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jeudi 20 janvier 2011

Ouvrages. Enjeux et réception


Je poursuis ici la publication des textes de présentation des documents à l'appui pour mon habilitation à diriger des travaux. Voici la seconde partie qui présente les ouvrages publiés.

Les ouvrages de recherche dépendent souvent d’aléas éditoriaux multiples. On sait que ces dernières années l’édition des sciences humaines et sociales serait en difficulté tant du point de vue de son lectorat qui va plus aisément aux ressources numériques qu’aux éditions papier que du point de vue de sa visibilité puisqu’à une période florissante, celle de la French theory[1], aurait succédé une période plus disparate et plus dispersée. En effet, si des noms émergent d’une édition qui n’a pas cessé de publier de plus en plus, il semble que l’éclectisme et donc une pluralité de configurations théoriques et disciplinaires ont remplacé l’homogénéité théorique d’une époque qui, autour des années soixante et soixante-dix, voyait se concentrer une production éditoriale à la fois plus resserrée épistémologiquement et surtout plus visible internationalement. C’est ce que l’ouvrage de Sophie Barluet[2] remet en perspective, par exemple quand elle aperçoit un pic éditorial dans les années 1986-1990 et non au tournant 1960-1970 comme on aime à le répéter, ou quand elle relève l’inflation des titres au cours de ces dernières années alors même qu’on réitère le diagnostic d’une fin de l’édition en sciences humaines et sociales au même titre qu’on proclame depuis déjà bien longtemps la fin de la littérature[3].

De mon point de vue, l’alarmisme dans le domaine éditorial a plus pour cause la transformation des pratiques lectorales estudiantines voire professorales. Toutefois, la bibliothèque de l’étudiant avant la massification des publics universitaires a-t-elle été aussi ouverte et pluraliste qu’on ne le pense[4] ? Faut-il préférer une époque où quelques grandes figures étendaient leur ombre jusque dans la moindre petite bibliothèque à celle où la multiplicité se confond avec la multitude mais où peut-être l’esprit critique peut plus librement exercer le travail qui toujours demande d’apprendre à lire dans l’aventure des historicités ? Si les livres dans ce secteur (sciences humaines et sociales dont le Droit) ne constituent que 4% des exemplaires vendus et 7% du chiffre d’affaires des maisons d’édition (sources : Syndicat National de l’Édition, échantillon 2008[5]), on sait que le travail d’un livre, de son écriture et de sa lecture ne se mesure que bien difficilement – les controverses au sein et en dehors de l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) mériteraient qu’on observe de près les dispositifs qui se construisent dans le domaine au demeurant limité de « l’évaluation » des travaux de recherche[6]. C’est aussi ce défi que doit tenir la publication d’une recherche : elle ne vise pas l’actualité mais l’inactualité, ce qui fait qu’une pensée comme point de vue inédit change le monde. Déclaration immodeste, pourrait-on me rétorquer, mais l’intempestivité est la condition d’une pensée libre et d’une activité efficiente pour rendre pertinente l’existence d’un livre. On peut objecter qu’un ouvrage en sciences humaines et sociales et plus précisément, pour ce qui me concerne ici, qu’un ouvrage touchant à la littérature doit venir s’inscrire dans une tradition critique, du moins dans une configuration épistémologique. Je pense que l’inactualité[7] d’une pensée avec celle de son écriture et l’inscription disciplinaire ou éditoriale d’une recherche ne sont pas incompatibles : c’est même la visée, me semble-t-il, d’un ouvrage qui modestement mais fermement vient non seulement ajouter sa pierre à une bibliothèque mais aussi modifier la perspective générale si ce n’est locale avec les questions qu’il pose ou les problèmes qu’il ouvre. Peut-être faudrait-il considérer un ouvrage ayant affaire à la littérature, et tous les autres, à l’aune de ce défi que T.S. Eliot posait à l’intention des seuls poètes mais qu’on peut aisément entendre pour n’importe quel essayiste se risquant à la critique de la littérature :

La tradition est une affaire de bien plus grande importance [que la répétition]. Elle ne saurait être héritée, et si on la veut on doit l’obtenir par un plus grand travail. Elle implique, d’abord, le sens historique, que nous pouvons dire presque indispensable à quiconque veut rester poète après vingt-cinq ans ; et le sens historique implique une perception non seulement du passé du passé, mais de sa présence ; le sens historique oblige un homme à écrire non seulement avec sa propre génération dans le corps, mais avec le sentiment que l’ensemble de la littérature européenne depuis Homère, et à l’intérieur de celle-ci, l’ensemble de la littérature de son propre pays, possède une existence simultanée et compose un ordre simultané[8].

À la différence de la publication d’articles dans des revues ou de contributions à des ouvrages collectifs (issus ou pas d’une rencontre comme un colloque ou une journée d’étude), publier un ouvrage c’est certainement viser un tel « sens historique » nécessaire, selon Eliot, à la continuité de l’œuvre avec tout ce qui l’a précédé non seulement pour s’inscrire dans une généalogie mais surtout pour faire relation. Aussi, le contemporain qui semble définir mes corpus autant que mes préoccupations est à envisager dans le sens qu’Eliot lui donnerait s’il prolongeait sa réflexion sur la tradition : c’est peut-être dans la façon dont on considère les œuvres contemporaines qu’on engage ou pas la relation avec toutes les œuvres dont la contemporanéité n’est pas réduite à un problème de datation mais s’ouvre à un appel qui défie tous les historicismes.

Je mesure bien le défi redoutable qu’une telle orientation fait à tout chercheur et donc auteur d’ouvrages convoquant la relation critique aux œuvres littéraires : il ne s’agit pas de le relever pour le maîtriser mais seulement de le considérer comme une utopie au travail dès qu’un ouvrage s’annonce jusque dans ses indécisions, ses blancs et ses marges.

Dans cette seconde partie de ma « relation de voix », je rendrai compte de quelques expériences qui ont peu ou prou tenté de relever ce défi, du moins d’en répondre. De la publication de la thèse à l’extension de ses problèmes jusqu’à une conceptualisation qui semble dans ces derniers temps se resserrer, je me contente donc de relever quelques tracés pour une cartographie de cette utopie éditoriale dont je sais bien qu’elle réside le plus souvent dans les banlieues de la vie intellectuelle. Mais sait-on où est le centre de l’inactuel ?

