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samedi 23 septembre 2023

Marcel Schwob / Gabriel Spenser

 

Gabriel Spenser



GABRIEL SPENSER
ACTEUR
by Marcel Schwob

Sa mère fat une fille, nommée Flum, qui tenait une petite salle basse au fond de Rotten-row, dans Picked-hatch. Un capitaine, aux doigts chargés de bijoux en cuivre, et deux galants, vêtus de pourpoints lâches, venaient la voir après souper. Elle logeait trois demoiselles, dont les noms étaient Poll, Doll et Moll, et qui ne pouvaient supporter l'odeur du tabac. Aussi montaient-elles fréquemment se mettre au lit, et des gentilshommes polis les accompagnaient, après leur avoir fait boire un verre de vin d'Espagne tiède, afin de dissiper la vapeur des pipes. Le petit Gabriel se tenait accroupi sous le manteau de la cheminée pour voir rôtir les pommes qu'on jetait dans les pots de bière. Des acteurs venaient là aussi, qu'avaient les apparences les plus diverses. Ils n'osaient paraître dans les grandes tavernes où allaient les compagnies entretenues. Certains parlaient en style de fanfaronnade; d'autres ânonnaient comme des idiots. Ils caressaient Gabriel qui apprit d'eux des vers brisés de tragédie et des plaisanteries rustiques de scène. On lui donna un morceau de drap cramoisi, à frange dédorée, avec un masque de velours et un vieux poignard de bois. Ainsi il paradait tout seul devant l'âtre, brandissant un tison en manière de torche, et sa mère Flum balançait son triple menton par l'admiration qu'elle avait de son enfant précoce.


Illustrations by George Barbier


Les acteurs l'emmenèrent au Rideau Vert, dans Shoreditch, où il trembla devant les accès de rage du petit comédien qui écumait en hurlant le rôle de Jeronymo. On y voyait aussi le vieux roi Leir, avec sa barbe blanche déchirée, qui s'agenouillait pour demander pardon à sa fille Gordellia; un clown imitait les folies de Tarleton, et un autre enveloppé d'un drap de lit terrifiait le prince Amlet. Sir John Oldcastle faisait rire tout le monde par son gros ventre, surtout quand il prenait à la taille l'hôtesse qui lui permettait de chiffonner la pique de son bonnet et de glisser ses gros doigts dans le sac de bougran qu'elle attachait à sa ceinture. Le Fou chantait des chansons que l'Idiot ne comprenait jamais, et un clown en bonnet de coton passait à tout moment la tête par le rideau fendu, au fond de l'estrade, pour faire des grimaces. Il y avait encore un jongleur avec des singes et un homme habillé en femme qui, à l'idée de Gabriel, ressemblait à sa mère Flum. A la fin des pièces, les bedeaux à verge venaient lui mettre une robe de gros bleu et criaient qu'ils allaient le porter à Bridewell.

Quand Gabriel eut quinze ans, les acteurs du Rideau Vert remarquèrent qu'il était beau et délicat et qu'il pourrait jouer les rôles de femmes et de jeunes filles. Flum lui peignait ses cheveux noirs qui étaient rejetés en arrière; il avait la peau très fine, les yeux grands, les sourcils hauts, et Flum lui avait percé les oreilles pour y pendre deux fausses perles doubles. Il entra donc dans la compagnie du duc de Nottingham, et on lui fit des robes de taffetas et de damas, avec des paillettes, de drap d'argent et de drap d'or, des corsages lacés et des perruques de chanvre à longues boucles. On lui apprit à se peindre dans la salle à répétitions. D'abord il rougit en montant sur l'estrade; puis il minauda pour répondre aux galanteries. Poll, Doll et Moll, que Flum amena, tout affairée, déclarèrent avec de grands rires que c'était tout justement une femme et voulurent le délacer après la pièce. Elles le ramenèrent dans Picked-hatch, et sa mère lui fit mettre une de ses robes pour le montrer au capitaine, qui lui fit mille protestations en moquerie et feignit de lui passer au doigt un vilain anneau surdoré où était enchâssée une escarboucle de verre.

Les meilleurs camarades de Gabriel Spenser étaient William Bird, Edward Juby et les deux Jeffes. Ceux-ci entreprirent, un été, d'aller jouer dans les bourgs de la campagne avec des acteurs errants. Ils voyagèrent dans une voiture couverte d'une bâche, où ils couchaient la nuit. Sur la route de Hammersmith, un soir, ils virent sortir du fossé un homme qui leur présenta le canon d'un pistolet.

—Votre argent! dit-il. Je suis Gamaliel Ratsey, par la grâce de Dieu voleur de grand chemin, et je n'aime pas à attendre.

A quoi les deux Jeffes répondirent, en gémissant:

—Nous n'avons point d'argent, Votre Grâce, sinon ces paillettes de cuivre et ces pièces de camelot teint, et nous sommes de pauvres acteurs errants comme Votre Seigneurie elle-même.

