Michel Chaillou, né à Nantes le 15
juin 1930, vient de nous quitter le 11 décembre 2013. Si j’ai beaucoup écrit
sur les poètes, j’ai trop peu dit ma dette à l’égard d’œuvres comme celle de
Chaillou et même si j’ai pu rattraper un peu le « retard » avec mon
livre sur Les Cahiers du Chemin dont
quelques extraits forment le montage ci-dessous, je n’ai pas écrit à ce jour
tout le poème qui me traverse avec une telle œuvre. Heureusement, l’année
dernière, j’ai dirigé un mémoire de master sur un livre de Chaillou (Le Crime du beau temps) mais j’aimerais
bientôt aller plus loin tant du côté du phrasé merveilleux de l’auteur du Sentiment géographique que de la
poétique de la lecture-écriture du concepteur de la collection « Brèves
littérature » chez Hatier.
1. « L’écoute intérieure » de Michel Chaillou au cœur des Cahiers du Chemin
Jean-Loup
Trassard, un des premiers fidèles du « Chemin », se souvient et,
comme les autres, il égrène la litanie des noms sans reconstituer pour autant
une classe d’école devant laquelle officierait un maître :
Il ne
s’agit pas d’une école, Georges Lambrichs se veut œcuménique, mais le fait que
nous nous lisions les uns les autres est un soutien. J’approche ainsi Michel
Butor, J.M.G. Le Clézio, Michel Deguy, Georges Perros, Jacques Borel puis
Michel Chaillou, plus tard Gérard Macé et bien d’autres, comme Paul Oster ou
Henri Thomas… Certains deviennent des amis, et le sont restés ! Pendant une
dizaine d’années, je serai un assidu des « réunions du Chemin », comme de la revue
Les Cahiers du Chemin , dont je participe au lancement et où je
publierai régulièrement.
Michel
Chaillou ne parle pas d’« œcuménisme » tout en signalant
l’« ouverture d’esprit exceptionnelle » de Lambrichs. Et lui aussi égrène les noms des convives
de « ces repas [qui] ont duré quinze ans » (sic ! mais
Chaillou a bien raison d’utiliser ce duratif car un repas ne se mesure pas à sa
carte mais à ses échanges qui continuent bien après sa digestion) :
Après, ils ont eu lieu dans un restaurant,
chez Alexandre, puis encore à nouveau chez Georges et sa femme Gilberte.
Venaient là plein d’écrivains, Le Clézio parfois, Michel Butor, Georges Perros
quand il passait dans la capitale. […] Il y avait Jude Stéfan, un très grand
poète, Gérard Macé à la prose si inventive, Michel Deguy, Jean Roudaut, Jacques
Borel, le romancier de L’Adoration. On parlait de tout, du Tour de
France aussi bien que d’autres choses. […]
C’était exaltant !
Chaillou
commence des portraits où la relation l’emporte : il se lit dans les
écrits des autres, un peu comme la revue fait lire une écriture par-dessus une
autre – on peut se contenter de ce passage, il en est d’autres dans ce livre au
si beau titre, qui écoutent intérieurement ces écritures si diverses et
résonnantes dans les souvenirs de leur auteur :
[…] j’avais des affinités plus grandes avec
certains, par exemple avec Jean-Loup Trassard, un ami intime depuis cette
époque. D’ailleurs, Le Sentiment géographique lui est dédié, ainsi qu’à
Jacques Réda, un autre ami dont j’aime la démarche en poésie, le noir souci de
ses vers. Je songe à la qualité d’Amen, de Récitatif, de La Tourne.
On se voyait à trois chez moi tous les dimanches, durant des années. Jean-Loup
m’a appris le sens des matières. Ses livres révèlent une exploration intime des
choses. C’est une stratégie de contemplation qu’il met en œuvre, une
description infinie du monde. Cette astronomie du terre à terre en effet me
touche. Michel Deguy aussi, dont l’élégance impérative me séduit toujours. En
particulier certains de ses recueils, comme Ouï dire ou Gisants,
où il convoque les dieux de la narration. Et les poèmes intenses de Ludovic
Janvier dans La Mer à boire, écrits bien après ces repas du Chemin où il
s’asseyait alors en tant que jeune romancier de La Baigneuse, de Face,
de Naissance. J’allais oublier Henri Meschonnic, poète, traducteur de la
Bible, philosophe, et le feu de ses commentaires.
