Raymond Carver |
Raymond Carver : les mots pour tenir
Martine Laval
Publié le 19/07/2008.
Après Virginia Woolf, suite de notre série sur les grands écrivains. Cette semaine, Raymond Carver, qui révélait la dimension vertigineuse des cabossés de la vie – d'autres lui-même. En un silence, un geste, trois mots.
Une femme se confie. Elle déverse sa lassitude, raconte son boulot - elle vend des vitamines, ou plutôt elle n'arrive pas à en vendre. Elle voit s'envoler l'espoir de gagner un peu d'argent, l'espoir de se sortir de la mouise. Face à elle, un homme, son compagnon, peut-être Raymond Carver lui-même. Il sent la tension monter, hume - respire - son désespoir. Il lui lance une bouée, une petite phrase qu'il prononce à voix basse, tout doux : « Qu'est-ce qu'il y a, chérie ? » Blanc. Il continue : « Je posai les verres sur la table et m'assis. Elle poursuivit comme si je n'avais rien dit. Peut-être que je n'avais rien dit » (Les Vitamines du bonheur).
« A l'orée de la trentaine,
j'ai renoncé à tous
mes rêves de grandeur. »
Raymond Carver
j'ai renoncé à tous
mes rêves de grandeur. »
Raymond Carver
L'univers de Carver tient dans ces quelques lignes, dans ce « peut-être que je n'avais rien dit », dans cette incapacité qu'ont ses personnages - lui ? - à parler, à tendre à l'autre ne serait-ce qu'un regard, un sourire, une main amicale, quelques mots de réconfort. Carver écrit le silence, non pas celui de la sérénité, mais celui de l'abattement, de l'effondrement. Ses phrases semblent anodines, insignifiantes ? Faux. Au détour d'une virgule, elles annoncent l'imminence de la catastrophe. L'abandon, la trahison, la lâcheté. La solitude. Le débrouille-toi. Personne n'y peut rien. C'est comme ça. C'est la vie. Carver donne au quotidien, au banal, au vide qui unit une femme et un homme, une dimension vertigineuse. Il fait résonner le séisme amoureux à mots feutrés. Il apostrophe la violence, la douleur, mais les cache, par pudeur, par choix - en poète. Il écrit : « Les mots, c'est finalement tout ce que nous avons, alors il vaut mieux que ce soit ceux qu'il faut et que la ponctuation soit là où il faut pour qu'ils puissent dire le mieux possible ce qu'on veut leur faire dire » (De l'écriture).
L'écrivain américain, décédé voilà tout juste vingt ans (1), n'a écrit que des poèmes, que des nouvelles. Dans un recueil d'essais (Les Feux), il avoue désirer plus que tout se mettre au roman, mais il bute. Il dit ne pas trouver le temps, se reprend : « Ma capacité d'attention m'avait fui ; je n'avais plus assez de patience pour m'essayer au roman. [...] A l'orée de la trentaine, j'ai renoncé à tous mes rêves de grandeur. »Et si, tout simplement, Carver savait qu'il était ou qu'il serait bientôt Carver ? Maître incontesté de l'ellipse, de cet art du mine-de-rien, forgeur du danger impalpable mais imminent, scénariste de la menace sourde, celle qui plane sans bruit avant de choisir sa proie, homme, femme, tous naufragés de l'american way of life, tous à la dérive, sans amour, sans destin grandiose, piètrement accrochés à des rêves de pauvres, contraints à avaler des vitamines (du bonheur) pour croire un peu à la vie, esclaves de l'ivresse - alcool, frasques et foutaises -, entraînés à se déchirer eux-mêmes avant que l'infortune ne s'en charge...
« Dans l'écriture, le désordre
et le débraillé me font horreur ! »
Raymond Carver
et le débraillé me font horreur ! »
Raymond Carver
Et si Carver, dans la lignée de ceux qui l'ont nourri - les John Gardner, John Cheever, William Kittredge, Tchekhov (2) -, avait réinventé la nouvelle ? Et si Carver, à l'instinct, avait su distiller une autre façon de voir le monde alentour, de regarder les siens, de les sortir de leur anonymat, avait réussi une autre façon de raconter la vie ? Passer en coup de vent. Ne pas s'éterniser. Une autre histoire attend. Capter du coin de l'œil une babiole, un petit événement - un silence, un geste, trois mots. S'arrêter sur le fugace, une cigarette qui se consume dans un cendrier, une voix éraillée qui marmonne. En tirer tout le désastre. L'écrire, sans chichis, sans misérabilisme. Et travailler sans relâche, jeter des trucs sur le papier, éplucher les phrases, tailler dans la masse, imposer un souffle, une respiration, marquer le tempo, calculer les points, les virgules, et faire éclore l'émotion. « Le talent, ça court les rues », disait encore Carver. Alors lui, l'homme cassé par les défaites, les petits boulots, les logements de misère, l'alcool, lui, l'écrivain qui ambitionne d'atteindre la littérature en triturant des histoires de rien, s'énerve : « Dans l'écriture, le désordre et le débraillé me font horreur ! » Il bosse, dur, raconte (ment-il ?) qu'il se cache dans sa voiture ou dans une laverie automatique, pour être tranquille, loin du vacarme familial, des braillements de ses mômes arrivés trop tôt - il n'avait pas 20 ans.
Une nouvelle, c'est de la concision, du brut. Du coup de poing. Quelques pages, et puis voilà. Carver ne plante pas de décor, ne dit rien du lieu, ou à peine, une cuisine, une table, ne dit rien de ses personnages, ou à peine. Qu'importe d'où ils viennent, qu'importe leur passé, seul compte l'instant présent - un silence, un geste, trois mots -, la marque de fabrique Carver. L'écrivain met ses personnages - d'autres lui-même - en images. Il avance plan par plan, les emmène au bout de leur histoire, celle qu'il a imaginée, ou glanée, pour eux. Et les plante. Au lecteur de faire le reste : accepter d'être chamboulé par cette prose incandescente, accepter de devenir accro, comme toute une ribambelle d'écrivains américains, français, japonais, qui s'en réclament : Richard Ford, Charles D'Ambrosio, Georges Bonnet, Eric Holder, Marie Desplechin, Haruki Murakami, qui traduisit le « grand Ray ».
Reprise du dialogue. Peut-être qu'il ne lui avait rien dit. La femme poursuit : « Je suis mon unique cliente. Je me dis que prendre toutes mes vitamines, ça me fera du bien à la peau. Qu'est-ce que tu en penses, de ma peau ? Tu crois que ça existe, les overdoses de vitamines ? J'en arrive à ne même plus pouvoir vomir comme les gens normaux. - Chérie, dis-je. » .