix basse, ici il s’agit de voir et d’entendre, de voir la voix, les images. C’est le passage d’un bac sur le Mékong. L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.
Capture d’écran 2016-01-30 à 11.18.37
Duras, donc, et cette envie de la suivre aussi irrésistible qu’un charme. Ça ne s’explique pas, un charme. Le charme naît du point de folie des gens. A chacun son point de folie et de fuite, là où tout peut foutre le camp. Je suis Duras verbe suivre. J’écris parce qu’un jour dans ma vie toute ordinaire il y eut un livre de MD et ce fut comme un événement mondial, une élection, un tremblement de terre, le passage d’une comète. Comment dire… ça a décuplé mon horizon, foutu en l’air mon identité, mes certitudes. Le vocabulaire et la syntaxe, le sexe aussi bien. Ça m’a tué. Ça m’a fait du bien.

Je publie depuis mars 2012, donc on peut dire que je suis un écrivain. Mais au fond de moi je pense que je suis quelqu’un qui ne fait que vivre dans le prolongement Duras. Pas comme elle, j’espère pas, à chacun sa voix, mais dans son sillage, dans ses pas peut-être, dans son prisme, dans la voie qu’elle a tracée, cette direction qui part de la mer et retourne à la totalité de la mer. Je suis Ernesto, voyez-vous. Nous sommes des milliers et peut-être des millions à être Ernesto mais Ernesto, c’est moi. Je ne veux pas aller à l’école. Pourquoi dit la maman. Parce que. Parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas.
Quand j’écris je suis comme mort, pas toujours ni tout le temps mais il y a ces moments où je suis mort, heures suspendues que je recherche tant, ce plaisir-là, cette qualité d’abandon. Je suis mort alors tout va bien, je suis libre, il n’y a plus de temps, je suis dans le corps et hors de lui, hors de moi, je peux parler de tout, ma vie n’existe plus. Vie privée ? Je ne sais pas ce que ça veut dire. Pourquoi est-ce que je privatiserais la vie ? Je crois que le concept de vie privée éclate en mille morceaux dès qu’on écrit, je vois que la vie ne m’appartient pas, elle ne fait que me traverser, parfois. Alors je la regarde et j’en parle comme d’un fait extérieur, j’écris sur cette donnée bizarre : être en vie et le savoir. Ceux qui ne savent pas que la vie ne leur appartient pas verront de l’impudeur là où il y a souci de précision. Ils parleront de narcissisme ou de charabia, diront qu’on n’a pas le droit de dire telle chose, que c’est trop intime, exagéré. Ces gens-là veulent mettre des limites à l’existence et au langage. Ils croient que c’est mieux, ils aiment se draper dans ce qu’ils appellent la dignité, la réserve, le secret des sources, en réalité ils ont peur. Peur de la folie, peur des autres et d’eux-mêmes. Peur du mal en eux. Peur de la peur aussi bien. Écrire c’est défier la peur, la narguer, la combattre. La mettre en échec.
J’ai failli mourir l’an dernier, en 2015. Dépression, hospitalisation pendant plusieurs mois, envie d’en finir, d’arrêter, vraiment. Au bout du rouleau, désespoir. La paralysie a duré longs mois et puis c’est revenu, petit à petit. La vie, le vent, le désir et les phrases m’avaient déserté puis ils sont revenus. Sur la tombe de Malik Oussékine il est écrit qu’ils pourront couper toutes les fleurs mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps. C’est un peu ce qui s’est passé, un peu de cet ordre. Le retour d’un printemps inespéré après un long, très long hiver plein de ténèbres. Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera. Quand c’est revenu, je veux dire la part vivante en moi, je me suis remis à penser d’abord, à rêver puis à écrire. Au début comme ça, sans sujet, au hasard. Des petites choses, des mots alignés. Une lettre, des notes, une petite recherche. Puis le souvenir est apparu. Le souvenir d’un regard et d’une présence, lui. Je ne m’y attendais pas. Deux ans qu’il était mort et je pensais que le deuil était fait. Tissage, reprise. Le beau rituel juif de la Queriah où il s’agit, après la mort d’un proche, de déchirer ses vêtements durant les sept jours du deuil. Lentement, délicatement. A l’issue de ces sept jours, l’endeuillé doit recoudre les vêtements en prenant soin de laisser visibles les reprises et les coutures. L’axe du regard est une aiguille. Parfois le chas de l’aiguille est trop grand, parfois il est trop petit, trop fin. Le fil se plie, rechigne, se refuse. L’histoire est très simple : j’allais mal et je me suis mis à penser, à lui d’abord, ce faisant je me suis senti moins seul et je me suis un peu oublié. Des souvenirs enfouis sont revenus à la surface, comme des noyés dans l’eau qui réapparaissent un jour, qui se mettent à flotter. Ce fut le souvenir d’un sourire puis celui d’une main tendue, j’ai commencé d’aller mieux. C’est le passage d’un cercueil dans une Église. L’image dure pendant toute la traversée de la nef.
Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait que d’attendre devant la porte fermée. Marguerite Duras





