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lundi 7 septembre 2015

Raymond Carver / Les mots pour tenir

Raymond Carver

Raymond Carver : les mots pour tenir


Martine Laval
Publié le 19/07/2008.


Après Virginia Woolf, suite de notre série sur les grands écrivains. Cette semaine, Raymond Carver, qui révélait la dimension vertigineuse des cabossés de la vie – d'autres lui-même. En un silence, un geste, trois mots.
Une femme se confie. Elle déverse sa lassitude, raconte son boulot - elle vend des vitamines, ou plutôt elle n'arrive pas à en vendre. Elle voit s'envoler l'espoir de gagner un peu d'argent, l'espoir de se sortir de la mouise. Face à elle, un homme, son compagnon, peut-être Raymond Carver lui-même. Il sent la tension monter, hume - respire - son désespoir. Il lui lance une bouée, une petite phrase qu'il prononce à voix basse, tout doux : « Qu'est-ce qu'il y a, chérie ? » Blanc. Il continue : « Je posai les verres sur la table et m'assis. Elle poursuivit comme si je n'avais rien dit. Peut-être que je n'avais rien dit » (Les Vitamines du bonheur).
« A l'orée de la trentaine, 
j'ai renoncé à tous 
mes rêves de grandeur. » 
Raymond Carver
L'univers de Carver tient dans ces quelques lignes, dans ce « peut-être que je n'avais rien dit », dans cette incapacité qu'ont ses personnages - lui ? - à parler, à tendre à l'autre ne serait-ce qu'un regard, un sourire, une main amicale, quelques mots de réconfort. Carver écrit le silence, non pas celui de la sérénité, mais celui de l'abattement, de l'effondrement. Ses phrases semblent anodines, insignifiantes ? Faux. Au détour d'une virgule, elles annoncent l'imminence de la catastrophe. L'abandon, la trahison, la lâcheté. La solitude. Le débrouille-toi. Personne n'y peut rien. C'est comme ça. C'est la vie. Carver donne au quotidien, au banal, au vide qui unit une femme et un homme, une dimension vertigineuse. Il fait résonner le séisme amoureux à mots feutrés. Il apostrophe la violence, la douleur, mais les cache, par pudeur, par choix - en poète. Il écrit : « Les mots, c'est finalement tout ce que nous avons, alors il vaut mieux que ce soit ceux qu'il faut et que la ponctuation soit là où il faut pour qu'ils puissent dire le mieux possible ce qu'on veut leur faire dire » (De l'écriture).


L'écrivain américain, décédé voilà tout juste vingt ans (1), n'a écrit que des poèmes, que des nouvelles. Dans un recueil d'essais (Les Feux), il avoue désirer plus que tout se mettre au roman, mais il bute. Il dit ne pas trouver le temps, se reprend : « Ma capacité d'attention m'avait fui ; je n'avais plus assez de patience pour m'essayer au roman. [...] A l'orée de la trentaine, j'ai renoncé à tous mes rêves de grandeur. »Et si, tout simplement, Carver savait qu'il était ou qu'il serait bientôt Carver ? Maître incontesté de l'ellipse, de cet art du mine-de-rien, forgeur du danger impalpable mais imminent, scénariste de la menace sourde, celle qui plane sans bruit avant de choisir sa proie, homme, femme, tous naufragés de l'american way of life, tous à la dérive, sans amour, sans destin grandiose, piètrement accrochés à des rêves de pauvres, contraints à avaler des vitamines (du bonheur) pour croire un peu à la vie, esclaves de l'ivresse - alcool, frasques et foutaises -, entraînés à se déchirer eux-mêmes avant que l'infortune ne s'en charge...
« Dans l'écriture, le désordre 
et le débraillé me font horreur ! »

Raymond Carver
Et si Carver, dans la lignée de ceux qui l'ont nourri - les John Gardner, John Cheever, William Kittredge, Tchekhov (2) -, avait réinventé la nouvelle ? Et si Carver, à l'instinct, avait su distiller une autre façon de voir le monde alentour, de regarder les siens, de les sortir de leur anonymat, avait réussi une autre façon de raconter la vie ? Passer en coup de vent. Ne pas s'éterniser. Une autre histoire attend. Capter du coin de l'œil une babiole, un petit événement - un silence, un geste, trois mots. S'arrêter sur le fugace, une cigarette qui se consume dans un cendrier, une voix éraillée qui marmonne. En tirer tout le désastre. L'écrire, sans chichis, sans misérabilisme. Et travailler sans relâche, jeter des trucs sur le papier, éplucher les phrases, tailler dans la masse, imposer un souffle, une respiration, marquer le tempo, calculer les points, les virgules, et faire éclore l'émotion. « Le talent, ça court les rues », disait encore Carver. Alors lui, l'homme cassé par les défaites, les petits boulots, les logements de misère, l'alcool, lui, l'écrivain qui ambitionne d'atteindre la littérature en triturant des histoires de rien, s'énerve : « Dans l'écriture, le désordre et le débraillé me font horreur ! » Il bosse, dur, raconte (ment-il ?) qu'il se cache dans sa voiture ou dans une laverie automatique, pour être tranquille, loin du vacarme familial, des braillements de ses mômes arrivés trop tôt - il n'avait pas 20 ans.