—Acteurs? s'écria Gamaliel Ratsey. Voilà qui est admirable. Je ne suis pas un rafleur, ni un coquin, et je suis ami des spectacles. Si je n'avais un certain respect pour le vieux Derrick qui saurait bien me traîner sur l'échelle et me faire dodeliner de la tête, je ne quitterais pas le bord de la rivière, et les joyeuses tavernes à drapeaux, où vous autres, mes gentilshommes, vous avez coutume d'exposer tant d'esprit. Soyez donc les bienvenus. La soirée est belle. Dressez votre estrade et jouez-moi votre meilleur spectacle. Gamaliel Ratsey vous écoutera. Ce n'est pas ordinaire. Vous pourrez le raconter.

—Cela va nous coûter des feux, dirent timidement les deux Jeffes.

—Feux? dit noblement Gamaliel—que me parlez-vous de feux? Je suis ici le roi Gamaliel, comme Elizabeth est reine dans la Cité. Et je vous traiterai en roi. Voilà quarante shillings.

Les acteurs descendirent, tremblants.

—Plaise à Votre Majesté, dit Bird, que faudra-t-il jouer?

Gamaliel réfléchit, et regarda Gabriel.

—Ma foi, dit-il, une belle pièce pour cette demoiselle, et bien mélancolique. Elle doit être charmante en Ophelia. Il y a des fleurs de digitale ici auprès—de vrais doigts de mort. Amlet, voilà ce que je veux. J'aime assez les humeurs de cette composition. Si je n'étais Gamaliel, je jouerais volontiers Amlet. Allez, et ne vous trompez pas dans les coups d'escrime, mes excellents Troyens, mes vaillants Corinthiens!

On alluma les lanternes. Gamaliel considéra le drame avec attention. Après la fin, il dit à Gabriel Spenser:

—Belle Ophelia, je vous dispense du compliment. Vous pouvez partir, acteurs du roi Gamaliel. Sa Majesté est satisfaite.

Puis il disparut dans l'ombre.

Comme la voiture se mettait en marche, à l'aube, on le vit de nouveau qui barrait le chemin, pistolet au poing.

—Gamaliel Ratsey, voleur de grand'route, dit-il, vient reprendre les quarante shillings du roi Gamaliel. Allons, vite. Merci pour le spectacle. Décidément, les humeurs d'Amlet me plaisent infiniment. Belle Ophelia, toute ma courtoisie.

Les deux Jeffes, qui gardaient l'argent, le rendirent par force. Gamaliel salua et partit au galop.

Sur cette aventure, la troupe rentra dans Londres. On raconta qu'un voleur avait failli enlever Ophelia en robe et en perruque. Une fille nommée Pat King, et qui venait souvent au Rideau Vert, affirma qu'elle n'en était point surprise. Elle avait la figure grasse et la taille ronde. Flum l'invita, pour lui faire connaître Gabriel. Elle le trouva mignon et l'embrassa tendrement. Puis elle revint souvent. Pat était l'amie d'un ouvrier briquetier que son métier ennuyait et qui avait l'ambition de jouer au Rideau Vert. Il se nommait Ben Jonson, et il était fort orgueilleux de son éducation, étant clerc, et ayant quelques connaissances en latin. C'était un homme grand et carré, couturé de scrofule, et dont l'œil droit était plus haut que le gauche. Il avait la voix forte et grondeuse. Ce colosse avait été soldat aux Pays-Bas. Il suivit Pat King, saisit Gabriel à la peau du cou, et le traîna aux champs de Hoxton, où le pauvre Gabriel dut lui faire face, une épée à la main. Flum lui avait secrètement glissé une lame plus longue de dix pouces. Elle passa dans le bras de Ben Jonson. Gabriel eut le poumon traversé. Il mourut sur l'herbe. Flum courut chercher les constables. On porta Ben Jonson tout jurant à Newgate. Flum espérait qu'il serait pendu. Mais il récita ses psaumes en latin, fit voir qu'il était clerc, et on le marqua seulement à la main avec un fer rouge.


Marcel Schwob
Imaginary Lives


jeudi 21 septembre 2023

Marcel Schwob / Cecco Angiolieri

 

Cecco Angiolieri
George Barbier


Marcel Schwob

CECCO ANGIOLIERI

POÈTE HAINEUX


Cecco Angiolieri naquit haineux à Sienne, le même jour que Dante Alighieri à Florence. Son père, enrichi dans le commerce des laines, inclinait vers l'Empire. Dès l'enfance, Cecco fut jaloux des grands, les méprisa, et marmotta des oraisons. Beaucoup de nobles ne voulaient plus se soumettre au pape. Cependant les ghibellins avaient cédé. Mais parmi les guelfes mêmes, il y avait les Blancs et les Noirs. Les Blancs ne répugnaient pas à l'intervention impériale. Les Noirs restaient fidèles à l'Église, à Rome, au Saint-Siège. Cecco eut l'instinct d'être Noir, peut-être parce que son père était Blanc.

