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lundi 30 décembre 2024

Martín Solares / Quatorze crocs / Paris-Mexique

 


Martín Solares, Quatorze crocs


Paris-Mexique

« Les romans sont des êtres qui nous obsèdent pendant des années », affirme Martín Solares. Impossible de s’en délivrer sans comprendre les raisons qui nous poussent à les écrire, sans trouver le dernier mot qui éclaire ce mystère intérieur. Sept ans lui ont été nécessaires pour se libérer des Minutes noires, huit pour N’envoyez pas de fleurs (Christian Bourgois, 2009 et 2016), ces deux énormes « baleines » qui l’avaient avalé. Entre les deux se trouve Quatorze crocs, dont l’écrivain mexicain a commencé la rédaction à Paris, où il a vécu sept ans. À son retour au Mexique, la violence inouïe touchant le nord du pays, notamment sa région d’origine de Tamaulipas, l’oblige à mettre en suspens ce projet d’écriture. Il s’attelle alors à l’exploration de la sombre machinerie du narcotrafic.


Martín Solares, Quatorze crocs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vasserot. Christian Bourgois, 200 p., 18 €


Dans Quatorze crocs, Martín Solares continue à interroger le roman noir, son rapport au rêve et à la mort, dont il efface les frontières pour nous inviter à regarder autrement Paris, devenue ici la capitale de la vie ultra-tombale. Parenthèse ludique et jouissive dans cette œuvre marquée – sinon blessée – par le réel. Jeu intertextuel, drôle et décalé, pour relever le défi qu’il s’est imposé : enquêter dans l’au-delà, dans ses bas-fonds, seul type d’affaires qui, selon l’auteur, a échappé à Georges Simenon, lequel fait une apparition furtive dans le roman.

C’est à travers le regard du jeune détective Pierre Le Noir que nous découvrons la Brigade Nocturne de la Police de Paris. Confronté à son premier cas – la découverte d’un corps portant sur le cou la marque de quatorze trous alignés, meurtre où l’absence de sang intrigue aussi –, il explore cette autre topographie parisienne, souterraine et crépusculaire, qui le conduit du Marais au Montparnasse de l’entre-deux-guerres : « Les créatures nocturnes le savent, chaque rue de Paris a un nom officiel et un nom secret. » Sont réveillées ainsi par l’intrigue des significations oubliées, comme Denfert-Rochereau, ancienne rue de l’Enfer, ou le quai de la Mégisserie, pour nous rappeler que cette « odeur de mort » hante toujours la ville.

Martín Solares, Quatorze crocs

Martín Solares © Jean-Luc Bertini

Nous sommes d’emblée plongés dans ce monde autre. Les premiers témoins interrogés par le détective novice sont un fantôme attablé dans un café et une très belle femme, Mariska, qui grâce à ses pouvoirs magiques devient son guide. Il est difficile de traiter avec ces êtres de la nuit : « Si l’on cherche des témoins, mieux vaut s’adresser à d’autres sortes de morts-vivants, comme les noyés qui barbotent allègrement dans la Seine, toujours disposés à converser, surtout en été. Ou les morts frappés d’un maléfice quelconque, qui s’ennuient et passent leur temps à observer, eux qui demeurent depuis des siècles sur les places publiques de Paris. »

Avec Pierre Le Noir, on pénètre aussi dans les services de migration de l’au-delà, dont l’accès se situe dans la tombe du dictateur mexicain Porfirio Díaz au cimetière du Montparnasse, le schibboleth pour y accéder étant sa devise, « Ordre et progrès », sans oublier un inéluctable petit pot-de-vin – triste rappel de la longue tradition de corruption au Mexique. Dans la file d’attente, à côté des momies et des vampires, on retrouve des êtres fantastiques de la culture populaire mexicaine, comme la Llorona – « créature très délicate qui prétend chercher ses enfants et se nourrit de larmes » – et les chaneques, ces lutins vêtus de blanc avec un foulard rouge autour du cou, déjà présents dans N’envoyez pas de fleurs, mais devenus ici des travailleurs tiers-mondistes payés à bas prix : « Vous n’auriez pas un petit boulot pour nous ? Nous pouvons entretenir votre jardin. Nous savons peigner les racines des arbres en direction du centre de la Terre, nous nettoyons le sol des maléfices enfouis. Et nous pouvons tisser la lumière de la lune. Un jardinier parisien d’outre-tombe vous demanderait une fortune pour tout ça. Nous, nous prenons deux fois moins cher. » Car, dans l’œuvre de Martín Solares, le fantastique et l’onirique sont bien des moyens de saisir le réel, ou plutôt de mettre en évidence le caractère hallucinatoire de sa violence profonde.

