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lundi 24 juin 2024

Steve Sampson / Entretien avec Naomi Wood

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Naomi Wood © Philip Provily/Leemage


Entretien avec 

Naomi Wood

par Steven Sampson
1 août 2017


Naomi Wood a composé un quatuor, en donnant la parole à chacune des quatre épouses de l’auteur d’Hommes sans femmes. Elles racontent une histoire qui se répète : emballement, érotisme, déception, ennui, trahison. Le Hemingway domestique tranche avec le chasseur stoïque, le soldat valeureux. En attendant Nadeau a interviewé la romancière anglaise, afin d’établir la part de vérité de ce texte original.

Naomi Wood, Mrs Hemingway. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Karine Degliame-O’Keeffe. Quai Voltaire, 288 p., 21€


Ernest Hemingway

Pourquoi un roman sur les femmes d’Hemingway ?

J’adore Hemingway, en particulier ses nouvelles et ses romans courts. Ce qui m’a amenée à m’intéresser à l’homme derrière l’auteur. Donc j’ai commencé par lire les biographies, notamment celles de Carlos Baker, Kenneth Lynn et James Mellow.

Quel aspect de l’homme vous a intéressée ?

Il s’est construit l’image de quelqu’un d’hyper-masculin, avec l’aide des médias. Et lorsque je suis tombée sur sa correspondance avec Hadley (sa première femme), j’ai eu un déclic : à quoi pouvait ressembler la vie avec Hemingway dans la sphère domestique ? Lui qui s’était toujours affiché en safari ou sur un bateau. J’avais envie de l’insérer dans un cadre, de poser quatre murs autour de lui, pour qu’il reste à la maison avec ses femmes, afin de voir comment il se comportait avec elles. Que voyaient-elles de ce qu’il cachait au monde extérieur ?

Votre livre appartient-il à un genre littéraire ? Avez-vous rencontré d’autres textes qui tentent le même exercice ?

J’appellerais mon texte un roman biographique. J’avais lu Le maître de Colm Toibin, œuvre d’une ventriloquie incroyable, où l’auteur se met dans la peau de Henry James lors de la conception du Tour d’écrou. Et Les femmes, de T. C. Boyle, sur les trois épouses de Frank Lloyd Wright. Le plus difficile, c’est de faire en sorte que ce soit crédible, tout en restant fidèle au sujet. Parce qu’on a besoin d’une certaine marge de manœuvre, d’une « licence poétique ».

Ce roman est né d’une thèse de doctorat à l’université d’East Anglia.

En effet. J’avais fait ma maîtrise en écriture créative, et ensuite un doctorat en écriture critique et créative. Mon roman, qui comporte 80 000 mots (450 000 signes), représente deux tiers de ma thèse. L’autre partie était une exégèse de quatre textes : Le soleil se lève aussiLes neiges du KilimandjaroLe vieil homme et la mer et L’adieu aux armes. J’ai examiné la façon dont les héros d’Hemingway réagissent aux événements traumatisants. Il y avait donc un lien entre les deux parties : d’abord, une fiction où j’ai essayé d’imaginer les émotions ressenties par cet auteur normalement si réservé, si peu enclin à parler publiquement de sa vie privée ; et ensuite, une analyse de ses fictions sous l’angle de la perte. Comment les personnages masculins ont-ils réagi aux revers de la vie ? Peut-on déceler dans le langage même le reflet de ces défaites, une forme d’endurcissement ?

Pauline Pfeiffer, la deuxième épouse de Hemingway, à qui vous donnez le surnom de « Fife », est celle qui laisse la plus forte impression dans votre roman.

J’ai eu un faible pour Fife. C’est probablement une question de positionnement culturel, du fait qu’elle a été diabolisée dans Paris est une fête. Au cours de mes recherches, j’ai découvert qu’elle était la seule des quatre femmes à n’avoir jamais pu donner son point de vue. Martha Gellhorn, journaliste et romancière, n’en avait pas envie. Mary a écrit sur la fin de la vie de son mari. Hadley s’est livrée à sa biographe. Elles ont donc toutes eu l’occasion de réfuter Hemingway, de fournir leur version des faits, sauf Fife, qui a dès lors été regardée comme le diable en personne, et tenue pour responsable de la destruction du premier mariage. Mais lorsqu’on examine les lettres et les archives, on découvre une triangulation de culpabilité plus complexe. Fife a été injustement traitée par l’Histoire. Les autres épouses ont été enrichies par leurs mariages avec Hemingway. Après leurs divorces, elles ont pu passer à autre chose, avoir des maris et des carrières. Pauline n’a rien fait. Elle n’a pas connu d’autres hommes, elle ne s’est jamais remariée, son après Hemingway paraît extrêmement triste. Il n’y a rien qu’elle n’aurait fait pour lui, il était pour elle la priorité absolue, bien devant ses enfants.

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Ernest Hemingway et Pauline Pfeiffer, sa deuxième épouse, à Paris, en 1927

On devrait donc prendre Paris est une fête comme une fiction.

