« le livre des jours sans
compter » (p. 14)
Yann Miralles : Ce
qui frappe d'emblée, avec Tu pars, je vacille, c'est l'ambition et la
densité de l'ensemble. Voilà presque deux-cents pages où le texte, mêlant vers
et proses (que tu refuses d'opposer, car « la diction de l'âme fait tes
résonances ici / et les tensions au maximum des vers en proses », p. 162,
et tu parles de « proser / nos vers », p. 169), comme mixant anecdotes
(les noms de lieux sont fréquents, ainsi qu'un ton qui rapproche souvent ce
poème de la circonstance : « toutes les circonstances du poème /
riment », p. 111) et passages spéculatifs ; voilà donc presque deux-cents
pages où le texte, malgré les variations (et parfois des passages déjà parus de
manière autonome), semble écrit d'un seul tenant et « tout d'un
souffle » (p. 110) ! J'aimerais donc savoir, tout bêtement, comment ce
livre s'est écrit, quelles en sont les « conditions de fabrication ».
Car l'image qui ressort du « sujet écrivant » ici est bien celle
d'une personne sans cesse attelée à noter, commenter, repasser les
événements vécus... comme écrivant continuellement dans les interlignes
des textes lus (on sait par ailleurs ton activité d'universitaire) ou dans la
marge des jours...
Serge Martin : Un grand merci Yann pour ta lecture et
cette attention que tu sais porter à ce qui fait tenir un livre. Je crois que
tu vises juste concernant la fièvre – et donc un certain pathos sur lequel il me faudra revenir – d’une écriture intense
comme recherche de l’intensité des jours. Sans oublier les nuits de ces jours
puisque tu sais comme je suis attaché aux nocturnes, non « musiques pour
la nuit » comme ceux de Chopin mais poèmes « pour la nuit »
parce que « l’obscur travaille » comme titrait Meschonnic
(« l’obscur / travaille ma lumière / des formes que je ne comprends pas /
me traversent / et je me mets à lire / des lettres que je ne comprends pas /
alors je commence / à voir clair » (p. 15, Arfuyen, 2011). Et ce livre
vient après Claire la nuit (L’atelier
du grand tétras, 2011) qui portait en exergue cette phrase de Bernanos :
« ‘Jusqu’à ce que la lumière revienne’, disait-elle, et déjà pourtant elle
ne l’attendait plus, c’était la nuit qu’elle défiait de son regard
patient : la nuit, le vide, la chute, ce glissement rapide et doux ».
Déjà ces deux lectures indiquent la tension nocturne qui travaille l’écriture
entre le labeur souvent inconscient et le lâcher prise souvent organisé d’un
non-savoir actif. Alors, oui, ce livre vient d’un moment de fièvre, d’une
hausse de température dans les jours, d’un été du vivre qui a pu toucher à ce
qui est dangereux, au vertige du vacillement quand les barres d’appui se
dérobent ou quand l’aveuglement nous fait avancer dans l’inconnu comme écrivait
Ingeborg Bachman : « Je ne faisais que courir, ivre, à travers cette
nuit, à la rencontre de la nuit profonde ». Donc, oui, ce livre a été
écrit dans un souffle, celui d’une course essoufflée. Mais ce souffle, ou
plutôt cet essoufflement car je préfère cette notion à la première qui perd
souvent sa valeur d’activité pour qu’on lui préfère celle d’origine (la fameuse
« inspiration »), donc cet essoufflement est aussi celui d’un corps
(corps-langage) buriné, du moins travaillé depuis longtemps par l’emportement,
c’est-à-dire ce mouvement de la rime de tout qui fait relation, qui fait répons
– en refusant justement de se joindre au « ça rime à quoi » de
l’époque, de la société, de la culture et même de la poésie…–, qui répond à un
élan, un « je-tu » indescriptible, impossible : une force qui
vient non d’un ailleurs – je crois que je suis à cent lieues des appels du
lointain (extérieur ou intérieur) qu’ils soient temporels ou géographiques
quand c’est l’inconnu qui creuse le proche comme étrange voire étranger à ce
qu’on croit connaître – mais d’un ici-maintenant qu’on ne se connaît pas au
cœur même d’un ordinaire du dire, en ajoutant ce que Jean Roudaut a récemment
signalé : « Rien n’a de vérité en dehors de la confiance faite à un
élan » (Vu d’ici, la Baconnière,
2014) où « la vérité » c’est justement l’éthique d’une parole, non un
dire le vrai mais un dire vrai, un je-tu-ici-maintenant pour
forcer la fameuse formule d’Emile Benveniste, un trans-subjectif opérant en
acte d’intersubjectivité, un « uni-personnel » rendu
« omnipersonnel » (Problèmes de
linguistique générale, 2, 1974, p. 77).