vendredi 5 août 2016

Oliver Steiner / Les billes bleues




Les billes bleues

Olivier Steiner 

1 décembre 2015


L
es yeux comme des billes bleues. Le regard qui arrive est jeune, brillant, incroyablement, follement jeune. Billes bleues, 65 ans les yeux, bleu clair profond, nulle trace de haine. Comme si la haine n’avait jamais existé.

Dans la maison, vers 19h après la cantine, nous avons encore une heure de liberté. Je traîne dehors avec les fumeurs, on fait des provisions de nicotine pour la nuit, je discute avec Françoise, Nadia, Marco le bogosse. Françoise, je crois, me parle de ses nuits blanches, du poids qu’elle n’arrive plus à perdre. Sans la voir je la vois arriver. Billes bleues. Une femme âgée, fatiguée, voûtée. Une nouvelle. T’aurais pas une clope ?
Dans la maison le marché des clopes est le principal lien social, juste après le malheur. Les clopes c’est simple, il y a ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Parmi ceux qui en ont il y a ceux qui en donnent et ceux qui n’en donnent pas. Parmi ceux qui n’en ont pas il y a ceux qui demandent et ceux qui n’en demandent jamais. La petite société est ainsi découpée en quatre groupes, les amitiés, les inimitiés traversent ces quatre groupes.
Elle passe lentement, je le vois sans la voir, dans ma tête ça y va de mes références, je ne sais pas pourquoi je pense à la mendiante de Lahore et de Savannakhet, celle qui n’arrête pas de marcher. Vous auriez une cigarette ? J’entends la voix. Je la perçois. C’est étrange, ça m’est familier, je connais cette voix. Je frissonne. Cette voix, du velours cramé. Cette voix, du carbone, du basalte.
Elle passe, encore. Cette fois-ci plus près, elle s’approche, va passer devant moi, devant la table de ping-pong. Je suis avec Nadia qui me parle de ses problèmes intestinaux. Une clope ? Oui, j’en ai. Mais… non… C’est toi ? Je me lève. C’est bien toi ?
Elle lève la tête, les yeux comme des billes bleues, les mêmes, intacts, ceux de La chambre, Je, Tu, Il, Elle, Les Rendez-vous d’Anna… C’est toi ? Oui, c’est moi. T’es qui, toi ? Olivier, tu te rappelles ? Olivier S., tu te souviens ? Oh oui, quel grand couillon ! Prends-moi dans tes bras, tu vas me sauver. Ce que je ne sais pas encore, c’est que c’est elle qui va aussi me sauver.
Ses yeux billes bleues, contre, tout contre, et les miens, marrons quelconques, quatre yeux qui se ferment, se plissent et refusent de se laisser aller à pleurer. Je fume des JPS noires, t’en veux une ?
A partir de ce soir-là dans la maison des angoisses, on ne se quitte plus. Du matin au soir, quand on ne dort pas, quand on a la force et l’envie de parler, on se parle. De rien, vraiment de rien, de tout, vraiment de tout.
On s’était fâchés, il y a longtemps, là maintenant entre ces quatre murs on en rigole. T’as quand même un caractère de cochon ! Oh toi aussi, tu sais. Oui, je sais. Allez, c’est oublié. Mais on s’était fâchés à cause de quoi, tu te souviens ? De Madonna. Ah, oui, c’est vrai, Madonna, oh merde… le féminisme, l’âge. T’avais écrit un truc super misogyne, Olivier. Non, c’est pas ça. Tu vois tu avais mal compris. J’avais juste dit que j’aimais moins MDNA que la Madonna de mon adolescence, celle de Justify my love, celle qui me troublait sexuellement. C’était pas de la misogynie, c’était de la nostalgie. Arrête, Olivier, arrête de jouer sur les mots, t’aimes pas les femmes de toute façon. Hein, tu les aimes, tu les connais ? T’es un pédé quand même… Je ne lui donne pas tort, je n’ai plus envie de lui donner tort. Dans la maison les perspectives sont différentes. On fume, on se marre, on dort.