Pour illustrer ce propos par trop allusif, je me contente de citer deux extraits d’un article de Bruno Latour consacré à l’architecte Rem Koolhaas[9] :

[…] Si l’on a longtemps parlé (bien à tort d’ailleurs) « du stupide 19e siècle », quel adjectif pourrait qualifier le 20e ? Peut-être que « l’abject 20e siècle » ne serait pas déplacé.
Maurizio Lazzarato à qui je demandais pourquoi diable nous nous mettions à lire, comme s’ils étaient frais d’hier, toute une bande de white dead men – Tarde, James, Whitehead, Dewey – pourtant enfouis plus profondément dans l’universel oubli que les autres penseurs du 20e siècle, m’avait répondu avec esprit qu’ils appartenaient tous à la « première globalisation » ; « après 1914 », affirmait-il en substance, « on est redevenu idiot ; on est retombé dans la dialectique ; le vieil Hegel est revenu en force et ce n’est qu’après 1989 qu’on s’est remis à penser ». Autrement dit, la seconde globalisation, par-delà cette longue descente aux enfers qui va d’août 14 à l’automne 89, renouerait avec l’intelligence de la première globalisation. C’est maintenant seulement qu’on découvrirait ce qui nous lie à tous ces grands auteurs qui furent enterrés vivants par les « dialecticiens ». […] Nous sommes passés des millions aux milliards. Or on ne peut plus se contenter de dire que les millions des centres-villes sont entourés par des banlieues de milliards d’irrationnels. Le modernisme, comme les centres piétonniers des villes historiques, c’est le village d’Astérix. Il serait temps que l’on pense enfin le 21e siècle avec d’autres ressources que celles de « l’abject 20e ».


2.1. Publier une thèse :

fils et spirales

Ma thèse soutenue en 2002 n’est pas à ce jour entièrement publiée[10]. Si deux parties sur trois, la première et la dernière, ont trouvé éditeurs, la deuxième partie est encore à ce jour en attente d’éditeur après des déboires successifs : deux éditeurs s’étaient successivement engagés à publier cette partie mais ont fait entre temps faillite (Comp’act puis Laurence Teper). Dois-je espérer une troisième expérience – au risque d’entraîner un éditeur vers la faillite ? Je ne désespère pas de publier un jour Rythmes amoureux. Corps, langage, poème dont le sommaire et la présentation suivent :

SOMMAIRE

CHAPITRE 1 - Introduction : l’amour par les poèmes 5

1. Du discontinu au continu : vers le récitatif amoureux du corps-langage 5

2. Sujet de la relation ou sujet-relation ? 12

3. Le poème-relation : passage du sujet amoureux 18

4. Penser l’inséparabilité du corps et du langage 25

5. Du discontinu au continu : vers un corps-langage de la relation amoureuse 29

CHAPITRE 2 - Énoncer : inscription ou subjectivation ? 33

1. Qui s’énonce ? Qui énonce ? Qu’énonce-t-on ? 33

2. Benveniste au plus près 36

3. L’anthropologie relationnelle : une ontologie ? 39

4. Un « je » comme « un cochon farci » (Eugène Savitzkaya) 42

5. La recherche du continu relationnel ou le poème de la personne 45

CHAPITRE 3 – Incorporer : corps-objet ou corps-sujet ? 51

1. Une physique amoureuse : des éléments à la relation 51

2. La fragmentation du discours entre signe et rythme 55

3. Un corps-sujet par la pluralité litanique 63

4. La physique du langage: image ou histoire d'un corps ? 70

5. Le continu du poème : un corps qui frôle 74

CHAPITRE 4 - Se rapprocher : figures ou phrasés ? 78

1. La poésie comme l’amour : un rapprochement ? 78

2. Le rapprochement dans les figures 81

3. Le rapprochement par le phrasé 86

4. Le rapprochement comme l’histoire d’une voix 91

5. Seul contre tous les lyrismes de l’époque 99

CHAPITRE 5 – Correspondre : messages ou mouvements ? 105

1. Correspondance ou/et relation ? 105

2. « Ton nom » signe le poème 109

3. Correspondre : la relation prise dans les messages 115

4. L’ombre du double 122

5. Plus par toi que pour toi 127

CHAPITRE 6 - Emmêler : la Lyre ou la voix ? 131

1. Écrire la voix ou l’écouter ? 131

2. La voix est-elle toujours lyrique ? 136

3. Sexe et langue du poème : manières de faire l’amour 138

4. Le rythme boiteux de l’amour 145

5. Penser la voix comme matière relation 148

CHAPITRE 7 – Conclusion : les poèmes par le sujet amoureux 151

1. Du nœud amoureux à la relation dans et par le langage 151

2. La prose : une fabrique du continu ? 155

3. La relation amoureuse dans et par le langage 160

4. Entre « on » et « autour » : la relation silencieuse 165

5. Toujours pour la première fois 172

Index nominum 177


La poésie est le plus fort système de liens.

Henri Meschonnic

Cet ouvrage vient à la suite de L’Amour en fragments (2004, Artois Presses Université, collection « Manières de critiquer ») et de Langage et relation (2005, L’Harmattan, collection « Anthropologie du monde occidental »). Ces deux ouvrages observaient les théories relationnelles. Ils constataient qu’il ne suffit pas de prendre en compte le langage et que les « tournants linguistiques » s’achèvent généralement hors langage. Le test majeur de ces « rebroussements » consistait à observer ce que les théories critiques relationnelles font de la relation dans les œuvres de langage. Il s’avère que le plus souvent la critique littéraire, la linguistique, la phénoménologie, l’esthétique et bien d’autres approches qui se disent attentives au langage, proposent une relation critique sans une critique de la relation dans et par le langage.

Aussi, il semble qu’en cherchant au plus près l’articulation d’une critique de la relation et d’une critique des œuvres qui font le plus la relation – en l’occurrence les poèmes dits d’amour –, il soit possible d’éviter de tels rebroussements. Ce qui demande de reconsidérer les meilleures théories relationnelles, du moins de ne pas perdre l’attention que toutes les théories relationnelles disent porter au langage. Le gain d’une telle approche critique serait double. Elle donnerait à l’ambition relationnelle des théories critiques soucieuses du langage, une perspective anthropologique qui confère au langage comme activité de subjectivation le rôle d’interprétant qui lui revient. Elle sortirait l’intérêt pour les œuvres de langage des catégories réductrices et séparatrices traditionnelles (œuvres vs. documents) pour les considérer comme les plus puissants opérateurs de transformation de formes de vie en formes de langage et de formes de langage en formes de vie. Avec un peu d’humour, on ne parlera donc plus de « poèmes d’amour » mais de poèmes qui font l’amour, plus qu’ils ne le disent puisqu’ils l’inventent.

Après avoir opéré la critique des pensées substantialistes qui entretiennent le dualisme (le même et l’autre, la présence et l’absence, l’ordinaire et la fête, etc.), cet ouvrage engage la réflexion critique dans les mouvements des rythmes relationnels subjectifs dans et par le langage. Des « signifiants relation » toujours spécifiques sont mis en mouvement par les poèmes-relations. Ils font toute la valeur d’un sujet relation qui passe dans et par du corps-langage. C’est à ce critère d’une physique voire d’une érotique qu’on peut non seulement mesurer l’intensité amoureuse et donc relationnelle, mais également, et c’est décisif, engager la définition et la valeur de ce qui est toujours en cours, toujours en relation puisque le langage et l’amour ne s’arrêtent jamais en chemin.