La table
invente-t-elle alors une démocratie du plat partagé et donc du sommaire en
cours ? Certainement… mais Chaillou voit bien que l’enjeu en est encore plus fort,
que le rêve peut aller jusqu’à concevoir la cène comme un nouveau royaume. Les
images bibliques viendraient-elles comme renverser les hiérarchies de la
République des Lettres, les prééminences éditoriales, les jalousies
d’auteurs ?
Quand je pense à nos tablées hebdomadaires
de la collection « Le Chemin », chaque mercredi, je me dis qu’entre nous, si
différents, il s’échangeait malgré tout quelque chose. Mais de quelle nature ?
Cela tenait-il à Gilberte, la maîtresse de maison, à sa manière de recevoir ?
Un même rêve nous habitait et nous tenait assis. On riait, on s’apostrophait,
on devisait de toutes sortes de choses. Claude Gallimard quand il venait,
parlait peu, il était assez timide envers les auteurs, ce que je trouvais
plutôt bien. Moi, dans cette affaire, j’étais une sorte de boute-en-train,
mais, curieusement, je sortais de là toujours un peu déprimé, je n’ai jamais
compris pourquoi. Peut-être parce que je participais trop. Il régnait en même
temps, dans ces déjeuners, une manière de délicatesse. La présence spirituelle
de Gilberte, la femme de Georges, y contribuait beaucoup sans nul doute.
C’était une sorte de royauté douce qu’exerçait son mari, une royauté au sens où
il était notre éditeur, c’est-à-dire notre lecteur.
Ces
évocations montrent à l’envi qu’avec Les Cahiers un premier cercle s’est
constitué autour de Georges Lambrichs. Il avait commencé auparavant avec la
collection mais la fréquence de la revue et de ses sommaires, qui faisaient
côtoyer les écritures quand les livres les présentaient isolément, ne pouvait
que ritualiser ces déjeuners du mercredi. D’abord « chez Alexandre », rue des canettes dans le sixième
arrondissement, puis plus souvent au domicile des Lambrichs, ces déjeuners
réunissaient le premier cercle, avec des absences prolongées comme celles de
Butor, parti à l’étranger, qui déclarait en 2002 :
Les
Cahiers du Chemin, c’était une espèce de revue modèle. Georges Lambrichs
essayait de faire sa N.R.F. à lui et il a bien réussi, c’est-à-dire que
chaque numéro est remarquable. Presque tout était très intéressant.
2. S’endormir en chemin d’« écoute intérieure » avec Michel
Chaillou
Si Stéfan n’est pas tendre avec les
« schémateurs » et les « thémateurs » (CDC-10 ; 98),
Lambrichs n’hésite pas à faire appel pourtant à Jean-Pierre Richard pour rendre
compte de l’ouvrage de Michel Chaillou qu’il publie dans sa collection
« Le Chemin » en 1976 (CDC-28 ; 130-134). On sait que Richard
est l’initiateur de la « critique thématique », qui a profondément
renouvelé le thématisme comme critique, même s’il semble bien qu’« à part
Jean-Pierre Richard, personne ne soit intervenu avec bonheur dans le champ de
la critique thématique
».
Il semble donc pertinent d’avoir sollicité sa lecture du
Sentiment
géographique.
Nous entrons alors dans un jeu de mise en abyme à l’infini. La « lecture
osmotique » de Chaillou est aussi celle de Richard : « Libido de
déplacements, d’interpénétration, qui aboutit, mais en toute netteté, sans
jamais aucune confusion, à une jouissance et une compréhension d’osmose ».
L’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont Chaillou propose une « lecture
herbagère », c’est le Forez parce que ce « paysage pastoral »
est, selon Richard, gouverné par « deux catégories
principales » : « le flou et la dérive ». Et l’on ne sait
qui, du paysage ou du texte, porte l’autre, comme le montre bien Richard :
De
toute façon, c’est le corps ici qui est le maître, et qui mène multiplement le
jeu : corps rêvant, et corps lisant, mais aussi corps se rêvant/lisant, et
se rêvant/lisant/rêvant, et cela à l’infini, on l’a vu, sans butée possible.
L’assurance d’aucun cogito, comme dans les critiques traditionnelles
d’identification, ne vient fonder ici les réversibilités de la lecture […].
Et Richard de conclure, avec Chaillou, à « un
nouvel avenir de la lecture », « comme un abandon aux penchants
singuliers de l’œuvre ». C’est ce que Chaillou montrait en donnant
quelques bonnes feuilles de son livre à son ami Lambrichs, qui publia son
premier livre dans sa collection au printemps 1968,
Jonathamour.