Une nouvelle, c'est de la concision, du brut. Du coup de poing. Quelques pages, et puis voilà. Carver ne plante pas de décor, ne dit rien du lieu, ou à peine, une cuisine, une table, ne dit rien de ses personnages, ou à peine. Qu'importe d'où ils viennent, qu'importe leur passé, seul compte l'instant présent - un silence, un geste, trois mots -, la marque de fabrique Carver. L'écrivain met ses personnages - d'autres lui-même - en images. Il avance plan par plan, les emmène au bout de leur histoire, celle qu'il a imaginée, ou glanée, pour eux. Et les plante. Au lecteur de faire le reste : accepter d'être chamboulé par cette prose incandescente, accepter de devenir accro, comme toute une ribambelle d'écrivains américains, français, japonais, qui s'en réclament : Richard Ford, Charles D'Ambrosio, Georges Bonnet, Eric Holder, Marie Desplechin, Haruki Murakami, qui traduisit le « grand Ray ».


Reprise du dialogue. Peut-être qu'il ne lui avait rien dit. La femme poursuit : « Je suis mon unique cliente. Je me dis que prendre toutes mes vitamines, ça me fera du bien à la peau. Qu'est-ce que tu en penses, de ma peau ? Tu crois que ça existe, les overdoses de vitamines ? J'en arrive à ne même plus pouvoir vomir comme les gens normaux. - Chérie, dis-je. » .


dimanche 6 septembre 2015

Dernières nouvelles de Raymond Carver

Dernières nouvelles 

de Carver


Martine Laval (texte et photos)
Publié le 18/09/2010. Mis à jour le 18/09/2010 à 16h46.


On l'aimait pour son style dense, épuré. Mais les nouvelles qui ont rendu célèbre Raymond Carver, disparu il y a vingt-deux ans, étaient amputées et réécrites par son éditeur ! On découvre aujourd'hui les manuscrits originaux. Notre envoyée spéciale est partie sur les traces du grand Ray, parmi le petit peuple de ses héros, dans l’Etat de Washington, où rien n’a vraiment changé.
Il aurait pu choisir une belle américaine... Ce fut une allemande. Une Mercedes-Benz 300 turbo diesel, dernier modèle, sièges en cuir, toit ouvrant. La classe. En 1983, Raymond Carver, habillé d'un vieux pull marron et chaussé de pantoufles (!), s'offre sa première voiture, celle que ni lui, abonné aux travaux dégradants, ni ses parents ouvriers n'ont jamais pu se payer. Le rêve ! Il vient de gagner une belle somme pour l'écriture d'un scénario sur la vie de Dostoïevski (resté lettre morte) et de toucher une bourse qui le dispense d'enseigner - lui qui détestait cela. A 45 ans, comme un gosse de pauvres trop longtemps brimé, Raymond Carver savoure enfin le succès ou, mieux, la reconnaissance. A lui la liberté, à lui l'écriture. A pleins poumons, pense-t-il. Le cancer aura raison de lui, de sa grande carcasse d'ancien alcoolique. Il lui restera cinq années à vivre... jusqu'au 2 août 1988.



C'est dans cette voiture d'un bel âge conduite par son épouse, la poétesse Tess Gallagher, que nous partons à l'assaut de leur port d'attache, Port Angeles (Etat de Washington), cité jadis industrieuse, ouverte sur le détroit Juan de Fuca qui, non loin, rejoint le Pacifique. Une petite ville de rien, posée dans un paysage ­superbe, qui hésite entre déglingue et somnolence. Un de ces trous perdus de l'Ouest américain, où l'écrivain, né en 1938 dans l'Oregon, Etat voisin, a vécu dès la petite enfance et où s'acharnent à vivre les personnages de ses nouvelles.