L’ouvrage prend appui sur un corpus importants de textes dits poétiques de ces trente dernières années. Connus et inconnus, majeurs et mineurs, poètes et œuvres permettent de mettre à jour des subjectivations toujours singulières (individuelles et/ou collectives ; culturelles et/ou personnelles) de ce qu’on a l’habitude de désigner comme de l’amour, c’est-à-dire de la relation au plus haut point. Alors peuvent être reconsidérées des dichotomies comme celles du lyrisme et du formalisme, de la poésie et de la chanson, de la vie et de la littérature aujourd’hui, au cœur des vies et des expériences c’est-à-dire au cœur du langage. Non seulement ce qui s’y dit mais surtout ce qui s’y fait. Parce que c’est ce dernier point de vue qui intéresse la poétique comme critique de l’individu et de la société par la critique du langage. L’enjeu est bien celui du défi que fait le sujet amoureux à une théorie du langage. Ce sujet amoureux qui ne cesse de faire la une des magazines, de jouer le premier rôle dans les romans et, dit-on, mais l’ouvrage le conteste fortement, de répondre absent dans les poèmes… On peut alors considérer que le défi du sujet amoureux c’est aussi le défi du sujet du langage : penser la relation dans et par le langage. En fin de compte, cet ouvrage aurait-il seulement contribué à une anthropologie radicalement historique du langage qu’il aurait par là-même indiqué la condition d’une pensée de la relation et donc de la relation amoureuse, de ses rythmes infinis.

Cet ouvrage comme les deux livres qui le précèdent ont été engagés avec l’aventure des poèmes, de Ta Résonance à Ma Retenue.

Avouons que l’édition et ses aléas m’ont toutefois permis de publier assez rapidement les deux tiers de ce qui constituait une enquête au long cours : plus de cinquante poètes et un grand nombre d’essayistes convoqués pour à la fois faire un état des lieux de la relation et du langage, de leur interaction dans les œuvres, et une mise en problème, c’est-à-dire l’élaboration d’un point de vue critique, de la relation critique sur et avec la théorie littéraire comme conceptualisation des faits littéraires en poésie contemporaine de langue française. Ce qui ne pouvait manquer de faire retour sur l’écriture essayiste et d’engager l’essai au moins dans deux orientations interactives : essai comme pratique théorique et essai comme écriture théorique. Une communication lors d’un séminaire de l’école doctorale m’a permis de faire le point presque aussitôt les premières démarches en vue de la publication de ma thèse engagées.

« Écrire une thèse pour penser la relation dans et par le langage » dans G. Saïd (éd.), Objectif : thèse, Université de Cergy-Pontoise, Centre de recherche « Texte/Histoire », Amiens, Encrage, 2005, p. 81-95.

Je la propose à la lecture avant de présenter les sommaires et les quatrièmes des deux ouvrages publiés auquel j’ajoute la préface au premier que m’a généreusement offerte mon directeur de thèse, Daniel Delas qui, me semble-t-il, fait apercevoir la double perspective « linéaire » et « foliaire » que l’édition, je l’espère, n’a pas fait perdre à ce travail sans bornes définitives, maintenant quelque peu dispersé, sachant bien qu’il s’agissait chaque fois d’amour… Ses chiens fous aiment à la fois errer devant, toujours sur les sentes du vent, et tourner en rond pour ne pas cesser d’agrandir le cercle d’une obsession qui ne cesse de les tarabuster : tenir le continu de la pensée et de l’écriture, ou pour le dire beaucoup mieux avec Dominique Rabaté évoquant l’œuvre de Blanchot – ce qui me permet de masquer mon immodestie tout en tentant de maintenir, une fois de plus, au plus haut niveau l’exigence d’une utopie à l’œuvre :

Lire, lier ? Chez Blanchot, la critique est toujours pensée d’un rapport, mise en rapport et inquiétude des rapports posés. […] L’écriture de Blanchot réussit cette union d’une parole métatextuelle avec une parole créatrice ; elle parvient à restituer le plus vif de ce qui nous touche en chaque œuvre, comme si la dynamique du texte lui infusait celle de la pensée qui la traverse[11].

Oui, c’est le souhait : qu’une pensée et une écriture traversent ensemble ces ouvrages sans que forcément leur auteur y soit pour beaucoup autrement qu’à répondre au mieux à leur appel.

2.1.1. Écrire une thèse pour penser la relation dans et par le langage

« Écrire une thèse pour penser la relation dans et par le langage » dans G. Saïd (éd.), Objectif : thèse, Université de Cergy-Pontoise, Centre de recherche « Texte/Histoire », Amiens, Encrage, 2005, p. 81-95.

2.1.2. L’Amour en fragments : poétique de la relation critique

L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, « Manières de critiquer », 2004, 390 p.

2.1.3. Langage et relation : poétique de l’amour

Langage et relation. Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan, « Anthropologie du monde occidental », 2006, 334 p.

2.2. Étendre un problème :

spécificités et spécialisations

Le problème de la relation dans et par le langage ne peut s’arrêter au champ de la poésie contemporaine : si déjà il convoquait dans la mesure du possible au cours de l’enquête conduite pour la thèse certaines études caractéristiques des sciences humaines et sociales de ces quarante dernières années, il sous-entendait l’ensemble des arts du langage mais également l’ensemble des arts de la transmission. À leur intersection, ce que l’édition appelle la littérature de jeunesse ne pouvait que demander à un tel problème de s’étendre à ses spécificités. S’est-il agi alors d’une spécialisation ? Oui, si l’on veut donner ainsi à ce secteur des études littéraires tout le sérieux et l’engagement qu’il réclame à l’égal des autres spécialisations. Non, si l’on veut alors réduire au cloisonnement l’extension du problème. C’est pourquoi, je tiens ici à tenir ensemble le travail des spécificités dans les deux domaines de la jeunesse et de la poésie.