Ceci dit, le problème de l’écriture de ce livre en
regard des livres précédents, c’est justement que celle-ci aurait tenu le
paradoxe d’un emportement (jaillissement jubilatoire ?) qui depuis
longtemps me tire au milieu des tensions de la vie de chaque jour – mon premier
livre Rossignols & rouges-gorges
intégrait entre autres le portrait d’une de mes élèves juste avant le finale
qui associe les présences concrètes de l’amour et le fascisme cravaté :
« (elle n’est toujours pas domptée) » puis « (défaites avec
coupures de courant) » – et donc qui a façonné les mélanges de l’écriture
depuis une bonne trentaine d’années (significativement Claire la nuit s’achève sur « il y a mélanges et mélanges ou
comment (dés)accorder le tu pour
trouver la relation »), sans trouver toujours le continu d’éclats
tiraillés entre l’essai et l’évocation, l’adresse et le soliloque, la citation
et la voix, etc., et d’un emportement qui, un été (à la fois saison de vie et
d’écriture), a tout submergé dans des carnets et correspondances puis dans un
livre remis sur le chantier maintes fois (et le moindre élément faisant bouger
l’ensemble car le livre fait poème, du moins ne cesse d’y tendre) mais dont
l’essoufflement a enfin – je l’espère – poursuivi ou plutôt tenu son air :
je pense à la fois à la lettre R, basse continue d’une sémantique prosodique,
et à ce que Proust signalait à la toute fin du Contre Sainte-Beuve : « Les belles choses que nous
écrivons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir
d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le
fredonner, ni même en donner un dessin quantitatif, dire s’il y a des pauses,
des suites de notes rapides » et tout ce qui suit jusqu’à la fin :
« Et personne ne saura jamais, pas même soi-même, l’air qui vous
poursuivait de son rythme insaisissable et délicieux ». Comme je n’en sais
rien, à vrai dire, je me contente de croire que le titre, comme s’il ramassait
le livre-poème, tient tout dans une durée interminable et surtout maintient
l’élan, la rime en je-tu (et les deux consonnes graves labiales /p/ et
/v/), à la manière dont Ghérasim Luca, au début de L’Inventeur de l’amour (Corti, 1994), parle de sa « démarche
incertaine » : « Comme le funambule / suspendu à son ombrelle //
je m’accroche / à mon propre déséquilibre // Je connais par cœur / ces chemins
inconnus / je peux les parcourir / les yeux fermés » : tu pars, je vacille : des chemins
inconnus à parcourir tout ouï… Après coup, j’ai vraiment l’impression d’avoir
écrit « les yeux fermés » mais en ayant cette connaissance « par
cœur » (par corps !), comme élan qui fait tenir alors même que tout
relève de la plus forte incertitude, d’un immense vertige.
Disons que la différence – petite mais décisive –
entre ce livre et les précédents, c’est qu’à aucun moment je n’ai pu me
raccrocher à quoi que ce soit, je n’ai pu ouvrir les yeux dans le courant de
l’écriture : les presque deux-cent pages, et les 225 poèmes qui n’en font
qu’un, font voir (vivre-dire-entendre-aimer-mourir…) « les yeux
fermés ». C’est le vrai défi du poème qui est venu : infinir un
été ! Trouver un infini de cet été… Qu’on ne se méprenne pas : les
circonstances du vivre et de l’écrire, qui sont peut-être d’abord un (dé-)lire
intense, n’y font qu’un mouvement défaisant tout le discontinu des
habitudes : toutes les références qu’elles soient géographiques,
climatiques, affectives, politiques, artistiques et bien évidemment livresques
sont dé-faites entièrement et donc re-considérées (constellations de noms, de
voix, de sensations, montages de dictions, de réénonciations) comme résonance
générale dans et par le concret d’un dire qui travaille à tout faire rimer – tu
sais que c’est le titre de la revue, Résonance
générale, que j’anime avec mes amis Laurent Mourey et Philippe Païni et
dont le syntagme initial est emprunté à la « sonorité générale » de
Péguy mais en augmentant la force de sa proposition pour y associer non
seulement la force discursive mais également la force trans-subjective, la
force éthique, politique et poétique, tout cela d’un seul tenant. Donc, une
résonance générale qui engage un roman de rimes dans « ta bouche ce
jour ». Ces derniers mots du livre resserre l’opération et, je l’espère,
l’intensifie du même coup : ce livre est un baiser de bouches (et je pense
à ce second verset du Chant des chants
biblique dans la traduction d’Henri Meschonnic : « Il m’étanchera ma
soif avec des baisers de sa
bouche car tes jouissances sont
bonnes mieux que du vin »), un
abouchement qui tient ensemble voix et vies, corps et langage, amour et
histoire, présent et infini… Baiser de bouches sans cesse mis au régime d’un
ressouvenir en avant, d’une reprise au sens de Kierkegaard.