Dans ce livre, Hemingway attribue la faute entièrement à Pauline. Mais j’ai pu écouter les enregistrements où Hadley avoue : « nous nous sommes tous comportés comme des enfants gâtés ». Là aussi, ça tranche avec ses mémoires, qui dressent le portait d’une Hadley abattue par leur rupture, incapable de s’en remettre. Tandis que dans les enregistrements, elle dit : « Après le divorce, j’avais un sentiment de liberté incroyable, je planais. »

À votre avis, pourquoi un tel soulagement ?

Elle était épuisée. Pendant cinq ans, elle avait été mariée à cet homme-enfant immature, elle en avait marre d’être son faire-valoir, à côté de tous ces gens flamboyants et décadents, Gertrude Stein, Alice Toklas, et les autres. Comparée à eux, Hadley faisait figure de comptable ou de paysanne.

L’un des personnages centraux du roman est l’énigmatique Cuzzemano. A-t-il réellement existé ?

Il est complètement fictif. Je l’ai créé pour une raison simple. Arrivée à la moitié de mon travail, quand j’écrivais sur les années quarante et cinquante, je me suis rendu compte qu’Hemingway s’était brouillé avec ses amis d’antan, ou les avait perdus. Les Fitzgerald étaient morts, ou presque, les Murphy n’étaient plus des confidents proches, etc. Alors je n’avais plus recours aux personnages du début de mon roman. Que faire ? Il était hors de question d’introduire d’autres amis, et pourtant j’avais besoin d’un lien entre les diverses parties de mon texte, une sorte de colle, pour que tout s’accorde. Donc, je me suis amusée à inventer Cuzzemano, un homme méchant, un parasite qui se nourrit de la légende d’Hemingway. Et puis, à la fin du roman, lorsqu’on brûle ses lettres, il disparaît de mon texte ainsi que de l’Histoire.

Personnellement, j’ai toujours pensé qu’Hemingway avait eu tort de quitter Hadley.

C’est ce qu’il a essayé de vous faire croire dans Paris est une fête. Il faut se rappeler l’époque où il l’a écrit. C’est un livre plus révélateur des années cinquante que des années vingt.

Ah bon ? Mais il en avait écrit la majeure partie à Paris, avant de ranger le manuscrit dans une malle, oubliée au sous-sol du Ritz pendant trois décennies.

Cette histoire est peut-être apocryphe. Vous savez, la cinquantaine entamée, Hemingway avait déjà subi beaucoup de revers. Alors ça lui faisait du bien de se remémorer sa jeunesse à Paris, sa percée sur la scène littéraire, les réactions favorables des critiques, depuis longtemps disparues. De songer à une époque où il était encore pauvre, où les amitiés et les amours étaient plus simples. En effet, il a probablement été plus heureux pendant cette période-là, mais s’il était resté avec Hadley, avec l’arrivée de tout cet argent et un mode de vie guindé, aurait-il continué à éprouver le même bonheur ? Cette histoire de la malle au Ritz m’a été précieuse – elle a fourni un autre élément constructeur pour mon livre. L’un des thèmes principaux qui le traversent est celui des textes perdus (dont ceux dans la valise volée à la gare de Lyon). Le leitmotiv des objets perdus a conféré une continuité à mon livre, me permettant d’écrire un roman, et pas seulement un quatuor de nouvelles.

Hemingway semblait attiré par des femmes plutôt masculines.

Je crois qu’il s’intéressait à la frontière entre masculinité et féminité. Dans les années vingt, les femmes ont commencé à s’habiller comme les hommes, elles se faisaient couper les cheveux très court. La critique est souvent préoccupée par la sexualité d’Hemingway, pas moi. En tout état de cause, il était un hétérosexuel typique, intrigué par l’homosexualité parce qu’il la trouvait un peu honteuse.

Naomi Wood, Mrs Hemingway Entretien

Ernest Hemingway et Martha Gellhorn, sa troisième épouse, à Sun Valley, Idaho, en 1940.

Hemingway : fait et fiction

La figure « réelle » d’un auteur peut-elle remplacer sa figure fictive ? Les « faits » devraient-ils influer sur notre vision de son art ? Ces dernières années, s’est manifesté un intérêt croissant pour les biographies des romanciers de la « génération perdue », au cinéma comme en littérature. Les touristes affluent dans la capitale pour découvrir les endroits associés à « Papa » Hemingway. À quel numéro de la rue du Cardinal-Lemoine se trouve l’appartement où Ernest et Hadley ont vécu entre 1922 et 1924 ? À quelle table était-il assis à La Closerie des Lilas ? Quel était son cocktail préféré ? Ironie du sort, Hemingway a passé peu de temps à Paris. Pendant les cinq ans où la ville lumière constituait son adresse principale, il était souvent absent : en vacances, en reportage ou en Amérique du Nord.

Ce fétichisme a-t-il une explication ? D’une part, il nous semble qu’aujourd’hui on s’intéresse plus à la « réalité » qu’au rêve – on regarde des émissions de téléréalité, ainsi que des images et des textes envoyés par des amis sur les réseaux sociaux. Plus le monde devient virtuel, plus on a besoin de concret.

De même, à une époque où l’on ne croit plus en Dieu, il faut lui trouver un remplaçant. Quoi de mieux qu’un artiste, un super-héros, ou, si c’est possible, quelqu’un qui cumule ces deux qualités ? Le premier, tel une divinité, a le pouvoir de créer des univers. Tandis que le second, par ses extraordinaires prouesses physiques, démontre sa supériorité morale par rapport à de simples mortels.