Les auteurs de littérature de jeunesse se plaignent souvent du peu de « couverture » de leurs publications. Il est vrai que les pages « livres » des grands quotidiens nationaux tout comme les revues de critique littéraire consacrent peu d’espaces à ce secteur de l’édition si l’on excepte, pour les premières, des temps forts qui arriment cette production à des fins sociales ritualisées (fêtes de fin d’année préparées par le Salon du livre jeunesse dit « de Montreuil ») réitérant la conception du livre de jeunesse comme récompense ou cadeau mérités… Toutefois, quelques revues spécialisées principalement à destination des bibliothécaires voire des enseignants ont depuis déjà plusieurs décennies fait place à une critique qu’il est nécessaire d’interroger pour apercevoir l’axiologie de cette critique tant dans ses conflits sous-jacents que dans ses silences, dans ses conformations que dans ses exceptions. Il faut ajouter à ce secteur « critique » le développement récent mais assuré d’une critique universitaire que des publications maintenant nombreuses assurent d’une réelle visibilité quoique encore assez limitée académiquement – après Paul Hazard (membre du Collège de France)[12], il faut citer Marc Soriano (professeur à Paris VII)[13] puis plus récemment les travaux d’Isabelle Nières-Chevrel (professeur à Rennes II)[14] et de Jean Perrot (professeur à Paris-XIII-Villetaneuse)[15], entre autres. Je ne voudrais pas oublier Francis Marcoin (professeur à l’Université d’Artois, responsable de l’axe « Littérature et culture de l’enfance » du centre de recherche « Textes et cultures » qu’il a dirigé) qui anime depuis ses débuts en 1997 Les Cahiers Robinson vient d’ouvrir le Centre Robinson qui avec l’aide d’une équipe de chercheurs augmentera son fonds en littérature de jeunesse issu d’un important dépôt du CRILJ (Centre de recherche et d’information sur la littérature et la jeunesse), cette association co-fondée par Raoul Dubois (1922-2004).

La question que j’ai depuis toujours tenté de poser a été la suivante : en quoi la littérature de jeunesse a-t-elle modifié ou au contraire pérennisé voire caricaturé les attitudes critiques que développe la critique habituelle s’agissant de littérature ? En effet, une telle question permettrait de montrer comment la critique de la littérature de jeunesse fait le test des instrumentalismes qui le plus souvent étayent le discours critique, qu’ils prennent la forme de la simple notice ou de l’ouvrage érudit voire même le point de vue original et nouveau. Les discours critiques en question permettent même d’observer assez finement ce qui fait société puisque les productions littéraires prises en compte visent exemplairement à modéliser si ce n’est à encadrer des formes de vie par des formes de langage et des formes de langage par des formes de vie : les habituelles séparations entre contenus et formes, visées idéologiques et esthétiques, fonctions instructives et ludiques ne résistent pas aux fonctionnements et dispositifs qui toujours esthétisent en instrumentalisant et instrumentalisent d’autant plus qu’elles esthétisent. C’est également à ce point précis où les interactions les plus fortes défont les habitudes les mieux installées sans forcément prendre l’allure de la contestation ou de l’excès, que les œuvres font vraiment œuvre et deviennent ce qu’on peut appeler des classiques de l’enfance et de la jeunesse, des forces subjectivantes et surtout transsubjectives.

2.2.1. Quelle littérature pour la jeunesse ?

L’ouvrage de synthèse que j’ai rédigé avec Marie-Claire Martin offre un rapide parcours historique de la critique depuis la parution de Max et les Maximonstres de Maurice Sendak en France (1967) en prenant quelques exemples saillants dans la production de ces cinquante dernières années. Il montre que les œuvres même destinées à un public jeune ne sont pas immédiatement solubles dans un thématisme idéologique ou dans un esthétisme qu’il soit conventionnel ou dérangeant. Plus spécifiquement, il envisage le conflit que les œuvres ouvrent avec le culturel et singulièrement avec les instrumentalismes culturels inévitablement puissants dès qu’il s’agit d’enfance et de jeunesse. Ce conflit dont il faut observer chaque fois la spécificité a pour enjeu le simple fait que « le langage sert à vivre[16] » et que la relation qu’il engage sert à faire société, à s’inventer, à inventer sa vie et la vie avec les autres. De ce point de vue, la critique avec la littérature « de jeunesse » constitue un point d’observation de ce que fait la littérature à la vie et à la pensée de la vie puisque l’enfance et la jeunesse constituent par définition les forces de vie les plus vives…

Dans ce domaine plus particulièrement, l’enjeu est la tenue d’une poétique des œuvres avec une politique des œuvres étant entendu que l’interaction la plus forte issue des œuvres, et non d’une maîtrise extérieure aux œuvres comme invention d’inconnu, peut seule ouvrir à une éthique du dire. Ce dire est un passage de voix dans et par l’écoute d’une pluralité active. Il montre jusque dans la critique si la force fabuleuse de l’enfance et de la jeunesse, dans et par les œuvres, est transformatrice et de la littérature et de la critique, des conceptions qu’on en a comme des usages qu’on en fait. Ce dire qui est un écrire construit alors une poétique, une politique et une éthique de la relation.

Quelle littérature pour la jeunesse ? dont on trouvera ci-après la couverture, la quatrième et le sommaire des 50 questions propres à la collection dirigée par Belinda Cannone, me permet de livrer ici un passage décisif du livre concernant la théorie de la voix dans et par l’écriture en en montrant le continu avec une politique de l’enfance, plus précisément s’agissant du chapitre 17, de l’adolescence, et au-delà, avec le chapitre 30, avec une politique de la démocratie quand les voix dans la relation transmissive inventent leur égalité. Mais c’est en mêlant Raymond Queneau, Pascal Quignard et les réflexions de Walter Benjamin, que le chapitre 37 permet de montrer la thèse centrale de l’ouvrage : la fable comme relation de voix où la vérité est toujours celle de l’énonciation plus que celle de l’énoncé. On ne pouvait pas ne pas évoquer le continuum des chapitres 48-49-50 qui ferment le livre pour montrer comment ce livre n’a cessé de rêver la force de « l’incision d’un mot » (Péguy) comme mode de conceptualisation dans une configuration qu’on aurait pu croire réservée à l’acculturation ou à l’initiation alors qu’elle demande toujours les commencements : en pensée comme en écriture. Que ce mot soit monstrueux pour trouver la relation entre un « Déjà-plus » et un « Toujours-encore » (Paul Celan), anesthésiant pour des « sommeils incomparables » (Geneviève Brisac) ou, encore tout simplement, (re)commençant…

Et cela commence par la couverture qui reproduit une illustration d’Arthur Rackham (1867-1939) de la scène du chapitre sept d’Alice au pays des merveilles. On se souvient qu’Alice y déclare[17] :

« Je dis ce que je pense […] ; ou du moins…, du moins je pense ce que je dis… et c’est la même chose, n’est-il pas vrai ? »

« Pas du tout la même chose ! protesta le Chapelier. Tant que vous y êtes, vous pourriez bien dire que "Je vois ce que je mange", c’est la même chose que "Je mange ce que je vois " ! »

Les renversements carrolliens semblent mettre la théorie du langage à la portée des enfants quand d’habitude on la réserve à la classe de philosophie qui a tendance à l’éviter pour lui préférer la philosophie du langage.