Sachant bien qu’on ne peut échapper à la bêtise et
surtout que cet essai de gestes lyriques (j’emprunte la notion au dernier livre
de Dominique Rabaté) ne tient que par le vacillement : l’incertitude
maintenu. Aussi l’été de ce livre est-il précaire autant que jubilatoire,
tenant à la fois cette mort attendue, la fin du baiser et de tout ce qui fait
le vivre, et son intensité continue, son surgissement toujours intempestif. Ce
théâtre, sa fragilité et sa beauté, son tragique et son comique, le poème tente
d’en répondre la résonance : les masques, ces personae, font entendre la voix de leur papier mâché, ces notes des
carnets comme mastication des rêves et des paroles, ces fulgurances fiévreuses
dans la notation tout aussi inquiète, ces lectures impossibles à arrêter dans
la citation, ces rencontres qu’aucun compte rendu ne peut fixer et encore ces
vues ou écoutes qu’aucune description ne peut cadrer ou enregistrer… Mais
toujours, comme le masque qui adhère au visage et donc au corps, sous peine de
ne plus résonner, il y a une adhésion à la vie dans le même mouvement de
qui-perd-gagne. Tsvetaieva disait que sa spécialité c’était la vie. Mon
« théâtre de bouche » (encore Luca), l’écriture donc de ce livre,
tient à deux bouches vives et à tout ce qui rime en elle de revenants ou de
fantômes comme Kafka le notait : «
les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent
en route »… Tout ce qui rime d’Eurydice en Orphée, de
« peuples-lucioles » en éblouissements fugaces à Sangate ou ailleurs,
de sans-voix, qui s’entendent dans la moindre comptine, chanson… et dans toutes
les « communautés qui restent –
sans régner – la ressource même » (Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Minuit, 2009,
p. 128 – le même écrit un peu plus loin, et c’est un défi que le poème doit
tenir à chaque page, à chaque essoufflement contre tous les nihilismes :
« Dire oui dans la nuit
traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle », p. 133). Tout ce qui
rime en voix continuée : « ta bouche ce jour », c’est tout cela,
et sans compter – aussi ai-je voulu que ces 255 poèmes se donnent presque sans
arrêt, sans légende (titraille indiquant ce qu’il faut lire), parce que tout
cela décline un sans savoir, un élan aveugle tout ouï. Ce livre c’est pour
qui veut s’y perdre : tu pars, je
vacille !
« jamais séparer écrire /
vivre » (p. 171)
Yann
Miralles : Ceci amène une question plus générale, et qui
revient sans cesse, dans tes poèmes comme dans tes écrits universitaires :
celle d'une « inséparation dans l'immense » (p. 168) entre écrire et
vivre. On pourrait ici multiplier les citations : « tu as la voix de ta
voix son grain de corps tient tout ensemble écrire vivre et l'amour la mort tu
emportes » (p. 81), « tout continue et revient en autres poèmes de
vivre » (p. 82), « c'est une traversée de tout par rimes-vies »
(p. 138)... Pourrais-tu t'expliquer sur cette manière d'envisager le poème ?
Serge Martin : J’ai comme l’impression, cher Yann,
d’avoir dérapé dans ce que je viens de te dire auparavant. Tu as raison de me
ramener à cette notion d’inséparation. Cela fait longtemps que je ne supporte
pas le cynisme contemporain des séparations qui aboutissent à ce que l’on sait
scolairement, politiquement, éthiquement : à tous les niveaux, ce sont
toujours deux ordres du savoir soumis au pouvoir avec les effets de
stigmatisation et de relégation dans le faire connaissance comme dans le faire
société. Et ne parlons pas de la poésie reléguée à la portion congrue du
culturel ! Mais les poètes trop souvent participent de ces séparations et
ont une responsabilité terrible quand, sous des formes diverses et euphémisées
qui toujours masquent des violences, bon nombre séparent, hiérarchisent, rangent,
moquent, condamnent, ignorent, taisent la pluralité expérientielle d’un vivre
continu que beaucoup essaient au quotidien : chacun est (ou non) poète de
sa vie, du vivre ensemble, du connaître. Mais voilà, certains en font même une
spécialité dès qu’ils atteignent quelque média ou pouvoir, même des poètes en
arrivent à célébrer tous les grands partages et le premier d’entre eux –
c’est apparemment infime mais tout commence là – : prose et poésie, roman
et poésie sans compter l’inénarrable fond et forme ! Ils oublient ne
serait-ce que Baudelaire à propos des Misérables :
« poème plutôt que roman ». Remarque qui défait le partage déjà
installé… mais toujours maintenu ! Le travail est donc immense et il est
difficile de s’y risquer, de ne rien lâcher dès qu’on lit ou qu’on écrit :
de la maternelle à l’université, comme j’aime dire car là encore il faut
défaire les partages, mais aussi dans et par l’écriture-lecture,
l’écrire-lire-parler. Aussi s’agit-il de s’exercer à apprendre-entendre les
proses du poème et le poème des proses – j’entends par là cette « prose en
action » dont parlait Pasternak (notion que j’ai explorée dans Paroles rencontres (L’atelier du grand
tétras, 2013, p. 95-104). Et s’il y a des vers et non la métrique – du moins
celle-ci ne peut suffire à évaluer la force du vers, c’est au plus près du
mouvement de la parole dans l’écriture, en poursuivant ce que Mallarmé
signalait (« les transitions d’une gamme » et « une prose
délicate, nue, ajourée ») : « une invention perpétuelle du vers
qui ne se fige jamais » ! C’est pourquoi je revendique ce que le même
demandait au « principe » (« le Vers ») : « il
emprunte, pour y aviver un sceau tous gisements épars, ignorés et flottants
selon quelque richesse, et les forger ». Voilà le travail
(« forger »), souvent sans boussole (le même : « en tant
que d’aucun objet qui existe ») et non sans risques, qui engage à chaque
instant qu’on fasse classe ou qu’on ouvre un carnet, qu’on récite à
quelques-uns les essais de roman de rimes ou qu’on écoute ses lectures dans le
tournis des jours, « selon quelque richesse ».