Il le haït presque du premier souffle. A quinze ans, il réclama sa part de la fortune, comme si le vieil Angiolieri fût mort. Il s'irrita du refus et quitta la maison paternelle. Dès lors il ne cessa de se plaindre aux passants et au ciel. Il vint à Florence par la grand'route. Les Blancs y régnaient encore, même après qu'on en avait chassé les ghibellins. Cecco mendia son pain, attesta la dureté de son père, et finit par se loger dans Je taudis d'un savetier, qui avait une fille. Elle se nommait Becchina et Cecco crut qu'il l'aimait.

Le savetier était un homme simple, ami de la Vierge, dont il portait les médailles, et persuadé que sa dévotion lui donnait le droit de tailler ses chaussures dans du mauvais cuir. Il causait avec Cecco de la sainte théologie et de l'excellence de la grâce, à la lueur d'une chandelle de résine, avant l'heure d'aller se coucher. Becchina lavait la vaisselle, et ses cheveux étaient constamment emmêlés. Elle se moquait de Cecco parce qu'il avait la bouche tordue.

Vers ce temps, commença à se répandre dans Florence le bruit de l'amour excessif qu'avait eu Dante degli Alighieri pour la fille de Folco Ricovero de Portinari, Béatrice. Ceux qui étaient lettrés savaient par cœur les chansons qu'il, lui avait adressées. Cecco les entendit réciter et les blâma fort.

—O Cecco, dit Becchina, tu te moques de ce Dante, mais tu ne saurais pas écrire de si beaux envois pour moi.

—Nous verrons, dit Angiolieri en ricanant.

Et premièrement, il composa un sonnet où il critiquait la mesure et le sens des chansons de Dante. Ensuite il fit des vers pour Becchina, qui ne savait pas les lire, et qui éclatait de rire quand Gecco les lui déclamait, parce qu'elle ne pouvait supporter les grimaces amoureuses de sa bouche.

Cecco était pauvre et nu comme une pierre d'église. Il aimait la mère de Dieu avec fureur, ce qui lui rendait le savetier indulgent. Tous deux voyaient quelques misérables ecclésiastiques, à la solde des Noirs. On espérait beaucoup de Cecco, qui semblait illuminé, mais il n'y avait point d'argent à lui donner. Ainsi malgré sa foi louable, le savetier dut marier Becchina à un gros voisin, Barberino, qui vendait de l'huile. «Et l'huile peut être sainte!» dit pieusement le savetier à Cecco Angiolieri, pour s'excuser. Le mariage se fit environ dans le même temps que Béatrice épousa Simone de Bardi. Cecco imita la douleur de Dante.

Mais Becchina ne mourut point. Le 9 juin 1291, Dante dessinait sur une tablette, et c'était le premier anniversaire depuis la mort de Béatrice. Il se trouva qu'il avait figuré un ange dont le visage était semblable au visage de la bien-aimée. Onze jours après, le 20 juin, Cecco Angiolieri (Barberino étant occupé dans le marché aux huiles) obtint de Becchina la faveur de la baiser sur la bouche, et composa un sonnet brûlant. La haine n'en diminua pas dans son cœur. Il voulait de l'or avec son amour. Il ne put en tirer aux usuriers. Il espéra en obtenir de son père et partit pour Sienne. Mais le vieil Angiolieri refusa à son fils même un verre de vin maigre, et le laissa assis sur la route, devant la maison.

Cecco avait vu dans la salle un sac de florins nouvellement frappés. C'était le revenu d'Arcidosso et de Montegiovi. Il mourait de faim et de soif; sa robe était déchirée, sa chemise fumante. Il revint, poudreux, à Florence, et Barberino le mit à la porte de sa boutique, à cause de ses guenilles.

Cecco retourna, le soir, dans le taudis du savetier, qu'il trouva chantant une docile chanson pour Marie à la fumée de sa chandelle.

Tous deux s'embrassèrent et pleurèrent pieusement. Après l'hymne, Cecco dit au savetier la terrible et désespérée haine qu'il portait à son père, vieillard qui menaçait de vivre autant que le Juif-Errant Botadeo. Un prêtre qui entrait pour conférer sur les besoins du peuple lui persuada d'attendre sa délivrance dans l'état monastique. Il conduisit Cecco à une abbaye, où on lui donna une cellule et une vieille robe. Le prieur lui imposa le nom de frère Henri. Dans le chœur, pendant les chants nocturnes, il touchait de la main les dalles dépouillées et froides comme lui. La rage lui serrait la gorge quand il songeait à la richesse de son père; il lui semblait que la mer plutôt dessécherait avant qu'il mourût. Il se sentait si dénué qu'il y eut des moments où il crut qu'il aimerait être souillard de cuisine. «C'est une chose, se dit-il, à laquelle on pourrait bien aspirer.»