Ernest Hemingway représente l’exemple type de cet hybride. Ces exploits en tant que soldat, aventurier, chasseur et alcoolique sont légendaires. Comme écrivain, il est devenu son propre hagiographe. Par la démonstration des miracles qu’il a accomplis – Jake Barnes n’était-il pas une doublure pour « Papa » ? –, il assure simultanément sa réputation de saint et de créateur. Son art repose sur la présomption d’un fondement autofictionnel.

Voilà le problème. Que se passerait-il si l’artiste n’était que cela : artiste ? Si les scènes et les personnages envoûtants relevaient uniquement de l’invention ? Si l’on devait se contenter d’un simple livre – un rêve imprimé – et non d’un « textuel-réalité » ? A-t-on encore assez de patience pour des œuvres d’art qui ne prétendent pas être autre chose ?

Quant à Hemingway, nous a-t-il vraiment trompés ? Qui n’a pas compris que, sous la façade stoïque de ses héros, se cachait un trou noir d’émotions sans fond ? Qui n’a pas senti la mauvaise foi du narrateur amoureux des deux femmes sur la Côte d’Azur, se prenant pour une victime passive, nullement responsable de sa situation ? L’intérêt de la nouvelle ne tenait-il pas justement à cette mauvaise foi ?

La manie contemporaine pour la transparence, appliquée à l’étude de la genèse des personnages fictifs, n’a-t-elle pas pour but de réduire la littérature à une simple affaire de témoignage ? de storytelling ? Aujourd’hui, le déclin de la lecture va de pair avec l’essor de l’enseignement de l’écriture créative. Chacun a une histoire à raconter. Sommes-nous tous des héros ?

Ou sommes-nous en train de perdre notre capacité de rêver ?

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU





vendredi 17 mars 2023

Le jour où Ernest Hemingway s’est retrouvé en quarantaine avec sa femme et sa maîtresse

 

Ernest Hemingway, 1939


Récit : Le jour où Ernest Hemingway s’est retrouvé en quarantaine avec sa femme et sa maîtresse



En 1926, Ernest Hemingway, marié à Hadley Richardson, entame une liaison avec la journaliste Pauline Pfeiffer. Quelques mois plus tard, l'auteur se retrouve confiné avec les deux femmes...

lundi 12 décembre 2022

Biographies / Hemingway

Ernest Hemingway


Ernest Hemingway
(1899-1961)

 

Écrivain américain (Oak Park, Illinois, 1899-Ketchum, Idaho, 1961).

UN REPRÉSENTANT DE LA « GÉNÉRATION PERDUE »

Le soleil se lève aussi (1926), puis l'Adieu aux armes (1929) font rapidement de Hemingway le romancier américain le plus représentatif de la génération d'après la Première Guerre mondiale, la « génération perdue ». Plus tard, Pour qui sonne le glas (1940) reflète les problèmes politiques et la violence engendrés par la montée du fascisme. En 1954, le prix Nobel de littérature, en couronnant le Vieil Homme et la mer (1952), consacre la portée d'une œuvre qui, sous une inspiration cosmopolite et réaliste, des allures de roman d'aventures et un style de reporter, cache un esthétisme subtil et une méditation morale, de nature stoïque, sur la condition humaine.

Un parti pris d'anti-intellectualisme et un certain exhibitionnisme de virilité ont malheureusement enfermé l'œuvre et la personnalité de Hemingway dans une légende qui lui nuit. Hemingway a mis les techniques d'un art raffiné, très travaillé sous des allures simplistes, au service d'une conception qu'il voulait exagérément sommaire, brutale, voire primitive de la vie. Ses héros, qui, dans cette œuvre qui forme une longue chronique autobiographique, sont toujours lui-même, peuvent paraître stéréotypés. Laconique, individualiste, blasé, mais actif et viril, le héros de Hemingway est un être blessé, hanté par la mort, mais stoïque et qui cherche une évasion, presque un divertissement au sens pascalien, dans l'alcool, l'amour, la chasse et la pêche au gros. Ses romans d'action cachent une quête, une méditation morale presque obsessive.

Cette ambiguïté se retrouve dans l'homme. Entre l'homme et l'écrivain, entre la légende à la Buffalo Bill et le style à la Flaubert, il y a malentendu. D'un côté il y a Hemingway boxeur, chasseur de fauves, pêcheur de thon, soldat : un homme de six pieds de haut qui pesait cent kilos, chaussait du 45 et le faisait savoir. De l'autre il y a un clerc à lunettes qui calligraphiait au crayon cinq cents mots par jour au maximum et récrivait trente-neuf fois la fin de l'Adieu aux armes. On a beaucoup décrit le voyageur, l'amant, l'aficionado, le soldat en battle-dress pas très réglementaire. Mais il y a aussi Hemingway artiste, qui veut « écrire un prose si pure qu'elle ne se corrompe pas ». Il travaille debout, dans un capharnaüm de livres, écrivant au crayon sur une planche à dessin, dès l'aube. « J'écris, dit-il, jusqu'à ce que j'arrive au point où j'ai encore du jus et où je commence à avoir une idée de la suite. Alors je m'arrête et j'essaie de vivre jusqu'au lendemain. C'est l'attente jusqu'au lendemain qui est dure à passer. »