Autre poncif qui réitère le séparé, c’est celui du figuratif
et de l’abstrait ou du lyrique et de l’objectif, etc. C’est pourquoi j’aime
Soutine, un grand irrégulier que d’aucuns maintenant reconnaissent comme à la
fois l’héritier de Rembrandt et le précurseur de De Kooning ! Oui, et hors
de toute généalogie, j’aimerais disposer côte à côte Hendrickje au bain (1654), La
femme entrant dans l’eau (vers 1931) et Woman
in the water (1972). Parce que ces trois expressionnistes – j’aime
l’expressionisme (et donc Pasolini !), c’est-à-dire une force dans le
langage, contre tous les académismes y compris contemporains – envisagent
autant de transfigurations comme gestes pour voir, pas forcément mieux mais
fort : pour fort-voir c’est-à-dire fort-vivre. J’aime bien une remarque
incidente de Roland Barthes à propos des cures d’amaigrissement des
intellectuels – mais on pourrait le dire des poètes – qui préfèrent « la
langue », « l’idée » à l’embonpoint voire à la souffrance d’un
corps-langage, à la vie de « l’humaine condition » (Montaigne) :
« [ …] débat perpétuel avec ce corps pour lui rendre sa maigreur essentielle
(imaginaire d’intellectuel : maigrir est l’acte naïf du vouloir-être
intelligent) » (cf. Roland Barthes par
Roland Barthes, Paris, Le Seuil, Coll. « Ecrivains de toujours »,
1975, p. 36). Aussi, je ne veux pas séparer le bon grain de l’ivraie dans la
recherche du poème : il ne s’agit pas de conserver tous les matériaux (le
fétichisme des brouillons chez les poètes du blanc est hallucinant !) même
si le recyclage (la reprise) de ce qui ne compte pour rien me semble une des
opérations au cœur du procès poétique sans qu’aucune maîtrise ne puisse là
encore venir mesurer, ordonner et en fin de compte désubjectiver ce qui n’est
en rien matériau mais forme de vie inaperçue ou forme de langage inaudible.
Plutôt il s’agirait d’opposer à une pratique de la synthèse, où c’est l’ordre
et le statut qui l’emportent, une pratique heuristique vouée aux symptômes, aux
revenances, et cherchant un imprévisible si ce n’est un impossible :
utopie d’un dire, exploration de paroles possibles et donc de relations
hors-champ. C’est le sens de ce départ, « tu pars », et son continu,
« je vacille », n’est en rien un contre-champ mais bien plutôt un
tremblement que Bernard Vargaftig savait si bien prolonger dans le moindre
vers : chez lui, cette matière
était toujours dans les soulèvements
– pour reprendre deux de ses titres, le premier venant de Jouve et le second de
Rimbaud. C’est pourquoi, je commence par un déplacement grammatical qui
pose avec les italiques les deux pôles de cette
matière : « tu est ta
voix, ici tremble je ». Ce
déplacement que tout le livre ne va cesser d’explorer est bien évidemment plus
que grammatical : cette dépossession est aussi une épopée de la voix comme
rapport et non comme appartenance. Il y a là une quête de gestes lyriques dans
et par l’épopée de voix, au sens de la recherche d’une intensification des
rapports je-tu : « s’embrassent ici, nos lèvres ». Le « ici »
qui fait la reprise et le présent verbal indique bien que comme dit Tsvetaieva,
« il n’y a pas de réponses / il y a des apostrophes – des
résonances ». Parce que justement écrire est une forme du vivre et qu’il
s’agit précisément d’y chercher-trouver ce qui peut faire tenir le vivre dans
sa plus grande amplitude : oui, le poème sert à vivre. Pas à mieux ni à
pire parce que ce qu’on appelle les institutions – qui sont en fait des modes
d’organisation du vivre – qui devraient servir à vivre, trop souvent empêchent,
réduisent, taisent des formes de vie : le poème sert à les faire voir,
entendre, continuer. Pas question d’instrumentaliser le poème mais seulement de
le situer là où il fait le test du vivre, là où il fait le test des
institutions et parmi elles, toutes les formes culturelles du vivre – par quoi
« la poésie » n’est pas un secteur du culturel, du littéraire mais un
point de vue, point de voix, pour tout tenir dans le continu du vivre, du
je-tu, des paroles possibles… Alors, oui, l’indéchirable fait tout le travail
du poème : politique et éthique, voix et vie, tout ensemble d’un même
mouvement jusque dans les silences de nos phrasés, dans les bruits de nos
retenues. Tout est au régime de l’essai de recoudre, de remonter les temps
ensemble, les espaces ensemble, les sujets que sont ces temps, ces espaces,
ensemble. Aucun unanimisme totalisant (voire totalitaire) dans ces essais
puisque ce sont chaque fois, même dans l’infime, des essais du passage des voix
plurielles, dans et par la pluralité des vivants, du vivant des vies chaque
fois à neuf parce qu’en passage, en relation. Pour indiquer une reprise
d’impulsion à ce propos, j’ai écrit « Sa vie à elle » (Triages, anthologie, vol II, 2014) en
signalant en exergue ce moment du roman Aimée
de Jacques Rivière : « chaque phrase était une pente, où dès que
j’avais mis le pied, je glissais ; un rapide, où j’étais entraîné ».
Le poème prend le risque de cette pente – une vitesse de pensée (d’attention)
au cœur des relations : travail d’écoute ou, comme chez Bonnard, travail
du lumineux dans et par l’obscur (la myopie aussi) ; exactement comme chez
Celan – je déteste qu’on parle à son propos d’hermétisme… et je ne provoque pas
en associant ces deux noms ici : l’un et l’autre ont tellement à vivre les
morts dans et par la vie et non, comme les discours culturels et les pouvoirs
qui les instrumentalisent aimeraient enterrer deux fois pour laisser les morts
à la mort quand leur vie continue tellement encore dans nos voix, nos gestes
toujours encore.