A d'autres moments, il eut la folie de l'orgueil: «Si j'étais le feu, pensa-t-il, je brûlerais le monde; si j'étais le vent, j'y soufflerais l'ouragan; si j'étais l'eau, je le noierais dans le déluge; si j'étais Dieu, je l'enfoncerais parmi l'espace; si j'étais pape, il n'y aurait plus de paix sous le soleil; si j'étais l'Empereur, je couperais des têtes à la ronde; si j'étais la Mort, j'irais trouver mon père ... si j'étais Cecco ... voilà tout mon espoir...» Mais il était frate Arrigo. Puis il revint à sa haine. Il se procura une copie des chansons pour Béatrice et les compara patiemment aux vers qu'il avait écrits pour Becchina. Un moine errant lui apprit que Dante parlait de lui avec dédain. Il chercha les moyens de se venger. La supériorité des sonnets à Becchina lui semblait évidente. Les chansons pour Bice (il lui donnait son nom vulgaire) étaient abstraites et blanches; les siennes étaient pleines de force et de couleur. D'abord, il envoya des vers d'insulte à Dante; puis, il imagina de le dénoncer au bon roi Charles, comte de Provence. Finalement, nul ne prenant souci ni de ses poésies ni de ses lettres, il demeura impuissant. Enfin il se lassa de nourrir sa haine dans l'inaction, se dépouilla de sa robe, remit sa chemise sans agrafe, son jaquet usé, son chaperon lavé par la pluie et retourna quêter l'assistance des Frères dévots qui travaillaient pour les Noirs.

Une grande joie l'attendait. Dante avait été exilé: il n'y avait plus que des partis obscurs à Florence. Le savetier murmurait humblement à la Vierge le prochain triomphe des Noirs. Cecco Angiolieri oublia Becchina dans sa volupté. Il traîna dans les ruisseaux, mangea des croûtons durs, courut à pied derrière les envoyés de l'Eglise qui allaient à Rome et retournaient à Florence. On vit qu'il pourrait servir. Corso Donati, chef violent des Noirs, revenu dans Florence, et puissant, l'employa parmi d'autres. La nuit du 10 juin 1304, une tourbe de cuisiniers, de teinturiers, de forgerons, de prêtres et de mendiants, envahit le noble quartier de Florence où étaient les belles maisons des Blancs. Cecco Angiolieri brandissait la torche résineuse du savetier qui suivait à distance, admirant les décrets célestes. Ils incendièrent tout et Cecco alluma les boiseries aux balcons des Cavalcanti, qui avaient été les amis de Dante. Cette nuit là il étancha sa soif de haine avec du feu. Le lendemain, il envoya à Dante le «Lombard» des vers d'insulte â la cour de Vérone. Dans la même journée, il devint Cecco Angiolieri comme il le désirait depuis tant d'années: son père, vieux autant qu'Elie ou Enoch, mourut.

Gecco courut à Sienne, défonça les coffres et plongea ses mains dans les sacs de florins nouveaux, se répéta cent fois qu'il n était plus le pauvre frère Henri, mais noble, seigneur d'Arcidosso et de Montegiovi, plus riche que Dante et meilleur poète. Puis il songea qu'il était pécheur et qu'il avait souhaité la mort de son père. Il se repentit. Il griffonna sur le champ un sonnet pour demander au Pape une croisade contre tous ceux qui insulteraient leurs parents. Avide de se confesser, il retourna en hâte à Florence, embrassa le savetier, le supplia d'intercéder auprès de Marie. Il se précipita chez le marchand de cires saintes et acheta un grand cierge. Le savetier l'alluma onctueusement. Tous deux pleurèrent et prièrent Notre-Dame. Jusqu'aux heures tardives, on entendit la voix paisible du savetier qui chantait des louanges, se réjouissait de son flambeau et essuyait les larmes de son ami.


Marcel Schwob
Vies imaginaries


dimanche 17 septembre 2023

Marcel Schwob / Katherine la dentellière

 

George Barbier


Marcel Schwob

KATHERINE LA DENTELLIÈRE

FILLE AMOUREUSE

Elle naquit vers le milieu du quinzième siècle, dans la rue de la Parcheminerie, près de la rue Saint-Jacques, par un hiver où il fit si froid que les loups coururent à travers Paris sur les neiges. Une vieille femme, qui avait le nez rouge sous son chaperon, la recueillit et l'éleva. Et premièrement elle joua sous les porches avec Perrenette, Guillemette, Ysabeau et Jehanneton, qui portaient de petites cottes et trempaient leurs menottes rougies dans les ruisseaux pour attraper des morceaux de glace. Elles regardaient aussi ceux qui pipaient les passants au jeu de tables qu'on appelle Saint-Merry. Et sous les auvents, elles guettaient les tripes dans leurs baquets, et les longues saucisses ballottantes, et les gros crochets de fer où les bouchers suspendent les quartiers de viande. Près de Saint-Benoît le Bétourné, où sont les écritoires, elles écoutaient grincer les plumes, et soufflaient la chandelle au nez des clercs, le soir, par les lucarnes des boutiques. Au Petit-Pont, elles narguaient les harangères et s'enfuyaient vite vers la place Maubert, se cachaient dans les angles de la rue des Trois-Portes; puis, assises sur la margelle de la fontaine, elles jacassaient jusqu'à la brume de la nuit.