Marie-Claire Martin, Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Klincksieck, « 50 questions », janvier 2009, 201 p.

2.2.2. Enseigner la littérature de jeunesse

Ce dire qui est un écrire s’est risqué multiplement mais significativement à ce jour dans deux ouvrages, l’un personnel si l’on considère que le couple fait « personne », je viens d’en présenter quelques aspects décisifs à mon sens, et l’autre collectif avec la reprise d’un certain nombre d’articles publiés dans la revue Le Français aujourd’hui et dont je propose ici l’introduction rédigée à quatre mains, ainsi que celle de la dernière partie rédigée d’une main[18].

Pierre Bruno, Max Butlen, Jacques David, Serge Martin, coord.), Enseigner la littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, « Le Français aujourd’hui », 2008 [outre la coordination et la corédaction de la présentation, cet ouvrage comprend les contributions suivantes : « Des propositions pour l’école en plein dans le mythe », p. 53-63 ; « Le point de vue dans les albums en maternelle », p. 77-84 ; « Les mille et un cercles du groupement de textes », p. 97-102 ; « Tomi Ungerer et les plaisirs dela fable », p. 159-165 ; « Claude Ponti, de la répétition au rythme », p. 167-177 ; Y a-t-il une poésie pour la jeunesse, », p. 211-218].

Un tel ouvrage a ses contraintes auxquelles on ne pouvait déroger : son titre certes vendeur ne montre pas les problèmes soulevés par certains articles voire les débats sous-jacents aux prises de position parfois contradictoires d’un article à l’autre sans compter le fait que les articles repris dans cet ensemble couvre une période relativement longue et que l’effet homogénéisant des regroupements thématiques lisse les différenciations que les moments n’ont pas manqué de créer dans la critique comme dans la didactique de cette littérature. Je dois également avouer que le choix de mes propres articles n’a pas été totalement de mon fait… Reste qu’un tel collectif constitue un témoignage de ce que les reprises peuvent opérer tant pour redonner à un problème son épaisseur historique même sur la période récente que pour montrer des liens et des différends que la publication en revue plus étale et plus disparate ne permet pas d’apercevoir. L’introduction tente d’accorder les éditeurs tout en laissant paraître les tensions toujours à l’œuvre : les rapports de l’enseignement à la littérature restent des lieux de conflit parce que l’enjeu y est considérable contrairement à tous les attendus. Le champ restreint que constitue la littérature de jeunesse ne fait que relancer cet enjeu et maintenir ces tensions à vif.

2.2.3. La poésie à plusieurs voix

Littérature pour la jeunesse et poésie n’ont, semble-t-il, pas grand chose à voir ensemble à moins qu’on les associe comme on a longtemps associé les femmes, les fous et les enfants… Les suspensions indiqueraient une suite à compléter : homosexuels, prisonniers, etc. ; ce que Michel Foucault pointait comme des « silences » dans les discours des pouvoirs. Sans préciser plus avant ce que de tels amalgames peuvent opérer, je retiendrai seulement le fait que ces deux domaines de la littérature restent, quoiqu’on en dise, des domaines marginaux même si l’essentialisation de la poésie en effectue un éternel retour au centre. Toutefois, ce qui caractérise souvent les manifestations philosophiques ou littéraires de celle-ci c’est soit une mythographie outrancière s’agissant des vies et des œuvres, soit une absence rédhibitoire de l’examen concret des vies et des œuvres. C’est bien pourquoi, je souhaite associer les ouvrages précédemment évoqués dans le domaine de la littérature de jeunesse à cet ensemble qui reprend mes chroniques de poésie réalisées pour la revue Le Français aujourd’hui. Non seulement parce que la rédaction de ces chroniques m’a fait abandonner le travail de chroniqueur que j’avais commencé en littérature de jeunesse à la demande de Jean Perrot – depuis lors, la chronique s’est scindée en une chronique de « culture jeunesse » et une de « littérature de jeunesse » tenue un temps par Éric et Mathilde Barjolle –, mais également parce que la chronique de poésie dont j’ai assuré la rédaction jusqu’à aujourd’hui se poursuivra avec d’autres chroniqueurs plus jeunes, plus sensibles aux aléas des rencontres qui demandent toujours des déplacements parfois fatigants mais toujours enrichissants.

Le sommaire de l’ouvrage montre que le bonheur des rencontres n’a pas répondu à un éclectisme de bon aloi, pas plus qu’il ne s’est soumis aux goûts de l’époque, à telle ou telle tendance si ce n’est école, secte voire clan ! Ce bonheur des rencontres, c’est celui d’une enquête en relation à la fois à l’écoute de ce qui appelle et à l’écoute de ce qui surprend. On y retrouvera donc cette fable de la voix que la littérature pour la jeunesse a pu peut-être m’obliger à conceptualiser quelque peu : ici, du côté d’une pluralité qui met le poème dans la rencontre avec tout ce que celle-ci ouvre de conjectures plus que de possibles, de suggestions d’un à venir de la rencontre plus que de calculs d’un dialogue maîtrisé. Le sommaire comme l’introduction explicitent cette orientation à mon corps défendant autant qu’à celui de chacun des poètes qui m’ont accompagné puisque aucun ne savait lors de nos rencontres qui allait l’accompagner dans cette aventure pas plus que je ne savais lors de chaque rencontre celle qui allait suivre. Cet ouvrage, plus qu’une anthologie qui établirait une maîtrise sur un corpus et une époque ou un champ, est une relation qui invente des résonances dont la seule valeur est le travail de leurs historicités jusque dans les lectures toujours à venir d’œuvres qui dorénavant ne peuvent être qu’en cours de lecture comme écriture continuée. Une relation qui ouvre alors à l’utopie d’une communauté inassignable à quelque définition ou tentative d’assignation autre que la vie du langage dans et par les lectures et les écritures comme rencontres.

La Poésie à plusieurs voix. Rencontres avec trente poètes d’aujourd’hui, préface de Jean-Pierre Siméon, Paris, Armand Colin, « Le Français aujourd’hui », 2010, 264 p.