JEUNESSE ET PREMIÈRES EXPÉRIENCES

Hemingway est né dans un milieu petit-bourgeois du Middle West, dans une atmosphère de rigorisme puritain. Son père, médecin, qui finit par se suicider, cherchait dans la chasse et l'alcool une évasion à son mariage avec une femme austère et castratrice. « Les hommes sentimentaux sont si souvent trahis », écrit Hemingway dans la nouvelle « Père et Fils ». Lui sera dur. Très tôt, il préfère la compagnie des braconniers, des boxeurs, des casse-cou des rodéos à celle des instituteurs de Oak Park School. Dans les nouvelles de Cinquante Mille Dollars (In our Time, 1924), il a romancé son enfance. Nick Adams, pêchant et chassant dans les forêts du Michigan, initié à l'amour par une Indienne, assistant avec son père à un accouchement, c'est Hemingway enfant, proche du Huck Finn de Mark Twain. Au sortir du collège, renonçant à l'université, Hemingway entre comme reporter au Star de Kansas City. Journaliste, il apprend à « écrire des phrases claires, éviter les adjectifs passe-partout, faire des récits intéressants, des phrases courtes dans un anglais vigoureux et souple ». C'est donc dans le journalisme qu'il apprend ce style sec, rigoureux, ce laconisme de procès-verbal et cet art de regarder. Ernest Hemingway n'abandonnera jamais le journalisme : il sera reporter en Europe, en Asie et en Orient. Trente-cinq ans de journalisme nourrissent son œuvre. Réunis par William White dans Hemingway en ligne (By-line, 1967), ses reportages sur Pampelune, Mussolini, la guerre d'Espagne, le débarquement de Normandie, etc., révèlent les liens entre le journalisme et son œuvre.

En mai 1918, à dix-huit ans, Hemingway s'engage dans l'armée et part pour l'Europe comme pour un match international. La guerre le marque profondément, comme Cummings ou Dos Passos. Adolescents, persuadés de partir pour une croisade juste qui mettrait fin aux guerres et aux injustices, ces Américains découvrent une boucherie dirigée par des généraux incompétents et des politiciens ineptes. La faillite de leur idéal les marque à jamais de désarroi. Gloire, patrie, honneur, toutes les valeurs sont remises en question. Ils reviennent de guerre sceptiques et désenchantés, critiquant tout, ne respectant pas des aînés qui ont déclenché ce massacre général. La génération perdue invente le debunking – le « déboulonnage », comme Hemingway le pratique dans un poème sur Theodore Roosevelt dans Three Stories and Ten Poems (1923), son premier recueil publié. Mais Hemingway fut, de plus, blessé. Le 8 juillet 1918, à Fossalta di Piave, sur le front italien, il fut atteint par un obus de 420 et deux balles de mitrailleuses : « Je me penchais, écrit-il dans l'Adieu aux armes, mis ma main sur mon genou et mon genou n'était plus là. »

Cette blessure obsède l'œuvre. Tous les héros de Hemingway sont blessés au combat : Nick Adams à la colonne vertébrale ; Henry, dans l'Adieu aux armes, au genou ; le colonel Cantwell à la tête ; Robert Jordan à la cuisse ; Jack, dans Le soleil se lève aussi, est castré. Cette blessure est le traumatisme originel, comme les innombrables accidents survenus à Hemingway lui-même sont les lapsus de la mort. La guerre, « l'histoire naturelle des morts », comme il l'appelle, marque la fin de l'innocence. Embarqué dans la débâcle de boue, de sang et d'absurdité, le lieutenant de l'Adieu aux armes dénonce l'imposture : « J'ai toujours été embarrassé par les mots glorieux, sacré, sacrifice. Nous les avions entendus, nous les avions lus sur les proclamations. Mais je n'ai jamais rien vu de sacré et ce qu'on appelait glorieux n'avait pas de gloire, et les sacrifices ressemblaient aux abattoirs de Chicago. Les mots abstraits tels que gloire, honneur, courage, sainteté étaient indécents. »

Hemingway fait donc sécession et rejoint ses compatriotes à Montparnasse. Dans Le soleil se lève aussi et dans Paris est une fête (À Moveable Feast, 1964), il a capté l'esprit de la génération perdue, cette existence désœuvrée, désenchantée, inquiète. Mais lui ne flâne pas aux terrasses de Montparnasse. Dans sa mansarde rue du Cardinal-Lemoine, puis au 113, rue Notre-Dame-des-Champs, il travaille dur, raturant inlassablement. Guidé d'abord par les conseils de Sherwood Anderson, qu'il a rencontré au Toronto Star, puis par Gertrude Stein, il s'efforce de donner une représentation aussi précise que possible de la réalité. « La plus grande difficulté, dit-il, c'était de décrire ce qui s'était réellement passé au moment de l'événement. Quand on écrit pour un journal, on raconte ce qui s'est passé et, à l'aide d'un procédé ou d'un autre, on arrive à communiquer l'émotion au lecteur, car l'émotion confère toujours une certaine vérité au récit d'un événement du jour. Mais la chose réelle, la succession mouvante des phénomènes qui produit l'émotion, cette réalité qui serait valable dans un an ou dans dix ans et, avec de la chance et assez de pureté d'expression, pour toujours, j'en étais encore loin et je m'acharnais à l'atteindre. » « J'essayais, ajoute-t-il, d'écrire en commençant par les choses les plus simples. »