Ainsi se passa la prime jeunesse de Katherine, avant que la vieille femme lui eût appris à s'asseoir devant un coussinet à dentelles et à entrecroiser patiemment les fils de toutes les bobines. Plus tard, elle ouvragea de son métier, Jehanneton étant devenue chaperonnière, Perrenette lavandière, et Ysabeau gantière, et Guillemette, la plus heureuse, saucissière, ayant un petit visage cramoisi qui reluisait comme s'il eût été frotté avec du sang frais de porc. Pour ceux qui avaient joué à Saint-Merry, ils commençaient déjà d'autres entreprises; certains étudiaient sur la montagne Sainte-Geneviève, et d'autres battaient les cartes au Trou-Perret te, et d'autres choquaient les brocs de vin d'Aunis à la Pomme de Pin et d'autres se querellaient à l'hôtel de la Grosse Margot, et sur l'heure de midi, on les voyait, à l'entrée de la taverne, dans la rue aux Fèves, et sur l'heure de minuit, ils sortaient par la porte de la rue aux Juifs. Pour Katherine, elle entrelaçait les fils de sa dentelle, et les soirs d'été elle prenait le serein sur le banc de l'église, où il était permis de rire et de habiller.

Katherine portait une chemisette écrue et un surcot de couleur verte; elle était tout affolée d'atours, ne haïssant rien tant que le bourrelet qui marque les filles lorsqu'elles ne sont point de noble lignée. Elle aimait pareillement les testons, les blancs, et surtout les écus d'or. C'est ce qui fit qu'elle s'accointa à Casin Cholet, sergent à verge au Châtelet; sous ombre de son office, il gagnait mal de la monnaie. Souvent elle soupa en sa compagnie à l'hôtellerie de la Mule, en face de l'église des Mathurins; et, après souper, Casin Cholet allait prendre des poules sur l'envers des fossés de Paris. Il les rapportait sous son grand tabart, et les vendait très bien à la Machecroue, veuve d'Arnoul, belle marchande de volaille à la porte du Petit-Châtelet.

Et sitôt Katherine cessa son métier de dentellière: car la vieille femme au nez rouge pourrissait au charnier des Innocents. Casin Cholet trouva pour son amie une petite chambre basse, près des Trois-Pucelles, et là il venait la voir sur la tarde. Il ne lui défendait pas de se montrer à la fenêtre, avec les yeux noircis au charbon, les joues enduites de blanc de plomb; et tous les pots, tasses et assiettes à fruits où Katherine offrait à boire et à manger à tous ceux qui payaient bien, furent volés à la Chaire, ou aux Cygnes, ou à l'hôtel du Plat-d'Etain. Casin Cholet disparut un jour qu'il avait mis en gage la robe et le demi-ceinct de Katherine aux Trois-Lavandières. Ses amis dirent à la dentellière qu'il avait été battu au cul d'une charrette et chassé de Paris, sur l'ordre du prévôt, par la porte Baudoyer. Elle ne le revit jamais; et seule, n'ayant plus le cœur à gagner d'argent, devint fille amoureuse, demeurant partout.

Premièrement, elle attendit aux portes d'hôtelleries; et ceux qui la connaissaient l'emmenaient derrière les murs, sous le Châtelet, on contre le collège de Navarre; puis, quand il fit trop froid, une vieille complaisante la fit entrer aux étuves, où la maîtresse lui donna l'abri. Elle y vécut, dans une chambre de pierre, jonchée de roseaux verts. On lui laissa son nom de Katherine la Dentellière, quoiqu'elle n'y fit point de la dentelle. Parfois on lui donnait liberté de se promener par les rues, à condition qu'elle rentrât à l'heure où les gens ont coutume d'aller aux étuves. Et Katherine errait devant les boutiques de la gantière et de la chaperonnière, et maintes fois elle demeura longtemps à envier le visage sanguin de la saucissière, qui riait parmi ses viandes de porc. Ensuite elle retournait aux étuves, que la maîtresse éclairait au crépuscule avec des chandelles qui brûlaient rouge et fondaient pesamment derrière les vitres noires.

Enfin Katherine se lassa de vivre close dans une chambre carrée; elle s'enfuit sur les routes. Et, dès lors, elle ne fut plus Parisienne, ni dentellière; mais semblable à celles qui hantent à l'entour des villes de France, assises sur les pierres des cimetières, pour donner du plaisir à ceux qui passent. Ces fillettes n'ont point d'autre nom que le nom qui convient à leur figure, et Katherine eut le nom de Museau. Elle marchait par les près, et le soir, elle épiait sur le bord des chemins, et on voyait sa moue blanche entre les mûriers des haies. Museau apprit à supporter la peur nocturne au milieu des morts, quand ses pieds grelottaient en frôlant les tombes. Plus de testons, plus de blancs, plus d'écus d'or; elle vivait pauvrement de pain et de fromage, et de son écuellée d'eau. Elle eut des amis malheureux qui lui chuchotaient de loin: «Museau! Museau!» et elle les aima.

La plus grande tristesse était d'ouïr les cloches des églises et des chapelles; car Museau se souvenait des nuits de juin où elle s'était assise, en cotte verte, sur les bancs des porches saints. C'était au temps où elle enviait les atours des demoiselles; il ne lui restait maintenant ni bourrelet, ni chaperon. Tête nue, elle attendait son pain, appuyée à une dalle rude. Et elle regrettait les chandelles rouges des étuves parmi la nuit du cimetière, et les roseaux verts de la chambre carrée au lieu de la boue grasse où s'enfonçaient ses pieds.