Ne pas séparer ce qui est indéchirable dans nos
expériences, nos gestes, voilà nos poèmes – pas forcément ceux qu’on écrits
mais ceux qui nous font vivre et combien existent hors-champs (tel mot – au
sens de phrase adressée –, tel geste…) !
« toi le tien / me traverse encore
mille et une voix » (p. 169)
Yann
Miralles : Ce qui marque aussi dans le dit et le dire
de ton poème, c'est que tout y est soumis à une force transformante. Des
références fréquentes à Ovide ou à l'univers des contes au jeu subtil sur les
pronoms (« j'entends elle et il c'est je-tu », p. 14, « ce que nous
deviendra par nous », p. 62, « épris de nous c'est je-tu
continué », p. 95 ; le « il » y devient « îles » et
« elle » se change en « ailes »...), de la référence
constante à l'enfance (tu sembles passer, là encore, du Hugo de L'Art d'être
grand-père, en mentionnant souvent « tous nos enfants », à une
sorte de devenir-enfant du sujet du poème lui-même – voir par ex. p. 101) à ton
emploi du vers et de la parataxe, tout semble sujet à métamorphoses. Le poème
serait-il pour toi le lieu des métamorphoses (en quoi on pressent déjà tout ce
que le poème peut avoir de politique) ?
Serge Martin : Si les poèmes trouvent les clartés dans
l’obscur, c’est justement parce qu’ils ne demandent pas de maîtriser
l’éblouissement, et un tel pari est au plus près de l’enfance, du jeu de
l’enfant, de ses demandes même muettes quand la bienveillance l’entoure :
j’ai longtemps vécu au bord d’une cour de récréation, et l’explosion
quotidienne du cri accouru des enfants comme appel d’air et recommencement de
l’élan de vivre m’a toujours évoqué ce mystère quotidien de l’éblouissement
comme aube, tout contre les crépuscules parce que la récréation a une fin mais
toujours ses débuts éblouissent. Oui, je ne cesse d’écrire comme un débutant,
un enfant qui apprend à écrire/lire, parce que je le vis : avec le poème,
nous sommes des débutants, comme avec l’amour, avec la société, avec tout (les
étoiles, le divin, le savoir, les fleurs, les abeilles…). Mais c’est avec le
poème que, comme les enfants et leurs comptines ou autres jeux de langage –
jeux de gestes qu’aucune explication-interprétation ne peut assigner à quelques
visées seulement éducatives (il y a de l’émeute dans cette littérature
enfantine que Claude Gaignebet a appelé Le
folklore obscène des enfants (1980) tout en l’arraisonnant à « la
formation de la personnalité » !) –, je continue à l’apprendre, à en
faire l’expérience vive dans les difficultés et les plaisirs de ce que tu as
raison d’appeler métamorphose(s). J’aime ce pluriel parce que l’écrire est
d’une grand pluralité exactement comme le lire – non seulement l’immensité des
textes, des littératures, des expériences de paroles vives, mais aussi l’empan
considérable des manières de lire-écouter-réénoncer que chacun nous connaissons
à moins qu’on y mette bon ordre, méthode homogénéisante souvent arrimée à une
herméneutique plus qu’à une philologie dans nos traditions, et c’est
malheureusement ce que les institutions scolaires font au lieu de veiller à ce
que les lecteurs y exercent leur liberté, qui n’a rien à voir avec un
quelconque subjectivisme, lequel est le pendant d’un autoritarisme
(« communauté d’interprétation »), liberté qui consiste à travailler,
du moins à augmenter l’attention, à l’empan des manières de lire et aussi
d’écrire, et surtout à laisser résonner ce qu’on pourrait appeler le trouble –
ce serait l’orientation de toute métamorphose : il suffirait d’évoquer La
Fontaine et, comme le proposait Michel Chaillou, ses fables des murmures.
J’aime surtout la matière, c’est-à-dire l’empirie, que la notion de
métamorphose prise bien évidemment à Ovide, suppose et même exige :
matière-langage, corps-paroles que je ne cesse de rêver, de considérer (comme
on nage dans un ciel étoilé l’été), dans mes « comptines », ou
formulettes plutôt, qui sont ces petits syntagmes que je malaxe dans tous les
sens : mes « je-tu ». J’entends dans ce syntagme à la fois un
personnage conceptuel, un corps de réflexivité sur notre humaine condition,
mais peut-être avant tout un « jeté » prosodique, un « chant
sous le texte », pour reprendre à Mallarmé, qui emporte une énonciation
débordante de reprises – coutures et réénonciations continuées. Ce qui implique
de considérer en premier lieu l’opération qui emporte le tout : le poème
devient poème parce qu’il est mu par une profération, un « en
avant », un « vers tu » – ce que tu as très justement appelé
dans ton dernier livre, Ô saisons, ô,
« le vers projectif », en empruntant à Olson et à son Projective Verse de 1950. Comme toi, je
relie cette forme de langage qui n’a pas grand chose à voir avec quelque
formalisme remis au goût du jour, à la pluralité des formes de vie
amoureuse : oui !, « qu’il n’y a / que des poèmes /
amoureux », as-tu écrit ! C’est cela la métamorphose incessante du
poème : son travail métamorphique que j’associe volontiers à la réflexion
de Humboldt quand il parle de « discours lié » et surtout
d’interpénétration (« accord infiniment puissant entre les valeurs sonores
de la langue et l’ensemble du contenu intellectuel et affectif »). Cette
association intense de l’érotique et du poétique, de l’amour et du langage, est
d’ailleurs reprise par Walter Benjamin dans sa lecture d’Hölderlin avec la
notion de « noyau poétique » (je me permets de renvoyer à Langage et relation Poétique de l’amour,
L’Harmattan, 2005, p. 302-305). On devrait opposer cette version d’Hölderlin à
celle qui domine le champ poétique français sous la coupe de Heidegger. Alors
la métamorphose comme poème de l’interpénétration : « ailes de
lèvres » et « dans les baisers je parlais racontais explorais
imaginais confondais ». J’aime cette confusion : chaos métamorphique
du poème contre tous les ordres du sens et du discontinu et puis émeute et
soulèvement contre les régimes et les rhétoriques. Cette confusion est d’abord
une activité amoureuse qui plonge dans l’adresse, dans un langagement, la profération même murmurée, une retenue toute
volubile.