Ils sont tous là. Hommes et femmes, en transit sur la First Street, en marche vers un nulle part, ouvriers en bleu de chauffe guidant leur Fenwick le long des quais, grutiers soulevant les arbres gigantesques qui iront nourrir la dernière usine de pâte à papier existante, serveuses de bar aussi lasses que leurs caisses enregistreuses, adolescents mutiques évadés de chez papa ou de chez maman, rarement les deux à la fois. Foyers disloqués, amours épuisées, boulots harassants, en prime angoisses et solitudes, rien que de l'ordinaire transformé par Carver en littérature, en épopées à hauteur d'hommes.
“Ray voulait offrir la littérature à ces gens 
qui avaient à se battre dans la vie, 
ceux qui n'avaient rien que leurs mains 
ou leurs coeurs, même foutraques.”
Le cours du temps à Port Angeles s'est-il figé, s'est-il arrêté net aux années 1980, ou les textes de Raymond Carver sont-ils toujours d'une affolante acuité ? Lui qui ne désirait rien d'autre qu' « écrire des histoires, c'est tout », loin de toute critique sociale, sans une once de message politique ou d'un quelconque engagement coléreux, raconte la vie, la sienne, sous forme d'autobiographie pudique, raconte celle des siens, famille ou voisins, tous de la classe ouvrière, tous maudits, tous oubliés de la littérature. « Seuls lui importaient ses personnages, s'écrie notre conductrice. Comme John Steinbeck ou Flannery O'Connor, Ray voulait offrir la littérature à ces gens-là, ceux qui avaient à se battre dans la vie, ceux qui n'avaient rien que leurs mains ou leurs coeurs, même foutraques. Il voulait leur donner la chance d'être un jour des héros, leur inventer une noblesse. »
Taxé d'écrivain minimaliste (ce qui l'irritait), d'auteur réaliste (ce qu'il détestait), Raymond Carver, poète avant toute chose, écrivait du Carver. Son style - une écriture rase, sans effet, souvent imitée, jamais égalée - révèle un homme en quête d'une vérité, d'une beauté, fussent-elles l'une et l'autre âpres. Un poème ou une nouvelle, chez lui, c'est un peu la même chose : un fragment, une déflagration, des flots d'amertume, des césures, des silences, une dramaturgie anxiogène sauvée par des vagues de compassion - d'autres diraient pure banalité, d'autres diraient encore affreux désespoir. Ce serait oublier que Raymond Carver, qui ne connaît ni l'ironie ni l'humour, réveille la poésie en chacun. Il narre les choses de la vie, advenues, mortes à jamais, les ruptures, les regrets, l'absence, la perte. Inlassable, il interroge le monde, ne trouve aucune réponse, laisse juste éclore la tendresse. Il écrit dense, essore ses phrases, chaque mot à sa place, chaque virgule à sa place. Il travaille ses textes sans relâche, fait des destins croisés, imaginés, un condensé de vies, un concentré sans appel : « Elle m'a donné la voiture et deux/ cents dollars. Elle a dit, A plus, chéri./ T'en fais pas, OK ? Exit/ vingt ans de mariage (1). »




De longs cadavres d'arbres, pins ou cèdres, dans l'attente d'être avalés par la scierie, gisent le long de la route qui mène là où repose depuis vingt-deux ans l'écrivain, ce géant timide à la gueule d'ange. L'Ocean View Cemetery règne sur une falaise. Il s'écoule en pente douce vers le détroit où semblent s'éterniser des cargos chargés à bloc. Au large, l'île de Vancouver, ses collines, ses brouillards. Un paysage serein, comme pacifié. Tess Gallagher a cueilli dans son jardin des roses, rouges, jaunes, quelques brins de lavande. Un bouquet coloré qu'elle dépose méticuleusement - amoureusement - sur la tombe de son mari, sans cesser de parler, de nous raconter son combat. Depuis des années, elle lutte pour que le recueilParlez-moi d'amour, édité chez Knopf en 1981, traduit en France chez Mazarine en 1986, soit enfin publié dans sa version originale, sans les coupes, les traficotages, le « charcutage » (selon les propres dires de Carver) de son éditeur, et alors ami, Gordon Lish, un inflexible. Les deux hommes se brouillent. Carver est anéanti. Comble de l'infortune, c'est ce recueil amputé qui le fera mondialement connaître. Olivier Cohen, l'éditeur en France de Carver (2), relève le défi, publie en ce mois de septembre les deux versions du même recueil. Parlez-moi d'amour (What we talk about when we talk about love), les textes mutilés, et Débutants (Beginners), les originaux. Il y a quelque chose de magique - et de terriblement émouvant - à retrouver les intrigues et les personnages de Carver, les presque mêmes histoires développées différemment : narrations épanouies, chutes parfois opposées, personnages fouillés davantage. On peut - par jeu ou par souci d'évaluer ce que la littérature a de fragile, de précaire, passant sous les mains d'un éditeur, puis d'un traducteur - pointer les différences entre les narrations. Il ne nous reste qu'à savourer les charges émotionnelles que procure le simple regard de l'écrivain, véritable moteur de toutes ses nouvelles, tailladées ou non. L'écriture sèche, rapide, que l'on a tant aimée dans Parlez-moi d'amour, se révèle dans Débutants d'une amplitude, d'une poésie, peut-être d'une mélancolie, forcenées et oppressantes - magnifiques. Débutants n'est publié aux Etats-Unis que dans un recueil d'œuvres complètes. Un autre combat attend l'épouse : réhabiliter dans son pays l'authentique talent de son époux.



