Willy Ronis |
Willy Ronis
Extension du domaine de l’humanisme à la photographie
Si nécessaire, Willy Ronis (1910-2009) justifierait à lui seul l’extension du domaine de l’humanisme à la photographie. Bien sûr, il ne fut pas le seul : Doisneau, Izis, Boubat, Brassaï… Comment définir ce courant qui ne fut pas une école ni même un mouvement ? Disons un mélange de réalisme social et de poésie du quotidien, qualifié de « réalisme poétique ». Ses principaux représentants (dès avant-guerre avec Marcel Bovis et d’autres) voulaient donner à voir l’infiniment humain en tendant à la société un miroir fraternel, au risque d’être taxés de « mièvrerie » ; ils privilégiaient la part du rêve tout en reflétant un imaginaire d’après nature qui fit son miel des mille et un incidents de la vie quotidienne ; elle était vécue comme un spectacle permanent et gratuit qui porte à l’optimisme malgré les difficultés de la vie ; on ne s’étonnera pas de les retrouver le plus souvent engagés à gauche ou parmi les chrétiens. On retrouve cet univers dans l’album Le Siècle de Willy Ronis (426 pages, 65 euros, éditions terre bleue) de Françoise Denoyelle.
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Tout le livre, qui s’appuie sur une enquête rigoureuse dans les riches archives du photographe, semble conduit par un invisible fil d’Ariane. Ou plutôt un fil bien rouge : la naissance, l’épanouissement et la fidélité d’une conscience sociale. Lecture de Gorki, premiers reportages sur les grèves ouvrières, participation aux réunions de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires avec Boiffard, Cartier-Bresson, Chim, Capa, Man Ray, Kertesz, Germaine Krull, Eli Lotar, Gerda Taro, Brassaï… Le 14 juillet 1936 est son premier reportage d’envergure. Il n’a pas attendu la commande pour le réaliser. De toute façon, il sera photographe indépendant. Cette manifestation, il devait en être, voilà tout, animé du romantisme prolétarien du film de Jean Renoir La Vie est à nous. Roness dit Ronis est né en 1910 à Paris dans une famille juive émigrée d’Odessa et de Kaunas. Père ouvrier retoucheur chez un portraitiste mondain, mère professeur de piano. Pour ses 16 ans, il reçoit un Kodak à soufflet 6,5 x 11 cm. C’est tracé… Universitaire et historienne de la photographie, l’auteur a travaillé sur le statut de l’image sous le Front populaire et sous le régime de Vichy, et sur le développement de leur marché entre les deux guerres. Autant dire qu’elle est là parfaitement à son affaire. Tous les Ronis y sont outre le photographe : le campeur, l’alpiniste, le skieur, l’amoureux de Belleville, l’homme à plume… Ah, Belleville Ménilmontant(Arthaud, 1954) commis avec l’ami Mac Orlan, un album qui a beaucoup fait pour que le fantastique social d’avant-guerre se métamorphose en pittoresque désuet, ce qui fut reproché à la photographie humaniste. On le suit pas à pas, jour après jour, avec une grande précision et une foule de détails, dans ses voyages, ses rencontres, ses doutes, ses désarrois, et ses repas, jusque dans ses plus grands regrets : n’avoir participé ni à la guerre d’Espagne ni à la Résistance –sans qu’on sache vraiment pourquoi. La postérité dira s’il était un artiste, mais on sait déjà que c’était un témoin. Grèves à la Snecma, mineurs polonais à Lens, et surtout la vie comme elle va au coin de la rue. Certains portraits portent son empreinte : Django Reinhardt en 1945, son frère Nin-Nin noyé dans la pénombre en second plan ; Jacques Prévert, pipe plutôt que clope, qui n’appartint pas qu’à Doisneau ; la trogne arcimboldesque de Fernand Léger ; l’avant-bras musculeux de Georges Carpentier ; et puis André Lhote encadrant un paysage d’Apt pour se l’approprier. Il travailla aussi bien pour Lifeet Vogue que pour L’Humanité ou Regards, le magazine illustré du PC. Et son reportage de mode pour les Lettres Françaises, agrémenté d’un long papier d’Aragon sur « L’art de prendre une photo pour les Lettres Françaises », est assez piquant. Comme le sont ses photos en couleurs : elles donnent l’impression d’avoir été prises à regret, comme des noir et blanc auxquelles on aurait rajouté au laboratoire une touche de couleur, mais une seule, comme cette rue Tholozé (1956) dont seule la devanture de la cordonnerie apparaît en rouge. C’est la France d’autrefois, une Atlantide engloutie celle des carcasses qui fument dans la cour des abattoirs de la Villette au petit matin, celle des vignerons de Cavignac aux prises avec le pinard du midi, celle d’une époque où le principe de précaution n’empêchait pas les patineurs de glisser sur le lac gelé du bois de Boulogne. Les découvertes y côtoient les icônes, plus nombreuses qu’on ne l’imaginait en pénétrant dans son univers. Ses photos les plus célèbres, et l’essentiel de son œuvre, il les réalisa entre la Libération et 1960, bien qu’il ne cessa jamais de photographier de son adolescence à sa toute fin. Cesse-t-on jamais de regarder ? Il travailla pour la SNCF sur le retour des prisonniers, aussi bien que pour la régie Renault. Quiconque l’a rencontré ne fut-ce qu’une seule fois a été frappé par son extrême courtoisie, la douceur de son sourire, sa bienveillance naturelle, l’optimisme de sa vision des choses, et son hypermnésie pour la moindre de ses prises de vues. Quasi-centenaire, toujours communiste dans l’âme (même s’il avait rendu sa carte du PC vers 1965), il continuait à arborer une allure de jeune homme.
« L’œuvre de Willy Ronis, sa quête de vérité dans le familier et l’universel, dans ce qui émeut et interroge, retient beaucoup et donne l’essentiel, traduit une plénitude, un calme bonheur assez étranger à l’homme toujours inquiet et que la vie malmenât plus que beaucoup d’autres, sans que jamais son rêve d’harmonie ne l’abandonne ».
L’ouvrage de Françoise Denoyelle a ceci de remarquable que, au-delà de l’œuvre et de la vie de Willy Ronis, il offre un panorama de l’activité photographique en son temps. D’un certain point de vue, naturellement. Humaniste ? Si l’on veut. Une fois débarrassé des procès qu’on lui intenta et qui l’encombrent encore (nostalgie, mélancolie, folklore, misérabilisme), le label se révèle être à l’usage moins une auberge espagnole qu’on le craignait. Il y a bien une famille d’esprit derrière ce que ces images ont en commun. Mais en passant, cet album révèle que, derrière le témoin actif et le spectateur engagé, si souvent présenté comme tel à l’exclusion de toute autre préoccupation, le reporter-illustrateur (Ronis lui avait substitué l’expression de « photographe polygraphe ») avait aussi un véritable souci esthétique, formel, graphique. Celui d’un artiste. Grâces soient rendues à l’auteur de ce vrai beau livre d’avoir su faire entendre le timbre de la voix d’un photographe en donnant à voir son propre regard sur le siècle.
(« Chez Victor ; « Grève chez Citroën, la syndicaliste Rose Zehner, 1938 ; , impasse Compas, Paris XIXème, 1955 »; « Pluie place Vendôme, 1947 » photos Willy Ronis; « Place de la Concorde, 1952)