Dom Gabrielli, The Parallel Body. Corps
parallèles, ouvrage en anglais et en français,
traduction par l’auteur et Laetitia Lisa, préface de Jacques Ancet, Rouen,
Christophe Chomant éditeur, 2013, 152 p., 17, 50 euros.
Ces 43 séquences font un poème du questionnement
maintenu : du « pourquoi » (p. 13) initial au « devenir toi » (p. 143) final, le mouvement de la parole dans l’écriture est
l’invention d’un lieu de rencontre qu’est le poème. « D’où je suis c’est
où je suis » (p. 41) : ainsi l’origine du poème c’est son
fonctionnement ou, plus simplement dit, l’expérience du poème n’est pas celle
d’une répétition mais d’une reprise de vie : « si je devais appeler
ton nom / en vain je pleurerais ton écho » (p. 125). La lyrique amoureuse
est souvent insupportable parce que le mythe mange la vie, la parole se perd
dans des répétitions et la relation semble déjà depuis toujours jouée. Il faut
alors partir de rien : « je n’ai plus d’idées / plus de solutions
plus de cartes plus de textes plus de concepts » (p. 121). Ce qui
n’empêche pas de rebondir avec tout ce qui nous continue dans la tradition
jusque dans ce ton de la chanson, ses anaphores (« vers toi », p.
119) ou son départ dans un « te souviens-tu » (p. 115) à condition de
s’exercer au refus de toute poétisation du vécu (« trop vite on s’adonne
aux analogies », p. 23). C’est cependant dans la prose des circonstances
(« je sais que je suis ici maintenant », p. 29) que le poème monte le
plus certainement : « devant l’acte de vivre / tu es devenue
poème » (p. 111). Contre toutes les contraintes et habitudes qui empêchent la
marée montante du corps-langage : « le milieu où la couleur
pousse » (p. 21). Ce corps-langage que Dom Gabrielli nomme (au singulier en anglais et au pluriel en français, j'y reviens in fine) corps
parralèles, c’est d’abord l’aventure d’un je-tu éperdu
se risquant (« je tombe souvent », p. 35) au nada des mystiques espagnols pour co-naître : « je ne suis rien et à l’intérieur de ce
rien je deviens » (p. 31). Et « les poèmes sont » (p. 33) ou
plutôt répondent à « l’appel » (p. 37) au risque de moments
difficiles où le tu n’est pas le je échangé
puisqu’il est la réitération du même (« tu l’as perdue / dans tes
bras », p. 43) et non l’invention d’une identité-altérité en je-tu. Il y a
donc ce « territoire du milieu » (p. 57), entre-deux d’un égarement
douloureux, un « tunnel » (ibid.). Mais
« je marche à nouveau dans tes pas » (p. 61) grâce à l’écriture,
ouvre autant de ressouvenirs en avant, de reprises au sens de
Kierkegaard : « je t’aurai déjà vue / je serai déjà là ». Le
poème n’est pas promesse future ou passé revécu mais présent du passé et du
futur au présent d’un dire (« ouvre-toi corps », p. 71) qui peut
faire face à ceux qui « violent le langage » (p. 67). Alors, le poème
peut, « contre la mondialisation » (p. 73), oser affirmer :
« j’ai appris la vie parallèle de l’ombre » (p. 79). Il peut prendre
appui sur les vents (« scirocco », p.
83-85, ou « tramontana », p. 87-91) et engager une épopée des corps : parallèles, c'est-à-dire résonnants. Et le je résonne dans le je-tu.
Ces 43 séquences pour « écrire le voyage
de mon désir », cette épopée de voix, parce que « je te suis depuis si longtemps » (p.
131), à condition d’entendre cette perte qui est un immense gain :
« je suis beaucoup moins moi que tu es toi /
je te suis reconnaissant de sans cesse me laisser devenir toi » (p. 141). Alors, j’aurais oublié que ce livre nous est donné
dans deux langues, dans deux écritures puisque la traduction est cosignée de
l’auteur et de sa traductrice. Mais ce serait très exactement reprendre ma
lecture des 43 séquences qui en font un poème du je-tu jusque dans cette mise
en pages parallèles bilingues… Et c’est Jacques Ancet qui préface
l’ensemble : le poète du « recommencement » (voir son Ode parue récemment chez Lettres vives) ne pouvait mieux
signaler une telle expérience qui, de l'anglais au français, passe du singulier au pluriel, d'un je à sa moitié (voire à sa pluralité) par le tu.