Entretien avec
Naomi Wood
par Steven Sampson
1 août 2017
Naomi Wood a composé un quatuor, en donnant la parole à chacune des quatre épouses de l’auteur d’Hommes sans femmes. Elles racontent une histoire qui se répète : emballement, érotisme, déception, ennui, trahison. Le Hemingway domestique tranche avec le chasseur stoïque, le soldat valeureux. En attendant Nadeau a interviewé la romancière anglaise, afin d’établir la part de vérité de ce texte original.
Naomi Wood, Mrs Hemingway. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Karine Degliame-O’Keeffe. Quai Voltaire, 288 p., 21€
Ernest Hemingway
Pourquoi un roman sur les femmes d’Hemingway ?
J’adore Hemingway, en particulier ses nouvelles et ses romans courts. Ce qui m’a amenée à m’intéresser à l’homme derrière l’auteur. Donc j’ai commencé par lire les biographies, notamment celles de Carlos Baker, Kenneth Lynn et James Mellow.
Quel aspect de l’homme vous a intéressée ?
Il s’est construit l’image de quelqu’un d’hyper-masculin, avec l’aide des médias. Et lorsque je suis tombée sur sa correspondance avec Hadley (sa première femme), j’ai eu un déclic : à quoi pouvait ressembler la vie avec Hemingway dans la sphère domestique ? Lui qui s’était toujours affiché en safari ou sur un bateau. J’avais envie de l’insérer dans un cadre, de poser quatre murs autour de lui, pour qu’il reste à la maison avec ses femmes, afin de voir comment il se comportait avec elles. Que voyaient-elles de ce qu’il cachait au monde extérieur ?
Votre livre appartient-il à un genre littéraire ? Avez-vous rencontré d’autres textes qui tentent le même exercice ?
J’appellerais mon texte un roman biographique. J’avais lu Le maître de Colm Toibin, œuvre d’une ventriloquie incroyable, où l’auteur se met dans la peau de Henry James lors de la conception du Tour d’écrou. Et Les femmes, de T. C. Boyle, sur les trois épouses de Frank Lloyd Wright. Le plus difficile, c’est de faire en sorte que ce soit crédible, tout en restant fidèle au sujet. Parce qu’on a besoin d’une certaine marge de manœuvre, d’une « licence poétique ».
Ce roman est né d’une thèse de doctorat à l’université d’East Anglia.
En effet. J’avais fait ma maîtrise en écriture créative, et ensuite un doctorat en écriture critique et créative. Mon roman, qui comporte 80 000 mots (450 000 signes), représente deux tiers de ma thèse. L’autre partie était une exégèse de quatre textes : Le soleil se lève aussi, Les neiges du Kilimandjaro, Le vieil homme et la mer et L’adieu aux armes. J’ai examiné la façon dont les héros d’Hemingway réagissent aux événements traumatisants. Il y avait donc un lien entre les deux parties : d’abord, une fiction où j’ai essayé d’imaginer les émotions ressenties par cet auteur normalement si réservé, si peu enclin à parler publiquement de sa vie privée ; et ensuite, une analyse de ses fictions sous l’angle de la perte. Comment les personnages masculins ont-ils réagi aux revers de la vie ? Peut-on déceler dans le langage même le reflet de ces défaites, une forme d’endurcissement ?
Pauline Pfeiffer, la deuxième épouse de Hemingway, à qui vous donnez le surnom de « Fife », est celle qui laisse la plus forte impression dans votre roman.