2.3. Resserrer une conceptualisation :

fonds et vies

Les ouvrages sont toujours des aventures singulières mais jamais des expériences solitaires. Leur singularité est la condition de leur valeur tant du point de vue de l’écriture que de la lecture, du point de vue éditorial que disciplinaire. Un ouvrage se doit d’inventer un rapport qui reconfigure d’autres rapports : la connaissance comme la reconnaissance s’y trouvent alors engagées pour des relations qu’on ne peut que souhaiter infinies. Un livre, en ce sens, n’est jamais achevé. Déjà, on peut comprendre que la singularité du livre n’est jamais synonyme de solitude : l’inachèvement du livre comme expérience toujours en cours demande le renouvellement permanent des rencontres. Certes, des moments forts les orientent presque consubstantiellement : un titre avec ses consonances, une insertion éditoriale avec ses échos dans l’histoire d’une maison, une lecture avec ses reprises qui constituent souvent autant de réengagements du livre dans la vie qu’elle soit académique ou personnelle. Mais, faut-il ajouter que de telles caractéristiques apparaissent évidentes au risque d’être naturalisées lorsque le livre résulte d’une aventure collective. Il ne s’agit pas de louer pour elle-même l’édition de collectifs qu’ils soient issus de travaux antérieurs confrontés lors d’une rencontre ou d’un projet éditorial construit autour d’une orientation commune. Il s’agit simplement d’apercevoir dans le mouvement de telles expériences ce qui montre peut-être plus facilement que sous la seule signature de l’auteur solitaire, le travail des forces multiples qui concourent à un ouvrage singulier.

J’ai choisi dans ce troisième moment de la présentation des ouvrages que j’ai publiés de mettre en valeur trois expériences qui témoignent de ce qui va certainement orienter mes travaux de recherche à venir non seulement parce qu’ils se rapprochent insensiblement d’une problématique que je désignerais faute de mieux de biographique mais également parce qu’ils signifient l’importance de cette pluralité vocale que montrait La Poésie à plusieurs voix précédemment signalé, pour tout projet biographique. La rédaction d’un ouvrage collectif, en cela assez proche de celle d’une revue thématique, demande non seulement d’associer des écritures et des questions qui devront résonner entre elles sans que l’on sache avant que le livre (ou le numéro de revue) ne soit édité si l’association est effective, mais également de montrer que de telles résonances peuvent se poursuivre indépendamment peut-être du projet initial et parfois réalisé du livre. Qu’est-ce à dire ? Un collectif montre à volonté qu’il est un inachèvement ou pour le moins un lancement, un essai au sens fort du mot : non parce qu’il pourrait être parachevé mais parce qu’il ne cessera de constituer un levier critique en regard de ce qu’il a tenté de commencer ou plus souvent de continuer dans des historicités les plus variées. Cette pluralité inscrite à son principe est un travail ouvert où le pluriel ne demande pas forcément l’addition mais demande immanquablement de repenser les résonances et donc l’association. C’est d’ailleurs le travail, ou du moins l’utopie du travail, de direction de tels ouvrages.

Luc Boltanski, sur un tout autre sujet, distingue « deux registres métapragmatiques : celui de la confirmation et celui de la critique[19] ». Il faut reconnaître que les collectifs éditoriaux semblent souvent répondre à l’un ou à l’autre. Aussi le premier registre quand il est au principe d’un ouvrage collectif (ou individuel ?) remet-il en cause tout ce que je viens de suggérer puisque sa dimension sémantique (« qui est le domaine par excellence des institutions[20] ») l’emporterait sur son efficace pragmatique : ce qu’on constaterait vite quand tels mélanges en l’honneur de tel professeur émérite constituent certes un geste de reconnaissance méritée mais bien peu un acte de connaissance continuée ! Alors, j’aimerais paradoxalement commencer par un ouvrage qui relève de ce genre de collectif dont l’académisme semblerait ne pas faire place au registre critique. Ce qui peut être l’occasion de déplacer le dualisme de Boltanski que lui-même ne cesse de réinsérer dans des configurations relationnelles : « deux fonctions qui s’entre-définissent mutuellement et n’existent que l’une par l’autre[21] » précise-t-il, par exemple, à propos des deux registres déjà évoqués. Mais le raisonnement en revient toujours avec Boltanski aux principes d’une herméneutique qui ainsi situerait sa sociologie critique et sa critique de la sociologie dans les épreuves certes variées mais toujours affectées au dévoilement d’une vérité qu’elle soit d’ordre logique, cognitif ou existentiel. Aussi, organisant un de ces mélanges à l’occasion du départ à la retraite de mon directeur de thèse, ai-je tenté de construire un collectif qui n’aurait dévoilé rien dans ces ordres autrement qu’une recherche variée et chaque fois singulière d’un accompagnement de ces multiples barres obliques qui ont marqué la recherche poétique et éthique de Daniel Delas. J’ai pris pour modèle contemporain à la rédaction de ce collectif l’essai de Carlo Ginsburg qu’ouvre une très belle étude sur « l’estrangement » (de l’italien straniamento d’après le russe ostranienie, en empruntant au terme retenu par Antoine Vitez, comme le précise le traducteur Pierre-Antoine Fabre[22]) où l’auteur précise ceci : « L’estrangement me semble susceptible de constituer un antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre[23] ». Chercher les passages avec Daniel Delas a consisté pour moi à trouver dans la forme concrète du livre collectif ce qui apparaissait avec les lavis de Colette Deblé reprenant des représentations de la femme dans l’art africain. Le passage de l’œuvre dans sa reprise accompagnait analogiquement le passage de la pensée et des travaux d’un éminent professeur qui demandait de toujours essayer d’engager le secundum quid face au simpliciter[24], les passages face aux définitions, les relations face aux essences même dévoilées.

2.3.1. Daniel Delas

Chercher les passages avec Daniel Delas, Paris, L’Harmattan, « Sémantiques », 2003, 188 p.

2.3.2. Emile Benveniste

Le second ouvrage collectif que j’ai dirigé et que je souhaite ici convoquer me permet de poursuivre la réflexion sur « l’estrangement ». Cet ensemble est en grande partie issu d’une rencontre qui venait clore un séminaire que j’ai organisé avec l’aide d’Albert Dichy à l’I.M.E.C. au cours de l’année 2007-2008. Autant de séances que de rencontres autour de fonds pour tenter d’une part de lier enseignement et recherche, professeurs et formateurs du primaire et du secondaire et chercheurs autour des fonds de l’I.M.E.C. Cette dernière séance d’une journée venait montrer le lien fort et ses paradoxes toujours à vif entre une œuvre dont on découvre l’ampleur et surtout dont on mesure les réductions opérées fréquemment si ce n’est les instrumentalisations quand ce ne sont pas les ignorances, et l’enseignement qui n’est pas pour rien dans ces réductions même si les pairs voire les héritiers et au-delà bon nombre d’intellectuels et chercheurs ont peu ou prou participé à cette dogmatisation d’une pensée et d’une écriture intempestives. Car Benveniste défait bien des cadres interprétatifs de son œuvre depuis qu’on aperçoit ses manuscrits poétiques déposés à la BNF par les soins de Chloé Laplantine qui a participé à cette journée.