Le long de la pierre tombale de marbre noir, un banc, sur lequel on s'installe, un peu comme à une table de café, pour parler, en toute sérénité. Au pied du banc, une petite boîte. Tess Gallagher l'ouvre, en sort un carnet protégé par un sac en plastique - il pleut souvent ici. Sur ces pages, des visiteurs, de tous âges, de toutes nationalités, déposent quelques phrases. Ils s'adressent à Ray comme s'il était toujours vivant, comme s'il pouvait les entendre, les comprendre de son au-delà. Des mercis à l'infini, des signes d'amitié à un homme qu'ils n'ont jamais rencontré... Font-ils de Carver un saint ? Non. Loin de là. Sans aucun fétichisme, ils disent, avec force et simplicité, le pouvoir des mots, la puissance de consolation qu'un tel auteur, disparu depuis si longtemps, apporte encore et toujours à ses lecteurs, qu'ils soient anonymes, ou écrivains célèbres, toutes générations confondues... La liste est longue : Jay McInerney, Philip Roth, Richard Ford, Charles d'Ambrosio, Tobias Wolf, pour les Américains, sans omettre Robert Altman qui porta à l'écran Neuf Histoires et un poème sous le titre Short Cuts (1993). Annie Ernaux, Jean-Paul Dubois, Philippe Djian, Philippe Fusaro, Eric Holder, et tant d'autres, pour les Français. ­Et enfin Haruki Murakami, l'auteur du fabuleux Kafka sur le rivage (éd. Belfond), qui traduisit en japonais Raymond Carver.



La Mercedes ronronne vers Four Seasons Ranch, seul quartier huppé de la petite cité, et Tess Gallagher, joyeuse, livre anecdote sur anecdote. Des biches, peu farouches, se chargent de l'accueil. Voici, juchée en aplomb du détroit, Sky House, une des résidences du couple Carver-Gallagher. Par d'immenses baies vitrées, le ciel tout entier pénètre la maison. Au mur, des photos de Carver, de Tess, seuls, ensemble. Epars, des livres, de gros galets noirs, ceux ramassés sur la plage, en contre-bas, lors de leurs balades. Malgré les souvenirs qui envahissent chaque pièce, cette maison n'est pas un lieu de culte. C'est ici que, tous les matins, face aux éléments, face à l'absence, Tess s'installe au bureau de Ray, et écrit. 
Les bons plans de Carver
Voler de Seattle à Port Angeles
 à bord d'un coucou, genre Mobylette à deux ailes, trente minutes de découvertes de paysages extraordinaires. 150 dollars l'aller et le retour selon les horaires. Mise en garde : il faut déclarer son poids et ne pas attacher sa ceinture ! www.kenmoreair.com
Acheter des livres
 au Port Book and News, 104 East First Street, Port Angeles. Presse et occasion. Les clients sont rares, pourtant l'accueil est chaleureux.www.portbooknews.com
Lire 
au North Olympic Library System. Qui organise des lectures avec des écrivains. La salle où se tiennent les rencontres se nomme Raymond Carver ! Une vitrine expose quelques-uns de ses livres, son cendrier, son canif... Le tout recouvert d'une bonne couche de poussière... Lieu nostalgique. www.nols.org
Déjeuner
 dans le petit restau genre cantine où Ray demanda la main de Tess... Thaï Peppers Restaurant, 222 Lincoln Street, Port Angeles. En face, un motel à fuir : Le Red Lion Hotel.
Se loger
 dans une jolie maison typiquement américaine, tout en bois et jardin fleuri. A 10 mn du port. Vue sur les montagnes et la péninsule Olympique.www.athome-portangeles.com