Alors, il
faut en venir aux vers et aux proses ou plutôt à ce qui, parce que
« proses en action », met les vers en projection et donc tout
simplement oblige à proférer, c’est-à-dire à ne jamais arrêter la
lecture-écriture, à ne jamais bloquer le mouvement de la parole, le rythme et
la relation, sur quelque stase qui empêcherait les voix fugitives, toutes les
revenances, de passer, et surtout la force vocale d’agréger cette pluralité. Ce
passage de voix qu’intensifie le poème est une métamorphose de tout parce que
c’est un rapport plus qu’un transport, une volubilité où la voix n’est plus de
l’ordre de l’identité mais de la relation qui ne cesse de (re)considérer, de
(re)lancer. La ritournelle Luca et le ressassement Celan, la répétition Péguy
et le ressouvenir Proust, le racontage Chaillou et le renversement Vargaftig,
l’éboulement Parant et le demain dessus demain dessous Meschonnic, le peu Emaz
et la reprise Sacré et d’autres d’autres qui cherchent la voix du dire-relation
(je n’oublie pas ma genèse féminine : Desbordes-Valmore, Dickinson,
Tsvetaieva, Bachman, Rosselli et parmi d’autres contemporaines, Ariane
Dreyfus) : le poème-métamorphose : elle en île dans un jeté de je-tu
– voilà une formule qui continue le titre. Aucune indication générique ne vient
perturber le titre, lequel défait tout genre, toute assignation
culturelle ; toutefois, dans la notule de remerciements à la fin du livre,
je parle de « roman de rimes », ce qui effectivement a orienté la
tenue récitative du livre parce que la transformation y est au moins double, je
l’espère. D’abord, les vers – qu’on ne peut penser isolément mais toujours dans
leurs passages (enjambements et rejets, hémistiches et groupes accentuels –
l’absence de ponctuation noire sauf quelques virgules que je laisse apercevoir
pour leur valeur-battement souvent sur des « phrases » très longues,
du moins aussi longues que le passage-poème car c’est le livre, le poème) y
cherchent une force récitative, qui poursuit d’ailleurs ce que je pourrais
appeler mes nocturnes – ces romans de nuit qui cherchent l’aube ou la nuit dans
le jour (A jour avec les lavis de Ben
Ami Koller a inauguré cette série que Claire
la nuit a porté à l’incandescence juste après Ton nom dans mon oui) et non les lendemains (qui chantent alors
qu’ils trompent : mon écriture vient d’un retournement de l’élan politique
en 1975-76 accouplé à un engagement amoureux qui l’accompagnait et a dû
réassocier une politique à une érotique), c’est-à-dire le présent d’une écoute
quand « l’obscur travaille » : « tes clartés » dans
« mes obscurités ». Ensuite, le romanesque (ou plutôt le récit auquel
on a l’habitude de le réduire) est défait pour que s’entendent d’abord les
rimes, leur roman ou le récitatif d’une course éperdue qu’aucune intrigue,
qu’aucun scénario et encore moins qu’aucune métrique narrative ne peut
tenir : le poème est hors mainmise, toujours la main donnée que j’évoque
p. 159 et qui donnerait ce titre en partie dans les rimes de ce livre, ta main nue – la virgule… Jeux de mains
(comptines) : poèmes-métamorphoses… Oui, j’aimerais continuer la lignée
des Apulée et Kateb Yacine (son merveilleux Polygone
étoilé), tous les deux. D’Apulée, je garde l’âne, bien évidemment (sans
jamais oublier le beau film de Bresson…), mais aussi les onze livres des
métamorphoses même si celui-ci n’en compte à vrai dire que dix introduits (ou
plutôt relancés) par les citations en épigraphes : elles sont au nombre de
onze !!! il manquerait donc une métamorphose : c’est le
titre !!! et oui, il y a le burlesque qui m’est cher comme chez Apulée
(mais on comprendra que cette proximité est une de mes approximations…) et puis
s’il faut manger des roses, chiche !, « dans ta bouche ce
jour »… De Kateb Yacine, outre l’épopée d’une lyrique démultipliant les
subjectivations, j’aimerais continuer le mystère puissant de Nedjma,
« cette fleur solitaire, lointaine, irrespirable, rose noire échappée à
toutes les tutelles, cette sombre orpheline qu’on s’arrache toujours comme une
arme secrète et dont nul n’était sûr, jamais, d’être le maître… »,
l’association de la plus grande douceur et de la violence redoutable,
association impossible à prévoir ou à maîtriser… Dans l’écriture, j’aime œuvrer
sans cesse à la retenue d’une volubilité et à la volubilité d’une
retenue : une voix ensauvagée au cœur de gestes d’emmêlements pour
« ce qui vient vers » (p. 169). Toi ou quoi autre ?