UN STYLE ELLIPTIQUE SANS DÉVELOPPEMENT PSYCHOLOGIQUE

C'est alors qu'il met au point son célèbre style, glacé, simple, rigoureux, qui note les faits avec une objectivité de procès-verbal. D'abord il remplace les développements psychologiques par le récit de l'action et du comportement – « behaviourisme » – des personnages. Puis il utilise les mots vrais, techniques. Enfin, il tisse un réseau de correspondances qui crée une ambiance climatique ou linguistique. « La prose, écrit-il, n'est pas de la décoration, c'est de l'architecture. » Il ne dit donc pas « revolver », mais « Smith and Wesson 32 », pas « avion », mais « Junker 88 ». Ce laconisme rejoint la critique morale. Vie et style sont démythifiés ensemble. Et ce style discipliné est celui de la panique contrôlée. Puisqu'il faut mourir, autant le faire avec style. Entre l'homme et la mort, il faut mettre le style. La mort, dont la blessure est l'annonciation, est le destin de tous les héros de Hemingway. Mais, face à elle, il y a le style, qui est affaire de stoïcisme autant que de rhétorique. Les techniques de style sont, chez Hemingway, de la même nature que les techniques de chasse, de pêche, de boxe, de tauromachie ou de stratégie. Il s'agit à la fois d'évasion et de discipline. Une nouvelle comme « la Grande Rivière au cœur double » est tout entière une fiesta de technique. Le style de Hemingway n'admet pas plus de chiqué que celui du torero : il passe au ras des choses comme l'autre au ras des cornes. Il est célèbre et très imité. Mais il n'est pas entièrement inventé. Il doit quelque chose à Mark Twain et à Stephen Crane, pionniers du réalisme américain, et à Flaubert, qu'il découvrit par l'intermédiaire d'Ezra Pound. Bien qu'il l'ait pastiché dans The Torrents of Spring (1926), il doit aussi à Sherwood Anderson, à Ring Lardner et à Gertrude Stein. La théorie de l'« objet corrélatif » de T. S. Eliot explicite assez bien l'essence de l'art de Hemingway : « Le seul moyen d'exprimer une émotion de façon artistique, c'est de trouver un ensemble d'objets, une situation, un enchaînement d'événements qui seront la formule de cette situation particulière, de telle sorte que, quand les faits extérieurs sont donnés, l'émotion est immédiatement évoquée. » Ainsi, Hemingway décrit non pas une émotion, mais le geste et l'objet qui la matérialisent et la symbolisent. Ce nouveau roman, qui remplace l'analyse par la vision et met un terme à la littérature d'introspection et au romancier omniscient, doit naturellement beaucoup au cinéma.

Cette technique n'est pas simplement un autre moyen d'expression. Elle exprime autre chose – Marx et Freud sont passés par là : elle s'efforce de rendre perceptibles les neuf dixièmes de conscience immergée, que la logique ne saurait exprimer. En ce sens, les recherches de Hemingway, si elles aboutissent à des résultats différents, ne sont pas sans rapport d'intention avec celles de James Joyce ou de Virginia Woolf, qu'il connaissait bien. Cet art du geste plus que de la réflexion, cet art du relatif et de l'immédiat portent une morale de l'ambiguïté qui séduisit Sartre et une métaphysique de l'incertitude qui conquit les existentialistes. Cette vision objective, ces gestes sans rime ni raison, ces actions sans commentaires ni projets sont ceux d'êtres perdus qui agissent à tâtons dans un univers où personne ne juge, n'espère, ne projette ni ne regrette, parce que rien n'a de sens. L'homme est réduit à ses faits et gestes, n'a plus ni espoir ni personnalité ; il ne cherche le combat que par goût du suicide, sachant que le néant – « nada » – triomphera toujours : « winner take nothing ». Le roman de Hemingway est une révolution de la conscience plus que de la littérature et exprime parfaitement le désespoir à la fois stoïque et épicurien d'une génération coincée entre deux guerres et qui fit la grande bringue parce qu'elle n'avait pas vraiment gagné la Grande Guerre.

Ce rapport entre le style et le sujet est évident dès 1926 dans le premier grand roman de Hemingway, Le soleil se lève aussi (The Sun also rises), qui porte en épigraphe la phrase de Gertrude Stein : « Vous êtes tous la génération perdue. » Dans ce roman à clés, Hemingway évoque magistralement la triste bringue des années folles. En ces clochards dorés de la bohème internationale, on reconnaît aisément les Américains de Paris, Harold Loeb, Donald Ogden Stewart, lady Duff Twisten. Mais l'action qui les conduit des cafés de Paris aux arènes de Pampelune ne mène nulle part. Ces touristes du désarroi tournent en rond dans des passions impuissantes, dont la blessure de guerre est, une fois de plus, le symbole. Mais, avec une verve mortelle et un chic fou, ils vivent dans une agitation passionnée, et ce chic est leur honneur : « C'est en somme ce que nous avons à la place de Dieu », conclut admirablement lady Brett.