On se réveille, lentement elle rouvre les yeux, elle est inquiète. Le train arrive quand, Olivier, tu le sais ? Quel train ? Celui pour la Pologne, Olivier… Je ne réponds pas, je crois que je tremble, j’ai du froid dans le dos, je baisse la tête, j’ai peur. Il n’y a pas de réponse.
Dis, Olivier, t’es pas un vrai juif c’est ça, t’es même pas coupé ? Je ris. Non. Et Steiner c’est Duras, c’est ça ? Oui, j’étais jeune et con, un peu fan, je voulais être Yann Andréa je crois. Ok, je te pardonne. Même si t’es pas un vrai, si c’est Duras je te pardonne. Tu me ferais un bisou sur la bouche, là, comme si on était des amoureux sur un banc, tu crois que tu pourrais ? Bien sûr que je peux. Je le fais. Nous le faisons. A partir de ce moment-là, chaque jour et plusieurs fois par jour on se fait des bisous sur la bouche. Pendant les bisous sur la bouche on se sent moins seul, c’est ça l’histoire, moins de froid dans le monde.
Un jour on se rend compte que quelque chose vient de changer à l’extérieur, c’est le printemps. Au milieu du petit parc un énorme cerisier branches qui éclatent en pixels blancs. C’est notre horizon, notre seule ligne de fuite, l’avenir je lui dis, regarde comme ça recommence, comme c’est naïf, comme ça reprend malgré tout, ça y croit comme au premier jour. On quitte les chaises en plastique, on va sous le cerisier, on s’allonge sur l’herbe, regards vers le ciel à travers les branches, on parle du Japon, on voudrait y aller, y être, elle connaît, je l’écoute, elle est celle qui sait qui a tout vu, je suis celui qui écoute et qui absorbe, les caresses, les coups. Les coups de griffes.
Il était comment, Chéreau ? Qu’est-ce que tu dirais là comme ça, d’un coup ? Je ne sais pas, elle m’intimide ta question. Il était gentil et très présent… tu vois ? Je crois qu’elle voit. Elle dit qu’elle l’aimait bien, quand même, même s’il s’était vendu au système. J’ai envie de la contredire, envie de lui dire que c’était plus complexe, qu’il luttait aussi contre le système dans le système, je ne le fais pas. Elle a raison de toute façon, ceux qui aiment ont toujours raison.
Un autre jour, elle fière. J’ai trouvé un truc, elle dit, leurs pilules de merde je les glisse sous la langue et dans leur dos je recrache tout ! Ils nous droguent, Olivier, c’est la prison, ici, c’est les camps, tu t’en rends compte ? Je tiens le discours de la petite morale, je dis que c’est pas bien de faire ça, oui la chimie ça abrutit mais ça aide aussi, ça fait du bien, faut pas recracher. Je me sens nul. Elle ne répond pas, elle se fout de mes conseils. En tout cas, Olivier, te laisses pas faire avec la sismo, je sais qu’ils en font ici, beaucoup, te laisse pas électrocuter, c’est la gégène, Olivier, blague pas avec ça, t’es encore trop jeune, ça grille la mémoire leur truc, ils font des expériences, ils ne savent même pas ce qu’ils font.
Plus tard, après une sieste, T’as lu Ma mère rit ? j’espère que t’as lu ! Oui, j’ai lu. Et alors ? Ben, c’est beau, très très beau. Oui, je sais, c’est ce que j’ai fait de plus important. Elle n’était pas vraiment malheureuse, ma mère, tu sais. Elle était au-delà. Elle n’était pas vraiment malheureuse mais elle n’a jamais rit. T’en connais des gens qui ne rient jamais mais vraiment jamais, t’en as déjà connu ? Je réfléchis, je réponds que non, je ne crois pas. Elle dit qu’il y en a très peu, des gens comme ça, c’est qu’ils ont vu le pire, ce qui devrait pas être vu, et ça a tué le rire comme dans l’œuf. Ces gens qui ont vu sont rares et durs comme des diamants. Elle, c’était sa mère, mon diamant. Alors j’ai écrit qu’elle riait, tu vois, je l’ai marqué, sur la couverture, comme un tatouage sur la peau du livre, comme ça une fois dans sa vie elle aura rit. Puis dans le livre c’est au présent, elle rit, ma mère, dans le livre, je dis qu’elle rit, je l’écris donc elle rit.