« reprise,
de poète / à vie de vie / à poète / de l'une à l'un / de l'autre à / ta
reprise » (p. 19)
Yann
Miralles : Quelle fonction possède, dans ce livre, la citation
? Il y est souvent question d'auteurs aimés (la dernière page ferait comme un
récapitulatif de l'ensemble : « j'écris en confondant Ovide Rilke /
Tsvetaieva Pasternak Mandelstam », p. 172), mais également d'extraits de
textes plus ou moins connus, plus ou moins décelables, disséminés dans le corps
de ton texte. Surtout, il me semble que, dans ce vaste livre qui travaille la
notion de « continu » (il s'(in)achève d'ailleurs sur ces mots de
Claire Diterzi : « je vais là où ça commence », p. 173) – sans
intertitres, sans « chapitres », sans ponctuation forte –, les
citations qu'on retrouve une dizaine de fois en hauts de pages sont comme des
titres de sections, à la fois pauses et orientations nouvelles pour le poème
qui continue...
Serge Martin : J’ai déjà évoqué dans la réponse
précédente une liste de noms – mais combien d’autres, oui, il faudrait réciter
comme on récite les lectures qui continuent : c’est cela le
poème-métamorphose aussi, la lecture continuée dans une écriture qui anonymise
le plus personnel – c’est la force des œuvres que de pouvoir devenir l’œuvre de
tous, enfants et savants, ignorants et lettrés (voir Le Maître ignorant de Rancière, son meilleur livre !) – et
donne nom à tout ce qui pourrait s’impersonnaliser (j’attache une grande
importance à la reprise de voix des sans-voix et, dans un genre qui trop
souvent durcit les frontières avec l’éternel sommation d’une définition voire
d’une essentialisation de la poésie, à défaire celles-ci non pour recycler dans
le genre des ready-made mais pour trouver le poème de toutes les voix, des voix
qui passent, des passages de voix ; bref, pour écouter !), sans compter
ce rêve de tout poème d’une (r)assemblée de « combien de
noms » : « et dans ce monde / nous nous reconnaissons »,
écrit Henri Meschonnic à la fin du livre avec ce titre. Mais oui, la reprise de
voix, et non l’intertextualité, cette notion creuse quand l’écho des voix
demande des (re)commencements, des (re)connaissances – au sens biblique et donc
amoureux. C’est pourquoi, il y a certainement des noms qui sont des œuvres,
c’est-à-dire des forces à l’œuvre dans et par les reprises, mais aussi des
œuvres qui ont perdu leur nom ou n’ont pas encore de nom – je veux dire que je
n’attache pas d’importance aux hiérarchies littéraires et encore moins à la
délimitation d’un champ même poétique (je vais beaucoup au cinéma et cela revient
très fort dans ce livre et toujours sans savoir), car ce qui compte ce
sont des paroles vives, des appels, des échos, des résonances et alors le poème
fait la résonance générale des voix qui viennent dans une voix ou plutôt qui
engagent l’écoute d’une voix inconnue – celle qu’on ne se connaît pas autrement
qu’à se perdre de reprise en reprise. Pas de poème sans ce racontage :
voix continuées, passages de voix, voix possibles. S’aperçoivent peut-être les
rapports forts de l’amour et du politique, du faire société contre tout ce qui
défait les voix : réduction de la voix à l’individu, du lyrisme au moi, de
l’épique à l’héroïsme ; agglutination des voix dans une majorité (vs. minorité) ou dans un collectivisme
sans collectif, dans une communautarisme sans communauté, dans une République sans
citoyen, dans une école sans élève – ce mot qui perd vite sa force
d’émancipation critique, d’égalité sans égalitarisme… On aperçoit avec ces
quelques pistes tout le travail ou plutôt le combat et encore l’emportement que
portent les citations qui refusent toute autorité (œuvrer à dés-auratiser)
autant qu’elles refusent toute table rase qui pose souvent un auteuritarisme (qui ré-auratise ou re-purifie) !
Contre cette auteurité avec ses
historicités réactionnaires ou avant-gardistes, ne jamais cesser d’essayer
d’écouter les voix qui nous portent, les voix qui nous aiment, les voix qui
nous mettent en relation.
« tout se voit dans l'écoute en
voix » (p. 43)
Yann
Miralles : Un passage du livre (p. 43) parle des
« lectures publiques [...] entre performances et / sermons entre
vociférations et lectures blanches », et tu développes, dans ton travail
de recherche, une réflexion sur « l'oralité », c'est-à-dire le refus,
à la suite d'Henri Meschonnic, de séparer l'écrit et l'oral. Par ailleurs, tu
as nommé « récital » une récente rencontre autour de Tu pars, je
vacille – et qui t'a entendu lire sait toute la valeur que tu accordes à
cette activité. Là encore, pourrais-tu en dire plus quant à ce qui peut
apparaître comme une remise en cause de nos schémas de pensée (par ex. la
poésie écrite, « silencieuse » vs. la poésie orale) ?