J’ai eu un faible pour Fife. C’est probablement une question de positionnement culturel, du fait qu’elle a été diabolisée dans Paris est une fête. Au cours de mes recherches, j’ai découvert qu’elle était la seule des quatre femmes à n’avoir jamais pu donner son point de vue. Martha Gellhorn, journaliste et romancière, n’en avait pas envie. Mary a écrit sur la fin de la vie de son mari. Hadley s’est livrée à sa biographe. Elles ont donc toutes eu l’occasion de réfuter Hemingway, de fournir leur version des faits, sauf Fife, qui a dès lors été regardée comme le diable en personne, et tenue pour responsable de la destruction du premier mariage. Mais lorsqu’on examine les lettres et les archives, on découvre une triangulation de culpabilité plus complexe. Fife a été injustement traitée par l’Histoire. Les autres épouses ont été enrichies par leurs mariages avec Hemingway. Après leurs divorces, elles ont pu passer à autre chose, avoir des maris et des carrières. Pauline n’a rien fait. Elle n’a pas connu d’autres hommes, elle ne s’est jamais remariée, son après Hemingway paraît extrêmement triste. Il n’y a rien qu’elle n’aurait fait pour lui, il était pour elle la priorité absolue, bien devant ses enfants.
On devrait donc prendre Paris est une fête comme une fiction.
Dans ce livre, Hemingway attribue la faute entièrement à Pauline. Mais j’ai pu écouter les enregistrements où Hadley avoue : « nous nous sommes tous comportés comme des enfants gâtés ». Là aussi, ça tranche avec ses mémoires, qui dressent le portait d’une Hadley abattue par leur rupture, incapable de s’en remettre. Tandis que dans les enregistrements, elle dit : « Après le divorce, j’avais un sentiment de liberté incroyable, je planais. »
À votre avis, pourquoi un tel soulagement ?
Elle était épuisée. Pendant cinq ans, elle avait été mariée à cet homme-enfant immature, elle en avait marre d’être son faire-valoir, à côté de tous ces gens flamboyants et décadents, Gertrude Stein, Alice Toklas, et les autres. Comparée à eux, Hadley faisait figure de comptable ou de paysanne.
L’un des personnages centraux du roman est l’énigmatique Cuzzemano. A-t-il réellement existé ?
Il est complètement fictif. Je l’ai créé pour une raison simple. Arrivée à la moitié de mon travail, quand j’écrivais sur les années quarante et cinquante, je me suis rendu compte qu’Hemingway s’était brouillé avec ses amis d’antan, ou les avait perdus. Les Fitzgerald étaient morts, ou presque, les Murphy n’étaient plus des confidents proches, etc. Alors je n’avais plus recours aux personnages du début de mon roman. Que faire ? Il était hors de question d’introduire d’autres amis, et pourtant j’avais besoin d’un lien entre les diverses parties de mon texte, une sorte de colle, pour que tout s’accorde. Donc, je me suis amusée à inventer Cuzzemano, un homme méchant, un parasite qui se nourrit de la légende d’Hemingway. Et puis, à la fin du roman, lorsqu’on brûle ses lettres, il disparaît de mon texte ainsi que de l’Histoire.
Personnellement, j’ai toujours pensé qu’Hemingway avait eu tort de quitter Hadley.
C’est ce qu’il a essayé de vous faire croire dans Paris est une fête. Il faut se rappeler l’époque où il l’a écrit. C’est un livre plus révélateur des années cinquante que des années vingt.
Ah bon ? Mais il en avait écrit la majeure partie à Paris, avant de ranger le manuscrit dans une malle, oubliée au sous-sol du Ritz pendant trois décennies.
Cette histoire est peut-être apocryphe. Vous savez, la cinquantaine entamée, Hemingway avait déjà subi beaucoup de revers. Alors ça lui faisait du bien de se remémorer sa jeunesse à Paris, sa percée sur la scène littéraire, les réactions favorables des critiques, depuis longtemps disparues. De songer à une époque où il était encore pauvre, où les amitiés et les amours étaient plus simples. En effet, il a probablement été plus heureux pendant cette période-là, mais s’il était resté avec Hadley, avec l’arrivée de tout cet argent et un mode de vie guindé, aurait-il continué à éprouver le même bonheur ? Cette histoire de la malle au Ritz m’a été précieuse – elle a fourni un autre élément constructeur pour mon livre. L’un des thèmes principaux qui le traversent est celui des textes perdus (dont ceux dans la valise volée à la gare de Lyon). Le leitmotiv des objets perdus a conféré une continuité à mon livre, me permettant d’écrire un roman, et pas seulement un quatuor de nouvelles.