Le temps passe, on a des amitiés et des fâcheries, elle va un peu mieux et moi aussi, on se remplume. Elle a repris des kilos, elle s’est redressée, elle marche plus vite, moi j’ai un peu fondu, j’avais enflé à cause des thymo-régulateurs, ça va mieux, le cerisier perd ses pétales blancs, les fruits viendront bientôt. On regarde l’évolution végétale, on attend. Ça va mieux, elle veut retravailler, elle a retrouvé l’élan, l’envie, la force, Tu pourrais me trouver L’idiot de Dostoïevski, et Les frères Karamazov ? Je vais adapter ça, il y a un film à faire, après La captiveLa folie Almayer, ça va être génial, je vais tourner à Eurodisney, je vais y mettre Mickael Jackson, lui ou son fantôme, on va se débrouiller, tu verras ça sera génial, je commence à voir le film. Je me débrouille pour obtenir les livres, j’achète une cartouche de clopes, des Pueblo, je lui offre tout ça, avec une chemise à fleurs trouvée chez H&M, allez, maintenant au travail. Les billes bleues rient, je crois, elles dansent, un bisou sur la bouche. Juste avant la fatigue.
Elle travaille, parfois je retrouve des feuilles dispersées dans le parc, je reconnais son écriture, je ramasse, je l’engueule un peu. Mais ce sont tes notes, c’est hyper précieux, ne laisse pas tout ça voler au vent, au moins numérote les pages ! T’inquiète pas, t’inquiète pas, j’ai tout dans la tête.
Après, un beau jour, on se retrouve à trois. Il y a cet autre garçon, 23 ans, très beau, Antonin, on a tous les deux flashé sur lui. On ne se quitte plus, on fait triangle, ça circule encore mieux dans un triangle. Antonin est beau comme le cerisier, on parle de la beauté d’Antonin, de sa présence, de ses yeux vairons, du tatouage sur ses doigts : Paul sur la main droite, Celan sur la gauche. Ça ne s’invente pas. Antonin a la grâce et il ne le sait pas. Nous, elle et moi, nous sommes un peu plus vieux, alors nous le savons, nous voyons la grâce, on est en admiration devant elle. Antonin est un fruit que nous mangeons, que nous nous partageons. Personne ne peut comprendre, ça restera entre nous trois.
Le train arrive quand, Olivier ? Il n’y a pas de train, je te le promets, c’est fini tout ça. C’est loin dans le passé. Elle ne répond pas, elle est ailleurs. Il y a un voile devant les billes bleues. Je reste devant le seuil, assis sur le banc à côté d’elle, je ne peux pas aller là où elle se trouve, ce n’est pas mon histoire, ma vie. Je crois que dans sa vie le train n’en finit pas d’avancer dans la nuit, vers la destination finale. Je ne peux pas partager ça. Je reste au bord et j’ai envie de pleurer. Elle dit : Ne me retiens pas avec tes larmes, laisse moi partir, ne me retiens pas avec tes larmes, tu ne pleures que sur toi, sois silence si tu peux. Je fais silence, elle revient à elle, sourit, se met à chantonner quelque chose en yiddish. Elle me parle de violon et de violoncelle.
Tu devrais parler au docteur, quand même, ça ne peut pas faire de mal, tu peux tout dire, tu peux l’engueuler si tu veux, il est payé pour ça, tu sais, pour faire tampon. Les billes bleues me regardent avec tristesse et mépris. Mais qu’est-ce que tu crois, Olivier ? Tu me prends pour qui ? J’ai vu les meilleurs, à Paris, à New-York whatever, qu’est-ce que tu crois ? Tu me fais rire avec tes conseils. Dis-moi juste un truc : Il peut ressusciter ma mère le docteur ? Il peut la faire rire ? Je ne réponds pas. Je te pose une question, Olive, alors, il peut ressusciter ma mère ? Sa question est un ordre. Ben, non… je dis. Alors il est incompétent !