Mais il n’aurait pas fallu attendre un tel événement dont on n’a pas encore tous les fruits si l’on avait un tant soit peu lu ce que Henri Meschonnic écrivait au lendemain de la publication des Problèmes de linguistique générale[25]. Il l’écrivait presque sans en mesurer la portée à long terme, disons à quarante ans de distance : c’est à ce point qu’on peut dire que le travail d’un Benveniste est au propre comme au figuré un exemple type de ce qui met une recherche au régime de « l’estrangement », celle de Meschonnic entre autres. Ce petit ensemble n’avait donc pas pour but de faire disparaître « l’estrangement » de Benveniste pour enfin mieux le didactiser mais, bien au contraire, avec les collègues rassemblés il s’est agi de le relire pour que son « estrangement » soit actif dans nos recherches respectives.

Dernière remarque : cet ouvrage ouvrait une collection que j’ai lancée chez un petit éditeur courageux qui soutient parallèlement l’édition d’une revue mêlant poèmes et poétique, et qui a procédé à un second tirage après trois mois de vente. Ainsi se confirmait la conviction qu’un livre et même qu’une collection ne répondent pas seulement à une demande – aucune actualité de Benveniste ne la justifiait – mais puissent également inventer leur public, trouver des lecteurs attentifs à l’inactualité d’une pensée. Il faudra attendre les autres numéros de la collection pour confirmer qu’un tel espoir est jouable et donc louable aujourd’hui.

S. Martin (dir.), Émile Benveniste pour vivre langage, Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, « Résonance générale. Essais pour la poétique », 2009, 112 p.

2.3.3. Henri Meschonnic

Ce troisième ouvrage collectif résulte d’une journée d’étude que les événements ont rendue nécessaire à plus d’un titre : la mort de Henri Meschonnic survenue alors même que la rencontre était programmée et la nécessité d’ouvrir le fonds « Henri Meschonnic » à des entrées peu aperçues à ce jour. En effet, le rapport de cette œuvre à l’enseignement est pratiquement ignoré puisqu’en effet les didacticiens de la littérature n’y font pratiquement jamais référence. Cela peut certes se comprendre étant donné la situation de la didactique du français à la fois rejetée par les meilleurs esprits littéraires – certainement pour de bonnes raisons bien que la tradition, dans les études littéraires, limite le rapport de l’enseignement et de la recherche aux seuls concours de l’enseignement secondaire voire à la seule agrégation – et trop souvent corsetée par ses promoteurs dans un état acritique. Le résultat est assez déplorable produisant un éclectisme de bon aloi qui laisse trop souvent s’opérer une schizophrénie rampante et généralisée qui naturalise les plus vieilles antinomies : la recherche et le terrain, la littérature et la langue, la didactique et la critique de la littérature, le primaire et le secondaire, etc.

Même si l’on peut contester et surtout affiner un tel état des lieux, on ne peut que reconnaître à l’œuvre de Meschonnic le don de déranger les habitudes. Il s’est donc agi de faire entendre cette voix trop vite délaissée sans pour autant se contenter d’en répéter les « vérités » mais en essayant d’en poursuivre les questionnements et les dérangements ou plus certainement ce que nous avons déjà signalé dans ce qui sous-tend cette activité éditoriale de collectifs. C’est bien parce que « la théorie du langage » constitue comme un levier critique et dans l’œuvre de Meschonnic et dans l’enseignement du français qu’on se devait de tenter cet essai qui ne demande qu’à se poursuivre dans les travaux de chacun et dans l’ouverture souhaitable du fonds « Meschonnic » à des recherches toujours plus aventureuses dans des domaines invus voire inconnus. La distance – au sens de Ginzburg – de Meschonnic avec son époque parce que ses essais le situent souvent à contre-époque, permettra certainement à de jeunes chercheurs et à de jeunes enseignants de découvrir que les accompagnements « scolaires » d’une pratique théorique ne sont jamais anodins – en témoignerait tout récemment le succès des éditions des « cours » de Barthes[26] ou des mises en ligne des « cours » de Deleuze[27]... Toutefois, il ne s’est agi de découvrir un ailleurs qui viendrait approfondir ou contredire une pratique théorique mais bien au contraire de concevoir un continu de l’enseignement et de la recherche, de l’une par l’autre.

S. Martin (dir.), Penser le langage Penser l’enseignement Avec Henri Meschonnic, Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, « Résonance générale : les essais pour la poétique », 2010, 128 p.


[1]. Il faudrait ici se contenter de souligner les clichés qu’une telle notion, au demeurant américaine, entretient. Je me contente de la quatrième de couverture de l’ouvrage éponyme de François Cusset (Paris, La Découverte, 2005) : « Baudrillard inspirant la science-fiction, Deleuze et Guattari les pionniers de l'Internet, Foucault les luttes communautaires et Derrida toute la théorie littéraire : après avoir croisé à New York la contre-culture des années 1970, les œuvres des philosophes français de l'après-structuralisme sont entrées dans les départements de littérature de l'université américaine, où elles ont bouleversé de l'intérieur tout le champ intellectuel. Réinterprétées, réappropriées au service des combats identitaires de la fin de siècle américaine, elles ont fourni le socle théorique sur lequel ont pu s'épanouir, contre la régression des années Reagan, les Cultural Studies, les Gender Studies et les études multiculturelles. C'est cette histoire, mal connue, de la French Theory que François Cusset retrace ici. Il décrit le succès de cette étrange « théorie française » – la déconstruction, le biopouvoir, les micropolitiques ou la simulation – jusque dans les tréfonds de la sous-culture américaine. Il restitue l'atmosphère particulière des années 1970 et raconte la formidable aventure américaine, et bientôt mondiale, d'intellectuels français marginalisés dans l'Hexagone. Car le plus surprenant est que, pendant que l'Amérique les célébrait, la France s'empressait d'inhumer ces dangereux échevelés de la « pensée 68 » pour louer à nouveau l'humanisme citoyen et son vieil universalisme abstrait. Au-delà, ce livre brosse un portrait passionnant des mutations de l'espace intellectuel, culturel et politique américain des dernières décennies ». On remarquera tout d’abord qu’il s’agit plus d’une « actualité » américaine et donc d’un rapport de rapport que d’une analyse de ce que ces auteurs et ces œuvres ont fait et font à la théorie et à sa pratique en France. Reste le fait que les rapports de rapports font aussi nos rapports…

[2]. S. Barluet, Édition de sciences humaines et sociales : le coeur en danger, Paris, P.U.F., « Quadrige – Essais, débats », 2004. Ce livre est issu d’un rapport de mission pour le Centre National du Livre.

[3]. Voir à ce sujet l’histoire longue de cet Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle de William Marx (Paris, Minuit, « Paradoxe », 2005).