Dans Quatorze crocs, l’écrivain s’est ainsi lancé un défi : répondre à l’injonction surréaliste de résoudre la vie à travers le rêve, de suivre les pistes du merveilleux pour comprendre le monde. Occultisme, hypnotisme et magie deviennent ici des méthodes d’enquête. Renouant avec sa lignée maternelle, petit-fils de « la meilleure voyante de tout Paris », Mme Palacios, le jeune détective entre en contact avec l’invisible, interagit avec les morts pour (leur) faire justice. Il reçoit de sa grand-mère en cadeau un bijou qui l’alerte du danger lorsqu’il se met à chauffer dans la poche intérieure de sa veste, lui permettant ainsi de transiter dans le monde des morts.

Au cours de l’enquête, Pierre Le Noir est introduit par Mariska dans une soirée organisée en l’honneur de Man Ray – dont l’une des créations est peut-être en rapport avec le meurtre. Les deux clans ennemis de l’avant-garde parisienne sont réunis : « Le groupe de Breton, le groupe de Tzara… Tous les mêmes, dans le fond, sauf qu’ils s’en veulent à mort, ces derniers temps. Ils sont allés saboter leurs spectacles respectifs, ils s’insultent, ils se tapent dessus. 


 » Si Solares fait des surréalistes des personnages de son roman, avec des portraits qui sont esquissés avec un humour tendrement corrosif, c’est sans doute par cet autre rapport au visible auquel leurs expériences ont ouvert la voie. À l’instar de ce collage de René Magritte, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoqué d’ailleurs plus tard par l’auteur comme source essentielle du livre, et qui remet en effet en question l’évidence du visible, le roman nous invite à « voir l’invisible », comme cette « étrange substance, très fine », « l’Air de Paris », permettant de « photographier des objets ou des personnes imperceptibles pour les humains ».

Mais peut-être le véritable mystère sur lequel enquête en réalité Quatorze crocs est-il celui de la mort elle-même : cette séparation radicale, manière d’essayer de neutraliser leur pouvoir sur les vivants que nos sociétés ne cessent d’établir et qui disparaît ici joyeusement. Premier volet d’une trilogie en cours, Quatorze crocs annonce l’insurrection des morts qui refusent de rester à leur place : « Des morts sortent de leur demeure pour aller mordre les vivants et boire leur sang… On parle même d’une révolte des trépassés, qui se réveilleraient et refuseraient de retourner dans leur tombe ». L’excès des morts, leur humour et leur sensualité envahissent l’espace des vivants.

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 9 octobre 2023

Martin Solares / N’envoyez pas de fleurs / Aux confins de la politique





Aux confins 

de la politique

par Christian Galdón
11 avril 2017

Après le succès de son premier roman, Les minutes noires (2009), Martin Solares (né en 1970) revient avec N’envoyez pas de fleurs sur la scène de crime de la littérature mexicaine. Avec un grand défi à l’horizon : raconter la tragédie d’un pays qui lutte quotidiennement contre la violence « éternelle » de deux séquestrations politiques, la première menée à bien par les narcos, la seconde par son propre gouvernement. Solares parvient à relever le défi ; à présent, il ne nous reste plus qu’à songer à l’épopée de la libération mexicaine…


Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vesserot. Christian Bourgois, 380 p., 25 €

 



Il n’y a rien de mieux qu’un polar, « une conversation (infinie) dans l’ombre » pourrait-on dire avec Martin Solares, pour témoigner des rapports existant au sein d’une communauté. Rapports toujours humains : de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la justice, de l’homme avec le pouvoir et ses sosies chargés de le « représenter » : les politiciens de tout ordre, y compris la police, ce double d’un double, impliqué, comme personne, dans la bonne entente de la représentation. Cela s’appelle couramment de la « politique » : l’organisation normative des conditions de vie d’un peuple, la régulation de ses modes d’existence, la réglementation juridique par la norme car il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos, comme nous le montre Carl Schmitt ; tout droit est « droit en situation », affirme le philosophe allemand. Mais, que nous arrive-t-il quand le chaos devient la norme ? Quand l’assurance et le maintien d’un ordre juridique se présentent dans la forme d’un impossible : celui de garantir les conditions de l’existence même de la politique ? Que faire donc de l’impuissance et de toutes les énergies négatives – aussi bien la résignation que la douleur enragée – qu’engendre cette impolitique [1] ? Ou plutôt comment faire avec ?