Dans la maison la nouvelle circule, elle est célèbre ça commence à se savoir, elle a fait des films, elle doit connaître des stars. Les gens s’intéressent, ils viennent poser des questions. Y’en a une qui demande si elle connaît des acteurs américains. Elle répond qu’il n’y en avait qu’une, Delphine Seyrig qu’elle s’appelle. Dans la maison personne ne connaît Delphine Seyrig, c’est quand même pas Sharon Stone.
Un jour elle est en pleine forme, elle a 23 ans, c’est bon, elle a vraiment commencé à écrire, à adapter Dosto, Antonin jouera Aliosha, et il y aura Stanislas, bien sûr, peut-être Maria de Meideros. Olivier, tu me prêtes ton téléphone ? Je voudrais écrire à Stan, il me manque.
Un autre jour, on se moque, on a envie de critiquer, on critique. Tout Paris y passe. On est des ados méchants, on a l’âge bête, on se fait les dents. Elle me raconte qu’un jour un journaliste sérieux lui a parlé de son processus filmique, il voulait en savoir plus… Quel processus ? Ça veut dire quoi processus ? Cinema is cinema is cinema is cinema. Basta. Et y’a pas de processus, don’t act c’est un acte, comme on dit acte sexuel. Tu dis processus sexuel, toi ? Lol. Aujourd’hui les billes bleues sont géniales, impertinentes, géniales, c’est comme ça que je les préfère. Que je les aime. La conversation dérive, on passe du coq à l’âne, je ne sais plus comment elle en arrive à me demande si je connais le péché des péchés, le seul qui soit impardonnable. Non, je réponds non. Vivre sans être vivant, Olivier, ça c’est le péché ultime, et y’en a partout des morts-vivants, ils nous grignotent, c’est des vampires, il faut lutter.
Les jours passent et on aime Antonin, on regarde Antonin et je crois que parfois on le contemple. Olivier, tu veux coucher avec lui ? Mais, non, il pourrait être mon fils, je réponds, je t’assure que c’est pas de cet ordre, depuis le début c’est pas de cet ordre, je me sens comme son grand frère. Et puis je suis pas très attiré par les jeunes en général. T’as tort, Olivier. C’est ce qu’il y a de plus beau les jeunes, c’est con à dire mais on ne le sait pas assez. Pas assez. Vraiment. Retiens ce que je viens de te dire, sauvegarde la jeunesse, n’arrête jamais de regarder vers la jeunesse. C’est la seule direction. N’abandonne pas. Ne crève pas vivant comme les autres.
Un soir encore après la cantine, 18h30 ou 19h, la lumière est belle, un peu rose orangé, Antonin est assis sur une chaise, alangui, il fume. Elle a comme une épiphanie. Donne moi ton téléphone, Olivier, je vais faire un film, donne vite ! Je m’exécute, elle s’approche, ne dit rien, fait son cadre, son plan, direct sur Antonin qui se sait pas quoi dire sur le moment. Hors-champ je dis : Tu pourrais dire un poème ? Antonin hésite, il est troublé, il cherche ses mots puis les trouve. A poil ? Non, poème, j’ai pas dit à poil, j’ai dit poème. J’ai cru que tu avais dit à poil… De toute façon dire un poème c’est se mettre à poil…
Antonin (citant René Daumal) : Je suis mort parce que je n’ai pas le désir / Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder / Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner / Essayant de donner, on voit qu’on a rien / Voyant qu’on a rien, on essaye de se donner / Essayant de se donner on voit qu’on est rien / Voyant qu’on est rien, on désire devenir / Désirant devenir, on vit.