[4]. Dans ce domaine, il faut signaler le travail pionnier d’Emmanuel Fraisse : « Lecture étudiante, émergence d’une question » dans E. Fraisse (dir.), Les Étudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p. 3-16. Un « observatoire de la lecture étudiante » existe depuis 2005 à l’initiative de l’Université Paris IV-Sorbonne et des éditions Armand Colin : il a surtout rendu compte des travaux de François de Singly : voir, entre autres, le numéro de la revue Sciences humaines (n° 161, juin 2005) consacré à ce problème. Bernard Lahire a soulevé un problème méthodologique important en notant que : « L’imperceptibilité de ces pratiques comme de "vraies pratiques de lecture" et, du même coup, leur immémorabilité conduisent le plus souvent à leur indéclarabilité lors des enquêtes » (dans « Formes de la lecture étudiante et catégories scolaires de l’entendement lectoral », Sociétés contemporaines, n° 48, 2002, p. 104).

[5]. Voir ce document sur la toile : http://www.centrenationaldulivre.fr/IMG/pdf/Chiffres-cles_2008-2009.pdf

[6]. Je retiens pour l’heuristique du débat en cours, ce passage : « Un bon ouvrage scientifique de recherche ou d’érudition est une publication de rang A (les éditions critiques, les manuels, traités, précis, essais, compilations sont appréciés au cas par cas). La direction d’ouvrages collectifs est comptabilisée dans les disciplines où elle est une forme de production essentielle » (document pdf de l’AERES : « Critères d’identification des chercheurs et enseignants-chercheurs "produisant en recherche et valorisation" », p. 3). Les syntagmes « au cas par cas », « production essentielle » et toutes les modalisations discursives d’un tel propos montrent à l’envi soit la difficulté inhérente du problème de « l’évaluation », soit les paradoxes épistémologiques d’un tel problème qui n’est peut-être que le cache-misère d’une politique.

[7]. J’emploie le terme au sens de Nietzsche : « Inactuelle, cette considération l'est encore parce que je cherche à comprendre comme un mal, un dommage, une carence, quelque chose dont l'époque se glorifie à juste titre, à savoir sa culture historique ; nous sommes tous rongés de fièvre historienne, et nous devrions tout au moins nous en rendre compte. Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l'action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous ne voulons servir l'histoire que dans la mesure où elle sert la vie. Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement de la lumière, mais aussi l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal que ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli... : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation » (Considérations inactuelles, I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1992, p. 94).

[8]. T. S. Eliot, The Sacred Wood. Essays on Poetry and Criticism, Londres, Methuen, 1960, p. 49. J’emprunte la traduction à H. Meschonnic dans Modernité modernité (1988), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1993, p. 67. Le texte d’Eliot date de 1919. Cette citation introduit le chapitre « Le mythe de la rupture » dans le livre de Meschonnic.

[9]. B. Latour, « En tapotant légèrement sur l’architecture de Koolhaas avec un bâton d’aveugle », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 361 nov.-déc. 2005, p. 70-79.

[10]. S. Martin, Langage et relation. Anthropologie du sujet amoureux et poésie contemporaine de langue française, thèse de doctorat de troisième cycle en Lettres et Sciences humaines présentée et soutenue à l’Université de Cergy-Pontoise le 30 novembre 2002 devant Messieurs les Professeurs Jean-Louis Chiss (rapporteur, Université de Paris III), Daniel Delas (directeur, Université de Cergy-Pontoise), Gérard Dessons (rapporteur, Université de Paris VIII), Francis Marcoin (Université d’Artois) et Jean Pruvost (président, Université de Cergy-Pontoise), obtenue avec la mention « très honorable avec félicitations ».

[11]. D. Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, Librairie José Corti, « Les essais », 1999, p. 22.

[12]. On oublie souvent que l’auteur de La Crise de la conscience européenne. 1680-1715 (1935) est aussi l’auteur de Les Livres, les enfants et les hommes (Paris, Flammarion, 1932), le premier grand essai en langue française sur la littérature dite de jeunesse.

[13]. M. Soriano, Guide de littérature pour la jeunesse. Courants, problèmes, choix d’auteur, Paris, Flammarion, 1959.

[14]. I. Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier jeunesse, 2009.

[15]. J. Perrot, Du Jeu, des enfants et des livres, Paris, Cercle de la librairie, 1987.

[16]. E. Benveniste, « La forme et le sens dans le langage » (1966) dans Problèmes de linguistique générale, 1 (1966), Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p. 217.

[17]. Je donne la traduction de Henri Parisot (Flammarion, « GF », 1970).

[18]. Je me permets de signaler pour le plaisir que la couverture est de mon initiative et de l’admiration que j’ai pour Mario Ramos, l’auteur, entre autres, de Maman ! (Paris, L’École des loisirs, 1999). J’aime beaucoup cette double présence du loup, intérieure (sur la couverture du livre que lisent les trois petits cochons) et extérieure (à la fenêtre) où se joue le rapport de la fiction et de la réalité ; double présence qui rappelle la leçon de La Fontaine quant à la force de la fable, distraire en instruisant et l’inverse, quand trop souvent l’enseignement pense l’un puis l’autre voire exclut toute interaction continue sans compter le fait qu’avec Ramos nos trois petits cochons montrent une attention qui est une sociation plus encore qu’une simple sociabilité de la lecture puisqu’il font corps dans le même fauteuil (la même classe ?) comme ils font corps dans la même histoire… Bref, la littérature est bien une affaire de subjectivation relationnelle où la voix pleine de voix (celle du loup dédoublé, comme celle de chacun des petits cochons, sans parler de celle du livre) engage à voir ce qui s’écoute, ce qui passe dans l’écoute.

[19]. L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2009, p. 129.

[20]. Ibid., p. 141.

[21]. Ibid., p. 152.

[22]. C. Ginzburg, A Distance. Neuf essais sur le pont de vue en histoire (1998), trad. de P.-A. Fabre, paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoire », 2001, p. 15.

[23]. Ibid., p. 36.

[24]. Ibid., p. 146.

[25]. H. Meschonnic, « Sémiotique et poétique partant de Benveniste », Les Cahiers du chemin n° 10, 1970, p. 124-138 (repris dans Pour la Poétique II, épistémologie de l’écriture, Poétique de la traduction Paris, Gallimard, « Le chemin », 1973, p. 173-187).

[26]. Roland Barthes, Le Lexique de l’auteur, Séminaire à l’École Pratique des Hautes Études 1973-1974, suivi de fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, avant-propos d’Éric Marty, Présentation et édition d’Anne Herschberg Pierrot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Traces Écrites », 2010.

[27]. Voir les 91 cours des années 1980 à 1985 mis en ligne (version audio et retranscription) sur le site « La voix de Gilles Deleuze en ligne » (Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis) : http://www.univ-paris8.fr/deleuze/