Une nuit, un ruffian qui contrefaisait l'homme de guerre, coupa la gorge de Museau pour lui prendre sa ceinture. Mais il n'y trouva pas de bourse.


Marcel Schwob
Vies imaginaries

vendredi 15 septembre 2023

Marcel Schwob / Septima

 

George Barbier


Marcel Schwob

SEPTIMA

INCANTATRICE

Septima fut esclave sous le soleil africain, dans la ville d'Hadrumète. Et sa mère Amoena fut esclave, et la mère de celle-ci fut esclave, et toutes furent belles et obscures, et les dieux infernaux leur révélèrent des philtres d'amour et de mort. La ville d'Hadrumète était blanche et les pierres de la maison où vivait Septima étaient d'un rose tremblant. Et le sable de la grève était parsemé des coquilles que roule la mer tiède depuis la terre d'Egypte, à l'endroit où les sept bouches du Nil épandent sept vases de diverses couleurs. Dans la maison maritime où vivait Septima, on entendait mourir la frange d'argent de la Méditerranée, et, à son pied, un éventail de lignes bleues éclatantes s'éployait jusqu'au ras du ciel. Les paumes des mains de Septima étaient rougies d'or, et l'extrémité de ses doigts était fardée; ses lèvres sentaient la myrrhe et ses paupières ointes tressaillaient doucement. Ainsi elle marchait sur la route des faubourgs, portant à la maison des serviteurs une corbeille de pains flexibles.

Septima devint amoureuse d'un jeune homme libre, Sextilius, fils de Dionysia. Mais il n'est point permis d'être aimées à celles qui connaissent les mystères souterrains: car elles sont soumises à l'adversaire de l'amour, qui se nomme Anterôs. Et ainsi qu'Erôs dirige les scintillements des yeux et aiguise les pointes des flèches, Anterôs détourne les regards et émousse l'aigreur des traits. C'est un dieu bienfaisant qui siège au milieu des morts. Il n'est point cruel, comme l'autre. Il possède le népenthès qui donne l'oubli. Et sachant que l'amour est la pire des douleurs terrestres, il haït et guérit l'amour. Cependant il est impuissant à chasser Erôs d'un cœur occupé. Alors il saisit l'autre cœur. Ainsi Anterôs lutte contre Erôs. Voilà pourquoi Sextilius ne put aimer Septima. Sitôt qu'Erôs eut porté sa torche dans le sein de l'initiée, Anterôs, irrité, s'empara de celui qu'elle voulait aimer.

Septima connut la puissance d'Anterôs aux yeux baissés de Sextilius. Et quand le tremblement pourpré saisit l'air du soir, elle sortit sur la route qui va d'Hadrumète jusqu'à la mer. C'est une route paisible où les amoureux boivent du vin de dattes, appuyés contre les murailles polies des tombeaux. La brise orientale souffle son parfum sur la nécropole. La jeune lune, encore voilée, vient y errer, incertaine. Beaucoup de morts embaumés trônent autour d'Hadrumète dans leurs sépultures. Et là dormait Phoinissa, sœur de Septima, esclave comme elle, et qui mourut à seize ans, avant qu'aucun homme eût respiré son odeur. La tombe de Phoinissa était étroite comme son corps. La pierre étreignait ses seins tendus de bandelettes. Tout près de son front bas une longue dalle arrêtait son regard vide. De ses lèvres noircies s'envolait encore la vapeur des aromates où on l'avait trempée. Sur sa main sage brillait un anneau d'or vert incrusté de deux rubis pâles et troubles. Elle songeait éternellement dans son rêve stérile aux choses qu'elle n'avait point connues.

Sous la blancheur vierge de la lune nouvelle, Septima s'étendit près de la tombe étroite de sa sœur, contre la bonne terre. Elle pleura et elle froissa son visage à la guirlande sculptée. Et elle approcha sa bouche du conduit par où on verse les libations, et sa passion s'exhala:

—O ma sœur, dit-elle, détourne-toi de ton sommeil pour m'écouter. La petite lampe qui éclaire les premières heures des morts s'est éteinte. Tu as laissé glisser de tes doigts l'ampoule colorée de verre que nous t'avions donnée. Le fil de ton collier s'est rompu et les grains d'or sont épars autour de ton cou. Rien de nous n'est plus à toi, et maintenant celui qui a un épervier sur la tête te possède. Ecoute-moi, car tu as la puissance de porter mes paroles. Va vers la cellule que tu sais et supplie Anterôs. Supplie la déesse Hâthor. Supplie celui dont le cadavre dépecé fut porté par la mer dans un coffre jusqu'à Byblos. Ma sœur, aie pitié d'une douleur inconnue. Par les sept étoiles des magiciens de Chaldée, je t'en conjure. Par les puissances infernales qu'on invoque dans Carthage, Iaô, Abriaô, Salbâal, Bathbâal, reçois mon incantation. Fais que Sextilius, fils de Dionysia, se consume d'amour pour moi, Septima, fille de notre mère Amoena. Qu'il brûle dans la nuit; qu'il me cherche près de ta tombe, ô Phoinissa! Ou emmène-nous tous deux dans la demeure ténébreuse, puissante. Prie Anterôs de refroidir nos haleines s'il refuse à Érôs de les allumer. Morte parfumée, accueille la libation de ma voix. Achrammachalala!

