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dimanche 19 février 2017

Le besoin d'aller courir ailleurs : Frédérique Cosnier, premier roman !

Frédérique Cosnier, Suzanne et l’influence, roman, La Clé à molette, 2016. `




Frédéric Strauss écrivait que le film de John Cassavetes, A Woman Under the Influence, « est un film à cœur ouvert » (Les Cahiers du cinéma, n° 455-456, mai 1992, p. 18-19). Dans ce premier roman, Frédérique Cosnier, qu’on connaît aussi pour ses poèmes (voir Résonance générale n° 8) et ses performances, écrit comme Cassavetes filme : en épousant la folie de son héroïne, cette femme « borderline » (p. 19) – comme on dit peut-être trop vite, à moins de comprendre que les « dérapages », puisque la société et ses institutions de contrôle les qualifient ainsi pour les soigner ou les réprimer, en disent bien plus sur la violence sociale quotidienne et quasi invisible sauf par ceux qui deviennent « ingérables » (p. 49) ! Cette écriture est cinématographique avec plans séquences et surtout plein corps, comme on aime Gena Rowlands-Mabel dont la liberté intenable est vraiment filmée par Cassavetes car, oui !, « Peut-être qu’il y a des corps dans les livres mais alors pas souvent » (p. 97) ! Aussi l’héroïne que l’écriture de Frédérique Cosnier suit à fleur de corps, avoue-t-elle que les livres ne l’ont pas sauvée, peut-être consolée, mais « la musique est arrivée d’un coup et elle a tout happé. Je ne connais pas de force plus puissante. A part l’alcool. » (p. 98). Ce roman fait tout comme : ce sont au fil d’une course de vitesse des morceaux de transe. Et ça commence aussitôt entre un lancer de concombre que Suzanne a oublié de bipper à la caisse de « Gééaaantkâââzinôôô » (p. 14) et un meurtre à la clé à molette à un feu rouge (p. 24-26) jusqu’à une scène époustouflante (p. 75-77) dans un café où un macho est baptisé avec un signe de croix à la bouteille de bière cassée sur la bouche...
Alors tout va lentement mais sûrement, et tout dérape dans une logique du racontage qui épouse au plus près des airs de chanson comme In a manner of speaking, comme dit l’héroïne, regardant sa compagne pédaler sur son vélo d’appartement en plein air au bord de la rivière avec rien d’autre sur le corps qu’un « Passionata pigeonnant couleur lavande de dentelle » : « une vraie scène de bonheur totale comme dans ces livres que j’avais lus ». Cette manière de dire, c’est « sa chanson préférée, car les scènes qui ressemblent à celles des vieux livres se retrouvent aussi dans des airs très récents » (p. 65). Je dirais que la vitesse de cette écriture vient de ces télescopages mais d’abord de cet amour, même sur sa fin, et toujours comme les yeux fermés, de Suzanne pour Mable (tiens ! c’est presque le nom de Gena Rowlands chez Cassavetes ! de ma belle à presque aimable ?) à qui elle demande : « Est-ce que tu crois que les révolutions vont s’étendre ? » (ibid.).
Mais, j’allais oublier de dire que le prénom de l’héroïne n’est pas sans évoquer tout du long la chanson de Leonard Cohen qu’on connaît certainement peut-être plus avec la reprise de Graeme Allwright, la demi-folle avec qui on voudrait passer une nuit entière et voyager… Oui, ce roman fait Suzanne en la transformant de « star » en « artiste » (p. 114) puisque l’écriture nous emporte dans sa voix – ce qui est bien autre chose que de nous faire assister à son spectacle ! Ceci dit, c’est l’impossible qui est maintenu tout du long et pour chaque morceau… Ce roman est donc bel et bien comme le premier disque de Cohen jusqu’à écrire dans un bel accord : « nous ne trouverons jamais les mots pour bien décrire notre chagrin » (p. 121). Frédérique Cosnier en a trouvé le phrasé : « Tu as vu le tableau. Des fois, on sent si bien l’odeur du carnage que c’est comme si on était déjà au beau milieu et c’est à peine s’il y a une différence entre ce qu’on imagine et la réalité. De toute façon, le carnage, tout le monde l’a vécu à l’origine. Il n’y a rien de plus originel que ça dans nos vies. Et il faut bien courir comme on peut après l’oubli. Simplement, certains courent plus ou moins dans le bon sens. » (p. 134). Je ne sais dans quel sens court Frédérique Cosnier mais elle court un peu comme Georges Bataille dans le bleu du ciel… avec certainement un zeste d’humour décapant en plus, ou plutôt, déroutant : « le besoin d’aller courir ailleurs » car « vous comprenez que vous n’êtes pas de ceux qui demeurent quelque part » (p. 158). Frédérique Cosnier ne va pas de sitôt arrêter de nous surprendre, étant donné le degré d'énergie et de justesse de cc premier roman.