L'ŒUVRE

En 1927, les nouvelles de Men without Women (traduit en partie dans Dix Indiens) portent à sa perfection le style elliptique, la narration behaviouriste et la litote de Hemingway, en particulier dans deux célèbres nouvelles, « The Killers » (« les Tueurs ») et « Hills like White Elephants ». En 1929, l'Adieu aux armes (A Farewell to Arms), parfois considéré comme le meilleur roman de Hemingway, reprend le thème autobiographique de la guerre, de la blessure et de l'absurdité. Pris dans la débâcle de l'armée italienne, las de l'absurdité militaire, le lieutenant Henry finit par signer « sa paix séparée ». Il se réfugie en territoire neutre, mais pour y voir mourir la femme qu'il aime. Il n'y a pas d'amour heureux chez Hemingway. Dans une nouvelle, « Un endroit propre et bien éclairé », il explicite cette peur et cette fascination du néant : « Notre nada qui êtes au nada, que votre nom soit nada, que votre règne soit nada, que votre volonté soit nada comme au nada… » En 1932, Mort dans l'après-midi (Death in the Afternoon) trouve dans la corrida espagnole le symbole de cette conception de la vie et du style. Sous l'« afición », ce reportage sur la tauromachie dissimule une fascination pour la mort bravée. En 1935, les Vertes Collines d'Afrique (The Green Hills of Africa), reportage sur les safaris, trouvent dans la chasse un autre visage de la corrida.

Mais ces Neiges du Kilimandjaro (The Snows of Kilimanjaro) sonnent le glas de la génération perdue. Harry, l'écrivain raté, le chasseur moribond qui n'atteindra jamais les neiges sacrées du Kilimandjaro, marque un tournant de l'œuvre de Hemingway. Les années folles sont mortes avec le krach économique de 1929. La génération perdue rentre d'exil et s'engage dans la politique. Comme Dos Passos, Caldwell et Steinbeck, Hemingway semble un moment séduit par le socialisme. En 1935, il fait un grand reportage pour la revue communiste New Masses. En 1937, dans En avoir ou pas (To have and have not), il raconte l'histoire engagée d'un chômeur conduit au gangstérisme par la misère. Attiré par les « raisins de la colère », il semble abjurer son scepticisme, son individualisme désespéré et découvrir la solidarité. Il part comme correspondant de guerre auprès de l'armée républicaine espagnole, rejoignant Malraux et Ilia Ehrenbourg à Madrid. Une pièce de théâtre, Cinquième Colonne (The fifth Column, 1938), témoigne de la profondeur de cet engagement : le héros quitte son égotisme fin de siècle et sa maîtresse parce qu'il a compris que la guerre d'Espagne est l'« espoir ». La guerre d'Espagne fascine Hemingway non seulement par sa cruauté, mais parce qu'elle a un sens : cette lutte de classes menée avec le fanatisme d'une guerre de religion lui paraît la guerre du peuple contre ses maîtres, du droit contre la force, de la lumière contre l'obscurantisme, de l'espoir contre la résignation. Le titre de Pour qui sonne le glas (For whom the Bell tolls) souligne cette solidarité. Il est emprunté au poète John Donne : « Nul homme n'est une île complète en soi-même ; tout homme est un morceau de continent, une part de tout ; si une parcelle de terrain est emportée par la mer, l'Europe en est lésée. La mort de tout homme me diminue parce que je suis solidaire du genre humain. Ainsi n'envoie donc pas demander pour qui sonne le glas, car il sonne pour toi. »

Le héros Robert Jordan, professeur américain, s'engage dans un maquis républicain, par idéal antifasciste. Il tue avec la même maîtrise que les autres héros de Hemingway, mais cette fois par conviction. Il discipline la violence au service d'une cause, et le roman d'aventures semble tourner au roman engagé. L'absurde n'en triomphe pas moins finalement. Sous les apparences de l'engagement, le scepticisme stoïque de Hemingway a le dernier mot. Les erreurs des anarchistes, l'incompétence de l'état-major républicain, les rivalités des chefs des brigades internationales – en particulier André Marty, caricaturé sous le nom de Massart – font de la mort du héros un sacrifice inutile. La solidarité apparaît comme l'ironique camouflage de l'absurde : Robert Jordan meurt pour rien ; l'ironie dramatique est totale. La seule vertu est de mourir convenablement, comme il en donne l'exemple. Une fois de plus, le roman est une mise à mort dont la beauté rachète l'inutilité. Jordan est un mort en sursis pendant trois jours, et l'amour est sa grande illusion. Le fulgurant amour de Jordan et de Maria, c'est Héloïse et Abélard chez les partisans. L'intensité de leur passion ne se nourrit pas d'amour, mais de l'impossibilité de l'amour et de la menace de la mort. L'amour n'existe que dans la splendeur de l'instant, dont l'orgasme lyrique est l'ironique symbole : « Maintenant, maintenant, maintenant, oh ! maintenant, tout de suite ce présent, ce seul présent, présent par-dessus tout. Il n'y a pas d'autre présent que toi, présent, et le présent est ton prophète. Le présent est pour toujours présent. Viens maintenant, présent, car il n'y a pas d'autre présent que maintenant. Oui maintenant, maintenant je t'en prie, maintenant… ».