Voyons : « nous sommes à La Eternidad, dans l’État de Tamaulipas, là où la loi vend ses services au plus offrant, là où les policiers reçoivent un complément de salaire de la main des délinquants », là où, une fois le désordre installé, « n’importe quel couillon peut prendre un flingue et s’improviser racketteur ». Dans cette ville imaginaire du golfe du Mexique, ville qui n’est « plus une ville » mais « un film de cow-boys », une jeune fille de dix-sept ans, Cristina, vient d’être enlevée. Cet événement n’a rien d’anormal dans une région où des dizaines de personnes disparaissent chaque jour ; mais les parents de Cristina, un couple riche et puissant, avec l’aide de leur ami, le consul américain Don Williams, veulent retrouver leur fille coûte que coûte. Pour cela, ils décident de faire appel à un ancien policier, Carlos Treviño, qui, pour reprendre les termes du consul, est « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il y a dans tout le golfe du Mexique.

Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs, Christian Bourgois
Martin Solares © Mathieu Bourgois

 

Une fois l’enquête lancée, on est emporté par le rythme effréné et les renversements de situation du roman-reportage de Solares. Le lecteur est amené sur la scène du spectacle effrayant de l’impolitique mexicaine où les nouveaux et les anciens, deux gangs criminels, se partagent avec le gouvernement et la police le contrôle de la région : « on en avait vu – dit le docteur Silvia Elizondo – des choses bizarres, durant les derniers mois : des barrages militaires à l’entrée de la ville, des voitures calcinées en pleine avenue, des commerces brûlés ou criblés de balles, les rues jonchées de douilles, et bon, on savait qu’il se passait des choses, mais toujours en secret. Et puis il y a eu un moment où l’arbre n’a plus caché la forêt, et c’est nous qui avons commencé à nous terrer ». Des choses : rien que des séquestrations, des exécutions, des décapitations, des fusillades, des enlèvements minute, « tu m’excuseras – confesse cette fois-ci un vieil homme à Treviño – mais on n’a pas encore inventé d’expression du visage pour l’horreur qu’on est en train de vivre ». 

On passera de l’irreprésentable à l’innommable quand il s’agira d’effacer les traces, les survivances de la terreur, comme il arrive au rédacteur en chef d’un des journaux de La Eternidad, « placé là par les criminels eux-mêmes », qui se charge de la tâche « de faire disparaître certains mots » ou tout simplement les remplace par des euphémismes : gang criminel par « groupe rebelle » ; trafic de stupéfiants par « commerce » ; enlèvement par « arrestation » ; lésions par « marques » ; assassinat par « disparition ». Une affaire de langage, donc, et du service que celui-ci peut rendre aux instances de pouvoir quand il devient pure instrumentalisation. Davantage la politique dans la langue que la politique du langage. Bientôt, dit M. de León, le père de la disparue, « on ne pourra même pas les nommer ». 

Si dans son premier roman, Les minutes noires, Martin Solares avait déjà fait une incursion dans l’intrigue policière et nous avait déjà apporté un échantillon du parfum cauchemardesque que respirait le pays, dans N’envoyez pas de fleurs le lecteur va sombrer définitivement dans un air irrespirable, de sorte que toute tentative d’échappatoire sera vouée à l’échec : « il n’y avait qu’un seul chemin possible, et ce chemin, c’était la douleur », dit Cornelio, un collègue policier de Treviño. Une douleur qui devient méfiance et qui en même temps devient langage ; « c’est peut-être la méfiance qui parle pour moi », admet un des personnages. 