Serge Martin : Ta question recouvre bien des discussions
qui agitent le milieu poétique depuis déjà de nombreuses années, mais également
l’enseignement ou encore la recherche littéraire voire théâtrale et artistique.
Je commencerais bien, là encore, par quelques dissociations, lesquelles ont été
sans cesse réactivées par bon nombre de poètes voire chercheurs mais également
sans cesse déposées voire effacées par d’autres : conflit multiséculaire
entre des traditions qui ne peuvent s’entendre… Il s’agit donc de déconfondre
l’oral (oralisation, parlé) et l’oralité (mouvement de la parole : tout
discours parlé ou écrit mais aussi filmé, dansé, joué…) en tenant compte des
dualismes qui s’ensuivent : anthropologique (vif/mort), politique
(majorité/minorité) et éthique (expérience esthétique/ordinaire) sans parler
des confusions courantes des blancs et des silences, de la ponctuation et des
signes de ponctuation, de la métrique et des vers, de l’absence de rythme et
des proses… D’une part, il s’agit de penser le continu des activités humaines
et d’autre part d’augmenter l’attention vers la force dans le langage :
j’appelle ce parti pris qui engage l’écoute, une relation de relation. Si, dès
que langage, et donc la considération des historicités qui ne cessent de
s’engrener, tout se tient, des gestes aux paroles, des petites aux grandes
unités, alors il n’y a que des ré-énonciations (énonciations continuées) – ou
des dés-énonciations quand la relation est défaite ou, ce qui revient au même,
l’œuvre est achevée (morte !), c’est-à-dire quand le discontinu l’emporte
sur le continu. Walter Benjamin dans son Raconteur
écrit dans une parenthèse : « (Car même celui qui lit un poème est
enclin à lui prêter sa voix pour un auditeur éventuel) ». Cette incidente
signale que tout poème (au-delà certainement du genre) demande de « prêter
voix » non seulement pour oraliser mais pour « passer » le
poème : « recherche de l’interlocuteur providentiel » chez Mandelstam. Cette incidente venait comme
prolonger cette remarque qui lui donne sa tonalité fondamentale :
« Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du raconteur ;
même celui qui la lit partage cette compagnie » où Benjamin n’oppose pas
deux activités, du moins en pose le continu d’écoute et donc de vocalité, de trans-subjectivité
comme passage d’expérience, de voix, d’écoute… et donc relation. J’ai écrit, il
y a plus de dix ans, dans un numéro de revue didactique un article au titre
quelque peu provocateur mais il se situait très précisément dans le
prolongement de ces réflexions de Benjamin ou de Mandelstam : « quand
les poètes lisent, qu’est-ce qu’ils écoutent ? » (http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2005-3-page-103.htm). J’y évoque un très fort texte de
Tsvetiaieva dans lequel elle rend compte de son expérience qu’elle résume par
sa tentative de « chambre du rêve ». Avec cette notion, c’est bien
évidemment toutes les catégorisations habituelles qu’il nous faut contester :
celles en particulier de production/réception (avec la dichotomie
lecture/écriture), celles qui découlent de la conceptualisation par la
réception (souvent prise dans le consumérisme) comme la notion de public, de
spectateur (je comprends tout à fait que Claude Régy refuse cette
dernière !) pour aller vers des inventions de lectures comme écritures
continuées, comme écoutes ininterrompues, comme relation nouvelle. Bref, il
faut aller vite vers ce qu’un Maeterlinck proposait il y a plus d’un siècle et
qui n’est pas sans résonance avec ce mot de Tzara : « je pense à la
chaleur que tisse la parole / autour de son noyau le rêve qu’on appelle
nous ». Donc Maeterlinck dans les Confessions
d’un poète : « Il y a dans notre âme une mer intérieure, une effrayante et véritable mare
tenebrarum où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de
l’inexprimable, et ce que nous parvenons à émettre en allume parfois quelque
reflet d’étoile dans l’ébullition des vagues sombres. Je me sens avant
tout attiré par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains
lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes
enfermés. Je voudrais étudier tout ce qui est informulé dans une existence, tout
ce qui n’a pas d’expression dans la mort ou dans la vie, tout ce qui cherche
une voix dans un cœur. »
Je passe sur toutes les
suggestions que portent ces réflexions – et, en particulier, sur celle d’un
inconscient du vivre-écrire-lire qu’on ne peut réduire à l’inconscient
freudien : oui, « tout se voit dans l’écoute en voix » ! –
pour ne garder que la notion d’étude (« je voudrais étudier ») parce
que c’est au fond l’orientation décisive qui motive aussi bien mon travail
d’écriture, dans tous les domaines en tentant toujours de défaire leurs frontières,
que mes échanges (cours ou lectures, ateliers ou conférences) ; et tous
ces moments, toutes ces expériences au sens de Dewey, qui essaient de faire la
même étude prolongée, relancée, toujours (re)commençante : « étudier tout
ce qui cherche une voix » ! Voilà, je cherche une voix : une
relation pleine de voix…
NB: les tableaux sont de Vincent Bioulès et ont été exposés à Caen, Musée des beaux-arts (photographies de SM)