Une petite suspension, plus personne ne bouge et on ne respire plus, on sait sans le savoir que ce qui vient de se passer est sacré, elle ajoute pour refermer le moment : Et quand on vit, on ne meurt pas. Cut.
Les jours passent, les semaines, les cerises arrivent. Elles font plier les branches, tombent, on les mange, on se les dispute avec les corbeaux. Je finis par quitter la maison, le docteur me trouve stabilisé, sortie définitive, bon de sortie, je fais mes bagages. Elle, elle reste avec Antonin. En tant qu’ancien patient de la maison je n’ai pas le droit de revenir comme simple visiteur, c’est la règle. Alors on se perd de vue. Je n’ai plus de nouvelles. Je reprends ma vie là où je l’avais laissée, je suis rattrapé par mes trucs, mes problèmes, mon égo, le tourbillon. Parfois je pense aux bisous sur la bouche, j’envoie un sms à Antonin pour avoir des news. Les bisous me manquent mais ça me paraît loin désormais, les bisous, les billes bleues, hors de la maison on oublie la maison.
L’été arrive avec les premières chaleurs, les cerises pourrissent.
Je reçois un mail en juillet, elle est sortie de la maison, enfin libérée, elle veut aller en vacances, quelque part au soleil près de la mer, n’importe où, elle demande si je veux partir avec elle. Je ne réponds pas. C’est pas que je n’ai pas envie de répondre ou d’aller au soleil mais tout me semble si compliqué, de nouveau si inextricable, il y a que je replonge, les trains pour la Pologne reviennent. Je ne les vois pas mais j’entends le bruit des rails, tout le temps. Je ne réponds pas au mail, je me dis chaque jour que je répondrai demain, le temps passe.
Le fait est que je plonge, je replonge, le mouvement est trop fort, il m’entraîne vers les fonds marins, quelque chose m’attrape par les pieds, une force, des lianes ou des algues, ça me tire vers le bas, sous l’eau, je coule. Je suis à nouveau transporté dans une maison, une autre cette fois-ci, ailleurs. Je perds le contact avec les billes bleues. De nouvelles couches de vie se superposent, de nouvelles rencontres, nouveaux drames et nouvelles tragédies.
Fin septembre ça va beaucoup mieux, j’ai été bien soigné dans la nouvelle maison, je la rappelle, je laisse des messages, elle ne répond pas. Je me dis juste qu’elle m’a oublié, que je ne compte plus. Je ne m’inquiète même pas.
Puis un jour un matin, je me réveille et j’apprends que cette fois-ci elle a vraiment pris le train pour la Pologne, avec sa mère, en sens inverse, dans le même wagon toutes deux, en pleine nuit, elles y sont retournées. La nouvelle tombe et c’est comme si un sabre m’ouvrait le ventre. Ça ne cicatrise pas.
Le temps passe et je n’arrête pas de me souvenir, je ne sais pas si c’est un souvenir vivace ou une sorte de hantise. Je parle d’Antonin à mon amie Mireille Perrier. Le monde est petit, c’est fou, il se trouve que Mireille est une amie de la mère d’Antonin. On parle d’Antonin, de ses poèmes, de son talent pour l’écriture et la beauté. Un jour on propose à Mireille de prendre la parole dans un cinéma, c’est une soirée hommage, Mireille décide de lire un poème d’Antonin Veyrac, un poème tout récent, sur elle, pour elle.
Moi je disais je pensais les billes bleues, Antonin, lui, parle des amandes, parle d’un jet de terre. Aimer est amer, penser aux amandes. Il est bête ce jeu de mots, il n’est pas si bête en même temps.
La fin ? Il n’y a pas de fin. La fin est une boucle, quelques phrases de Samuel Beckett, je m’y accroche : (…) il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut dire les mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.