On considère généralement ce western espagnol en trois jours comme le dernier grand roman de Hemingway. Le suivant, Au-delà du fleuve et sous les arbres (Across the River and into the Trees, 1950) semble une parodie de Hemingway par lui-même. Un colonel américain revient mourir en Italie, où il a combattu. En attendant le glas, il se donne une fiesta : boit, chasse, pêche et aime pour la galerie et pour l'honneur. Mais cet ancien combattant parle plus qu'il n'agit. Il dorlote sa mort en gondole. Il ne meurt pas : il se laisse glisser. Il y a de l'humour noir et de la parodie dans cette mise à mort d'un demi-solde vieilli. Comme Thomas Mann, Hemingway a choisi Venise comme décor d'une sénescence qu'il redoute. Le colonel Cantwell, grognard fatigué, représente la déchéance, que Hemingway évitera en se suicidant.

Le Vieil Homme et la mer (The Old Man and the Sea, 1952) est au contraire une épure stoïque, qui reprend le thème traité vingt ans plus tôt dans l'Invincible. Le vieux pêcheur, qui n'a rien pris depuis quatre-vingt-quatre jours, est semblable au torero vieilli. Les requins dévorent l'énorme espadon qu'il prend. Le vieil homme rentre au port avec un plat d'arêtes. Personne ne sera témoin de sa victoire, qui est à la fois une défaite et son unique richesse. Seul avec la mer, il a fait son devoir, parce que cette force morale est sa seule certitude. C'est le dernier roman publié du vivant de Hemingway.

Îles à la dérive (Islands in the Stream, 1970) est une œuvre posthume. Hemingway eût probablement resserré d'un tiers ce livre un peu bavard et trop « ernestoïque ». Mais ce roman, composé de trois récits distincts, situés dans la mer de Cuba, résidence favorite de Hemingway, reprend les grands thèmes habituels de la mort, de la lutte inutile, de l'apprentissage du courage. Très autobiographique, il met en scène les épouses et les enfants de Hemingway, ses chats, son bateau, ses amis cubains. Une fois de plus, le roman d'aventures est en fait une quête spirituelle : Hemingway essaie une dernière fois de débusquer la baleine blanche qui hante son œuvre, le monstre sans visage qu'il affronte sans illusion, mais sans peur. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire ici-bas, que de monter en ligne avec ses cannes à pêche, ses fusils, ses copains et son whisky. « Le tout est de durer », disait Hemingway, ce desperado de l'écriture. Il a duré. Mais, quand les forces ont commencé à le trahir, il a devancé l'appel et s'est suicidé d'une balle dans la tête. C'était cela aussi son style. Un style qui durera.


LAUROUSE



dimanche 11 décembre 2022

Les 17 meilleurs livres du monde, selon Ernest Hemingway

Ernest Hemingway


Les 17 meilleurs livres du monde, selon Ernest Hemingway

L’auteur américain Ernest Hemingway, entre la guerre, l’écriture de L’adieu aux armes, une escapade prolongée à Cuba et le succès du Vieil homme et la mer, aura eu le temps de bouquiner. Et de regretter ces 17 livres qu’il aurait adoré « relire pour la première fois ».

PAR
BETHSABÉE KRIVOSHEY
23 AVRIL 2020

En février 1935, Ernest Hemingway parle littérature au magazine américain Esquire. Dans cet article intitulé Remembering Shooting-Flying: A Key West Letter, l’auteur livre une liste de 17 chefs-d’œuvres qu’il préfererait « relire pour la première fois (…) que d’avoir un revenu fixe d’un million de dollars par an. » Voici la fameuse liste de ces livres – où se côtoient beaucoup de russes, et quelques français - qui pour Hemingway, valaient plus que des millions :

- Anna Karenine de Léon Tolstoï
- Far Away and Long Ago - A History of My Early Life de William H. Hudson
- Les Buddenbrook, Le déclin d'une famille de Thomas Mann
*- Les hauts de Hurlevent*d’Emily Brontë
*- Madame Bovary*de Gustave Flaubert
- Guerre et Paix de Léon Tolstoï
- Mémoires d'un chasseur d’Ivan Tourgueniev
- Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski
- Hail and Farewell de George Moore
- Huckleberry Finn de Mark Twain
- Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson
- La Reine Margotd’Alexandre Dumas
- La Maison Tellier de Guy de Maupassant
- Le Rouge et le Noir de Stendhal
- La Chartreuse de Parme de Stendhal
- Les Gens de Dublin de James Joyce
- Autobiographies de William Butler Yeats


VANITYFAIR

samedi 10 décembre 2022

Toutes les fois où Ernest Hemingway a échappé à la mort

Ernest Hemingway

Ernest Hemingway est le genre d'individu que l’on aurait aimé avoir dans son équipe à Koh-Lanta. Pas seulement pour sa capacité à raconter des histoires le soir au coin du feu de camp, mais également pour son habilité hors du commun à sortir indemne de situations rocambolesques, voir carrément mortifères. Accidents aériens, explosion d'obus, bataille avec un requin... Au cours de son existence, l'écrivain n'a cessé de jouer à cache-cache avec la mort. Mais quand celle-ci le trouve le 2 juillet 1961, ce n'est pas dans d'abracadabrantes conditions : Hemingway est en pyjama chez lui à Ketchum dans l'Idaho. Il s'est suicidé en se logeant une balle dans la bouche, à l'âge 61 ans.