Trois façons donc de faire face au réel, une pragmatique de la résignation : « Se taire. Se méfier. Se terrer » ; ça sera le triple mot d’ordre pour ceux qui veulent survivre dans une ville où « tout le monde veut prendre le contrôle », là où le crime n’est que pure rationalité économique, convergence tacite des pouvoirs et des intérêts ; « Si vous vous donniez la peine de fourrer votre nez dans les affaires de n’importe quelle entreprise de cette ville, dit M. De León, vous verriez qu’il y en a trois sur dix qui d’une façon ou d’une autre fricotent avec le milieu […] Des centres commerciaux, des magasins de vêtements, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, des restaurants, des clubs de sport, des écoles de langue, des débits de boissons, des chaînes de fast-food, des supermarchés, des agences de voyages… même l’aéroport mouille là-dedans ». On est face à la logique collaborationniste qui émerge dans toute société paralysée par la peur, le partage de la détresse d’un peuple, le peuple mexicain, qui reconnaît les symptômes mais néglige le traitement. « La grande tragédie de ce pays, dit Treviño, c’est que tous les indices sont sous notre nez, sauf que personne n’essaie de les ramasser ». Histoire de se soigner, en commençant par changer les mots d’ordre : se parler, se faire confiance, s’ouvrir à l’autre, s’investir en définitive, à nouveau, et plus que jamais, dans la politique. Collaborer, une fois pour toutes, différemment.


1. Je me sers du terme employé par Roberto Esposito dans Catégories de l’impolitique, tout en lui donnant un sens différent, qui a davantage à voir avec une dimension factuelle : l’impuissance à faire de la politique par la suspension de certaines de ses conditions de possibilité.


EN ATTENDANT NADEAU

 

mardi 29 mars 2022

Le Mexique de Fernanda Melchor / Une jeunesse en enfer

 

Fernanda Melchor


Le Mexique de Fernanda Melchor : une jeunesse en enfer


L'écrivaine mexicaine Fernanda Melchor dépeint une jeunesse perdue entre violence, bestialité du désir et misogynie dans son nouveau roman, "Paradaïze" (Grasset). Elle est notre invitée aujourd'hui.

23 / 03 /2022


Fernanda Melchor est née en 1982 à Veracruz, au Mexique. Ayant fait ses armes dès l'enfance, avec la télévision autant que par ses lectures, elle a souhaité écrire très jeune. Après avoir réuni des chroniques pour publier Aquí no es Miami (2013), elle s’est fait connaitre dans le monde avec son roman La saison des ouragans (Grasset, 2019, traduction de Laura Alcoba) primé dans plusieurs pays.

Elle revient aujourd'hui avec Paradaïze (Grasset, 9 Mars 2022), traduction française (par Laura Alcoba) de son roman Páradais sorti en février 2021 au Mexique. Un roman, écho avec son précédent, traite de la violence, de la bestialité du désir et d’une misogynie systémique. Ecrit depuis la perspective des bourreaux, il délivre le point de vue de Polo, jeune jardinier pauvre de “Paradaïze”, un lotissement pour riches. Il maudit sa vie misérable, ne trouvant d'échappatoire que dans l’alcool. Il rencontre Franco, qui habite le lotissement. Un adolescent solitaire et obsédé par sa voisine, Madame Marian. Obsédé au point de mêler Polo à un plan pour entrer de force chez elle… jusqu’au drame.

Fernanda Melchor souligne la richesse dramatique des personnages jeunes. L'adolescence est pour elle "un moment de crise existentielle, le premier moment où on se sent le plus nous-mêmes et, en même temps, on n'est pas adulte (...) ; c'est un moment très intéressant en termes dramatiques".

Dans ce livre et dans son oeuvre, Fernanda Melchor s'attache, dit-elle, à "explorer le côté obscur de l'âme humaine : que se passe-t-il dans la tête des personnes capables de commettre des violences atroces, au Mexique et dans le monde ?".

Contre les stéréotypes, elle montre que ces jeunes parfois "n'ont pas d'autre choix " que de rejoindre les bandes du crime organisé. Son oeuvre fait ainsi des pas de côté par rapport à la mode des séries glorifiant les narcotraficants. Dans Paradaïze, ils n'apparaissent qu'en arrière-plan. Fernanda Melchor a par ailleurs participé à l'écriture de Somos, une série Netflix librement inspirée d'un fait divers qui a eu lieu en 2011 : le massacre d'habitants d'Allende, une ville située dans le nord du Mexique, par un groupe de narcos du Cartel de los Zetas. Donnant le point de vue des victimes, elle s'attache à montrer les conséquences de cette violence dans les vies ordinaires.

FRANCE CULTURE