Aussitôt, la vierge emmaillotée se souleva et pénétra sous la terre, les dents découvertes.

Et Septima, honteuse, courut parmi les sarcophages. Jusqu'à la seconde veille elle demeura dans la compagnie des morts. Elle épia la lune fugitive. Elle offrit sa gorge à la morsure salée du vent marin. Elle fut caressée par les premières dorures du jour. Puis elle rentra dans Hadrumète, et sa longue chemise bleue flottait derrière elle.

Cependant Phoinissa, roide, errait par les circuits infernaux. Et celui qui a un épervier sur la tête ne reçut point sa plainte. Et la déesse Hâthor resta allongée dans sa gaine peinte. Et Phoinissa ne put trouver Anterôs, puisqu'elle ne connaissait pas le désir. Mais dans son cœur flétri elle éprouva la pitié que les morts ont pour les vivants. Alors la seconde nuit, à l'heure où les cadavres se délivrent pour accomplir les incantations, elle fit mouvoir ses pieds liés dans les rues d'Hadrumète.

Sextilius tressaillait régulièrement par les soupirs du sommeil, le visage tourné vers le plafond de sa chambre, sillonné de losanges. Et Phoinissa, morte, enroulée de bandelettes odorantes, s'assit auprès de lui. Et elle n'avait point de cervelle ni de viscères; mais on avait replacé son cœur desséché dans sa poitrine. Et dans ce moment Erôs lutta contre Anterôs, et il s'empara du cœur embaumé de Phoinissa. Aussitôt elle désira le corps de Sextilius, afin qu'il fût couché entre elle et sa sœur Septima dans la maison des ténèbres.

Phoinissa mit ses lèvres teintes sur la bouche vive de Sextilius, et la vie s'échappa de lui comme une bulle. Puis elle parvint à la cellule d'esclave de Septima, et la prit par la main. Et Septima, endormie, céda sous la main de sa sœur. Et le baiser de Phoinissa et l'étreinte de Phoinissa firent mourir, presque à la même heure de la nuit, Septima et Sextilius. Telle fut l'issue funèbre de la lutte d'Erôs contre Anterôs; et les puissances infernales reçurent à la fois une esclave et un homme libre.

Sextilius est couché dans la nécropole d'Hadrumète, entre l'incantatrice Septima et sa sœur vierge Phoinissa. Le texte de l'incantation est inscrit sur la plaque de plomb, roulée et percée d'un clou, que l'enchanteuse a glissée dans le conduit des libations de la tombe de sa sœur.


Marcel Schwob
Vies imaginaires




mercredi 13 septembre 2023

Marcel Schwob / Empédocle

 

Empédocle
George Barbier


Marcel Schwob
EMPÉDOCLE
DIEU SUPPOSÉ


Personne ne sait quelle fut sa naissance, ni comment il vint sur terre. Il apparut près des rives dorées du fleuve Acragas, dans la belle cité d'Agrigente, un peu après le temps où Xerxès fit frapper la mer de chaînes. La tradition rapporte seulement que son aïeul se nommait Empédocle: aucun ne le connut. Sans doute, il faut entendre par là qu'il était fils de lui-même, ainsi qu'il convient à un Dieu. Mais ses disciples assurent qu'avant de parcourir dans sa gloire les campagnes de Sicile, il avait déjà passé quatre existences dans notre monde, et qu'il avait été plante, poisson, oiseau et jeune fille. Il portait un manteau de pourpre sur lequel retombaient ses longs cheveux; il avait autour de la tête une bande d'or, aux pieds des sandales d'airain, et il tenait des guirlandes tressées de laine et de lauriers.

Par l'imposition de ses mains il guérissait les malades et récitait des vers, à la façon homérique, avec des accents pompeux, monté sur un char, et la tête levée vers le ciel. Une grande troupe de peuple le suivait et se prosternait devant lui pour écouter ses poèmes. Sous le ciel pur qui éclaire les blés, les hommes venaient de toutes parts vers Empédocle, leurs bras chargés d'offrandes. Il les tenait béants en leur chantant la voûte te divine, faite de cristal, la masse de feu que nous nommons soleil, et l'amour, qui contient tout, semblable à une vaste sphère.

Tous les êtres, disait-il, ne sont que des morceaux disjoints de cette sphère d'amour où s'insinua la haine. Et ce que nous appelons amour, c'est le désir de nous unir et de nous fondre et de nous confondre, ainsi que nous étions jadis, au sein du dieu globulaire que la discorde, a rompu. Il invoquait le jour où la sphère divine se gonflerait, après toutes les transformations des âmes. Car le monde que nous connaissons est l'oeuvre de la haine, et sa dissolution sera l'oeuvre de l'amour. Ainsi il chantait par les villes et par les champs; et ses sandales d'airain venues de Laconie tintaient à ses pieds, et devant lui sonnaient des cymbales. Cependant de la gueule de l'Etna jaillissait une colonne de fumée noire qui jetait son ombre sur la Sicile.