Il faut dire que la mort l'attendait au tournant depuis un moment. Depuis ses 18 ans très précisément. En effet, le 8 juillet 1918, Hemingway est sur le front italien-autrichien en tant qu'ambulancier pour la Croix Rouge (il aurait voulu se battre, mais il est jugé non-éligible pour les combats à cause d’un œil défaillant), lorsqu'il est touché par un tir de mortier. Propulsé au sol, il sent la vie quitter son corps, « comme si on avait tiré par l'un des coins un mouchoir de soie de sa poche », racontera-t-il au Time. Le jeune écrivain s’en sort de justesse avec 237 éclats d’obus dans la jambe et une obsession pour la mort, qui transparaît dans tous ses ouvrages selon les critiques. Il s'inspirera d'ailleurs de cette époque de son existence pour son troisième roman, L'Adieu aux armes (1929). Mais cette expérience ne le dissuadera pas pour autant de tenter le diable tout au long de sa vie.

Le vieil homme et les dents de la mer

C’est que l’homme a un goût très prononcé pour la guerre, la chasse, les armes à feu, la boxe et à peu près toutes les activités permettant de rouler des mécaniques et montrer sa virilité. Ainsi, c’est tout naturellement qu'il rédige pour Esquire une sorte de journal de bord doublé d'un manuel pour tuer les gros bestiaux à la chasse. Pour ce faire (et aussi parce qu'il adore ça), Hemingway se rend à Key West pour pêcher et se retrouve rapidement en prise avec un requin, une belle bête qu’il espère hisser sur le ponton du bateau. D’une main il dégaine son Colt .22 pour achever l'animal, de l'autre il tente de l’immobiliser à l’aide d’une espèce d'harpon. Mais l’engin se brise et Hemingway découvre avec surprise — mais sans douleur, il tient à le préciser —, qu’il s’est tiré dans le mollet, que la balle a ricoché et qu’il s’est blessé à deux endroits. Heureusement, il s’agit là de lésions mineures en comparaison avec ce qu’il a vécu pendant la Première Guerre mondiale, mais tout de même… Cette fois-ci, il n’écrira pas un livre pour raconter son expérience mais un récit truculent, publié dans Esquire en 1935.

Crocodiles et ronflements

Malgré ses différents comportements pour le moins risqués (aller sur le front pendant la Guerre d’Espagne, participer à la Libération de Paris, ou plus précisément à celle du Ritz...), c’est pourtant lors d'inoffensives vacances avec son épouse que l’auteur manque de mourir à deux reprises en 1954.

La scène se déroule en Ouganda, où Hemingway, — amateur de gros bestiaux on l’a compris —, emmène sa femme Mary Welsh pour un safari. « Un cadeau de Noël », dira-t-il au New York Times. Les tourtereaux montent avec un pilote à bord d’un Cessna, afin d'aller sur les traces d’un troupeau d’éléphants. Mais l’avion s’écrase en essayant d’éviter une nuée d’oiseaux et les trois compères doivent passer la nuit en pleine jungle. Ce qui n’effraie en rien l’écrivain, « nous avions des provisions d’urgence, mais peu d’eau. Nous avons fait des tours de garde pour aller à la rivière, mais les éléphants n’étaient pas très contents. Il y avait des hippopotames et des crocodiles qui se baladaient le long de la rivière », raconte-t-il, toujours dans le New York Times, « On a retenu notre respiration pendant deux heures en apercevant à quelques pas de nous la silhouette d’un éléphant, éclairée par la lune, qui écoutait les ronflements de ma femme. » Après avoir été secouru de cet environnement hostile pour les ronfleurs, la troupe embarque dans un deuxième avion... qui prend feu. Pendant deux jours, le monde entier pleure la mort d’Hemingway, tragiquement disparu dans un accident en Afrique.

Il sortira pourtant de la jungle portant vaillamment quelques bananes et une bouteille de gin : « Ma chance se porte très bien » s’écrit-il alors. Sa femme s’en sort avec deux côtes cassées et sans doute avec l’impression que son cadeau de Noël était empoisonné. Mais passée l'adrénaline, les conséquences de ces crash aériens successifs sont graves : Hemingway a un traumatisme rénal et crânien, des brûlures partout, des vertèbres déplacées et ne peut donc pas se rendre en Suède pour recevoir le Prix Nobel de littérature qu’on veut lui décerner cette année-là. Qu'importe ! Faisant fi des frivolités, il rentre chez lui à Cuba, où il entame une convalescence, tout en continuant d'écrire. Si ses mésaventures ne l’ont pas encore tué, sa consommation d’alcool pourrait bien s’en charger. Ou son amour pour la chasse aux canards ; lors d'une partie, un morceau de projectile s’insère dans son œil et provoque une infection à laquelle les médecins pensent qu'il va succomber. Il n'en est rien.

Personne ne peut tuer Ernest Hemingway, à part lui-même. Ainsi, ce matin de juillet 1961, l'écrivain décide de jouer un dernier tour au destin : lui faire un pied de nez en s'ôtant la vie, sans l'aide de requins, d'avions, d'obus ou d'une vulgaire chasse aux canards.


VANITYFAIR