dimanche 31 juillet 2016

Olivier Steiner / Throw me tomorrow, dear David





Throw me tomorrow, dear David

Olivier Steiner 11 janvier 2016 
Le journal d'Olivier Steiner




Un des plus beaux incipit de la littérature c’est quand même le premier paragraphe de L’Amant de Marguerite Duras : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Il y a quelque chose de ça, pour moi, avec le continent Bowie. J’aimais mieux l’homme vieillissant que le génial jeune chanteur qu’il fut. Les puristes diront que sa musique de la fin portait des charentaises, que c’était bien triste, qu’on avait perdu l’insolente modernité d’un titre comme Ashes to ashes, soit. Je ne suis pas un puriste. J’aimais le dernier Bowie, en particulier celui qui est apparu en 99 avec l’album Hours, selon moi le plus personnel, le plus sage dans le sens de sagesse, le plus intime dans les textes. Reprenez l’album et lisez les paroles, c’est comme une confession.


Avec ma main brûlée, j’écris sur la nature du feu, écrivait Flaubert. Avec sa voix brûlée, David chantait lui aussi sur la nature du feu, tous les feux.


J’ai envie de retenir le clip du titre Thursday’s child (réalisé par Walter Stern), un vrai petit morceau de cinéma. Dans un clair-obscur caravagesque, il apparaît devant la grande glace d’une salle de bains, chemise noire boutonnée jusqu’en haut, cheveux longs, blond sombre. Il chantonne, se regarde comme s’il se soupçonnait, finit par allumer la radio. Une chanson démarre, la sienne. C’est-à-dire que sa musique est au second plan, elle n’est là que pour exprimer quelque chose de plus profond, qui se trouve dans l’image et dans la vie. La grande classe, quoi.
L’homme qui est là, qui s’appelle Bowie et qui est un peu plus et un peu moins que la star David Bowie, murmure sur sa propre chanson, à contretemps, un peu absent, légèrement faux. Il va même jusqu’à se racler la gorge, laissant courir l’eau du robinet.
Puis il se tient immobile, silencieux, libéré et comme fatigué de la nécessité du playback. Une femme apparaît à sa droite, elle retire ses lentilles de contact puis tout se détraque comme dans une faille temporelle, il redevient jeune homme, elle redevient jeune fille, les regards s’échangent au gré des sauts dans le temps, pas un mot entre eux deux, rien que du pur présent and nothing to tell, to say. Ne vaut-il pas mieux se taire quand on a pas quelque chose de mieux à dire que le silence ou la musique ?
Quand j’étais ado j’écoutais Aladdin Sane ou Space oddity pour me vieillir, aujourd’hui je m’allonge sur mon canapé, je me sers une vodka, j’arrête le temps, j’écoute Hours. Les titres se suivent et ça le fait, il y a vraiment Something in the air.
David B. serait mort ? Ha, ha, laissez-moi rire : Impossible ! Il y a vraiment something in the air je vous dis