Semblable à un roi du ciel, Empédocle était roulé dans la pourpre et ceint d'or, tandis que les pythagoriciens se traînaient dans leurs minces tuniques de lin, avec des chaussures faites de papyros. On disait qu'il savait faire disparaître la chassie, dissoudre les tumeurs, et tirer les douleurs des membres; on le suppliait de faire cesser les pluies et les ouragans; il conjura les tempêtes sur un cercle de collines; à Sélinonte, il chassa la fièvre en faisant déverser deux fleuves dans le lit d'un troisième; et les habitants de Sélinonte l'adorèrent et lui élevèrent un temple, et frappèrent des médailles où son image était placée face à face de l'image d'Apollon.

D'autres prétendent qu'il fut divinateur et instruit par les magiciens de Perse, qu'il possédait la nécromancie et la science des herbes qui rendent fou. Un jour où il dînait chez Anchitos, un homme furieux se rua dans la salle, le glaive levé. Empédocle se dressa, tendit le bras, et chanta les vers d'Homère sur le népenthès qui donne l'insensibilité. Et aussitôt la force du népenthès saisit le furieux, et il demeura fixe, le glaive en l'air, ayant tout oublié, comme s'il eût bu le doux poison mêlé dans le vin mousseux d'un cratère.

Les malades venaient à lui hors des cités et il était entouré d'une foule de misérables. Des femmes se mêlèrent à sa suite. Elles baisaient les pans de son manteau précieux. Une se nommait Panthea, fille d'un noble d'Agrigente. Elle devait être consacrée à Artémis, mais elle s'enfuit loin de la froide statue de la déesse et voua sa virginité à Empédocle. On ne vit point leurs marques d'amour, car Empédocle préservait une insensibilité divine. Il ne proférait de paroles que dans le mètre épique, et en dialecte d'Ionie, quoique le peuple et ses fidèles ne se servissent que du dorien. Tous ses gestes étaient sacrés. Quand il s'approchait des hommes, c'était pour les bénir ou les guérir. La plupart du temps, il demeurait silencieux. Aucun de ceux qui le suivaient ne put jamais le surprendre pendant son sommeil. On ne l'aperçut que majestueux.

Panthea était vêtue de fine laine et d'or. Ses cheveux étaient disposés à la riche mode d'Agrigente, où la vie coulait mollement. Elle avait les seins soutenus par un strophe rouge, et la semelle de ses sandales était parfumée. Pour le reste, elle était belle et longue de corps, et de couleur très désirable. Il est impossible d'assurer qu'Empédocle l'aimât mais il eut pitié d'elle. En effet, le souffle asiatique engendra la peste dans les champs siciliens. Beaucoup d'hommes furent touchés par les doigts noirs du fléau. Même les cadavres des bêtes jonchaient le bord des prairies et on voyait çà et là des brebis pelées, mortes la gueule ouverte vers le ciel, avec leurs côtes saillantes. Et Panthea devint languissante de cette maladie. Elle tomba aux pieds d'Empédocle et elle ne respirait plus. Ceux qui l'entouraient soulevèrent ses membres raidis et les baignèrent de vin et d'aromates. Ils délièrent le strophe rouge qui serrait ses jeunes seins, et la roulèrent dans des bandelettes. Et sa bouche entr'ouverte était retenue par un lien et ses yeux creux ne miraient plus la lumière.

Empédocle la regarda, détacha le cercle d'or qui lui ceignait le front, et le lui imposa. Il plaça sur ses seins la guirlande de laurier prophétique, chanta des vers inconnus sur la migration des âmes, et lui ordonna par trois fois de se lever et de marcher. La foule était pleine de terreur. Au troisième appel, Panthea sortit du royaume des ombres, et son corps s'anima et se dressa sur ses pieds, tout emmailloté dans les bandes funéraires. Et le peuple vit qu'Empédocle était évocateur des morts.

Pysianacte, père de Panthea, vint adorer le nouveau dieu. Des tables furent étendues sous les arbres de sa campagne, afin de lui offrir des libations. Aux côtés d'Empédocle, des esclaves soutenaient de grandes torches. Les hérauts proclamèrent, ainsi qu'aux mystères, le silence solennel. Soudain, à la troisième veille, les torches s'éteignirent et la nuit enveloppa les adorateurs. Il y eut une voix forte qui appela: «Empédocle!» Quand la lumière se fit, Empédocle avait disparu. Les hommes ne le revirent plus.

Un esclave épouvanté raconta qu'il avait vu un trait rouge qui sillonnait les ténèbres vers le sommet de l'Etna. Les fidèles gravirent les pentes stériles de la montagne à la lueur morne de l'aube. Le cratère du volcan vomissait une gerbe de flammes. On trouva, sur la margelle poreuse de lave qui encercle l'abîme ardent, une sandale d'airain travaillée par le feu.


Marcel Schwob

Vies imaginaries