Hemingway semblait attiré par des femmes plutôt masculines.
Je crois qu’il s’intéressait à la frontière entre masculinité et féminité. Dans les années vingt, les femmes ont commencé à s’habiller comme les hommes, elles se faisaient couper les cheveux très court. La critique est souvent préoccupée par la sexualité d’Hemingway, pas moi. En tout état de cause, il était un hétérosexuel typique, intrigué par l’homosexualité parce qu’il la trouvait un peu honteuse.
Hemingway : fait et fiction
La figure « réelle » d’un auteur peut-elle remplacer sa figure fictive ? Les « faits » devraient-ils influer sur notre vision de son art ? Ces dernières années, s’est manifesté un intérêt croissant pour les biographies des romanciers de la « génération perdue », au cinéma comme en littérature. Les touristes affluent dans la capitale pour découvrir les endroits associés à « Papa » Hemingway. À quel numéro de la rue du Cardinal-Lemoine se trouve l’appartement où Ernest et Hadley ont vécu entre 1922 et 1924 ? À quelle table était-il assis à La Closerie des Lilas ? Quel était son cocktail préféré ? Ironie du sort, Hemingway a passé peu de temps à Paris. Pendant les cinq ans où la ville lumière constituait son adresse principale, il était souvent absent : en vacances, en reportage ou en Amérique du Nord.
Ce fétichisme a-t-il une explication ? D’une part, il nous semble qu’aujourd’hui on s’intéresse plus à la « réalité » qu’au rêve – on regarde des émissions de téléréalité, ainsi que des images et des textes envoyés par des amis sur les réseaux sociaux. Plus le monde devient virtuel, plus on a besoin de concret.
De même, à une époque où l’on ne croit plus en Dieu, il faut lui trouver un remplaçant. Quoi de mieux qu’un artiste, un super-héros, ou, si c’est possible, quelqu’un qui cumule ces deux qualités ? Le premier, tel une divinité, a le pouvoir de créer des univers. Tandis que le second, par ses extraordinaires prouesses physiques, démontre sa supériorité morale par rapport à de simples mortels.
Ernest Hemingway représente l’exemple type de cet hybride. Ces exploits en tant que soldat, aventurier, chasseur et alcoolique sont légendaires. Comme écrivain, il est devenu son propre hagiographe. Par la démonstration des miracles qu’il a accomplis – Jake Barnes n’était-il pas une doublure pour « Papa » ? –, il assure simultanément sa réputation de saint et de créateur. Son art repose sur la présomption d’un fondement autofictionnel.
Voilà le problème. Que se passerait-il si l’artiste n’était que cela : artiste ? Si les scènes et les personnages envoûtants relevaient uniquement de l’invention ? Si l’on devait se contenter d’un simple livre – un rêve imprimé – et non d’un « textuel-réalité » ? A-t-on encore assez de patience pour des œuvres d’art qui ne prétendent pas être autre chose ?
Quant à Hemingway, nous a-t-il vraiment trompés ? Qui n’a pas compris que, sous la façade stoïque de ses héros, se cachait un trou noir d’émotions sans fond ? Qui n’a pas senti la mauvaise foi du narrateur amoureux des deux femmes sur la Côte d’Azur, se prenant pour une victime passive, nullement responsable de sa situation ? L’intérêt de la nouvelle ne tenait-il pas justement à cette mauvaise foi ?
La manie contemporaine pour la transparence, appliquée à l’étude de la genèse des personnages fictifs, n’a-t-elle pas pour but de réduire la littérature à une simple affaire de témoignage ? de storytelling ? Aujourd’hui, le déclin de la lecture va de pair avec l’essor de l’enseignement de l’écriture créative. Chacun a une histoire à raconter. Sommes-nous tous des héros ?
Ou sommes-nous en train de perdre notre capacité de rêver ?
Propos recueillis par Steven Sampson