Déjà Chaillou y avait la phrase qui « s’éternise en phrases », un peu
comme chez d’Urfé, « de sorte que plus personne ne sait de quoi il est
question ». Si, avec Stéfan, la lecture est un acte amoureux, avec
Chaillou, la lecture en serait le rêve : « Dormons ensemble. Les
moutons s’écoulèrent. Il reste une théorie de traces […]. » Et Chaillou de
citer quelques passages de
L’Astrée qu’il paraphrase (« Le livre
efface le livre ») presque mot à mot pour en conclure que « le drame
de
l’Astrée est un drame de lecture » : d’une phrase à une
digression, le phrasé se laisse porter « d’auprès des mots à du côté du
songe des mots ». On comprend alors que Chaillou, berger endormi d’un
Forez, région que Lambrichs s’attribuerait bien dans le paysage littéraire,
propose, dans une époque aux certitudes trop fortement déclarées, « une
lecture suffisamment brebis, menant le lecteur parmi les songes ». Quand
Chaillou, bien des années après, s’entretient sur son œuvre et sur la
littérature, il formule toute la force de l’attitude que
Les Cahiers ont
promue dans un temps de déclarations frappées au coin de vérités
absolues :
Trébucher
me paraît toujours plus riche d’enseignement que marcher, marcher correctement.
Je ne dis pas qu’il faille se casser la figure pour aller, mais, ce que je veux
dire par là, c’est que le trébuchement (c’est-à-dire bégayer ses pas) contient
en puissance toutes les marches, et pas seulement la rectiligne. De même que
l’hésitation vous fait comprendre d’autant mieux l’affirmation. Hésiter en
effet, c’est émettre un doute, demeurer le plus souvent qu’on peut dans
l’alternative, on est riche de tous les possibles le temps qu’on hésite, on n’a
pas encore choisi, le roman de ce qui va suivre n’a pas été décidé. Moi, je
suis depuis toujours partisan de prolonger cette attente, d’être du côté de
l’hésitation, de l’approximation. J’essaie d’écrire un tâtonnement expressif,
un bégaiement de l’ineffable.
Et quand Chaillou définit
Le Sentiment géographique
comme « un récit d’écoute intérieure
»,
ne donne-t-il pas l’orientation de Lambrichs et des
Cahiers : non
une revue de diffusion, vers l’extérieur, de paroles et voix hautes et sûres
d’elles-mêmes, mais un ensemble de « cahiers » d’essais de voix qui,
« de loin », s’entendent non pour faire chœur mais pour augmenter
l’écoute, « l’écoute intérieure ». Et, pour cela, Lambrichs n’hésite
pas à aller de côté, dans des directions inhabituelles.
3. Une réunion de « gens de style » autour
d’un homme
En juin 1909, Charles Péguy, directeur des Cahiers de la quinzaine,
s’adresse à ses lecteurs (À nos amis, à nos abonnés), en leur
disant avoir « constitué peu à peu, sans engager personne, une société
d’un mode incontestablement nouveau » :
Une sorte de foyer, une
société naturellement libre de toute liberté, une sorte de famille d’esprits,
sans l’avoir fait exprès, justement ; nullement un groupe, comme ils disent,
cette horreur ; mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau au monde
: une amitié, et une cité.
C’est dans cette tradition, ou du moins sur ce mode
non groupal, que le « foyer » du « Chemin » a réalisé les Cahiers
de Lambrichs, lequel n’était ni un chef ni un gourou mais un homme de
l’amitié, de l’attention à la liberté de chacun. Michel Chaillou est
certainement celui qui, de tous les écrivains des Cahiers et même du
« Chemin », a le mieux précisé ce qui faisait relation entre
eux :
Au contraire d’eux (Tel Quel), nous
n’étions pas réunis par une théorie, mais par un homme. Mais incontestablement
il y avait un esprit dans notre groupe. J’ai écrit naguère que nous étions des
écrivains de la différence, que dans le style de l’un s’excluait le style de
l’autre, mais nous étions ensemble. Et ce n’est pas une si mince affaire que
d’être restés ensemble durant toutes ces années ! Vous savez, quand je nous
revois assis côte à côte et si dissemblables, je me dis que nous étions des
gens de style, et que c’était lui qui nous réunissait autour de Georges
Lambrichs, notre hôte, qui n’en manquait pas, je veux dire, de style
!
Chaillou est
très explicite : avoir du style, ou plutôt ne pas en manquer, ou mieux
encore être quelqu’un « de style » – même si la formule, « gens
de style », n’est pas vraiment
lexicalisée –, c’est inséparablement porter toute son attention au « beau
langage » et à ce qui en fait une attitude d’écoute de l’altérité, du
dissemblable même. Il faut encore préciser en quoi cette poétique est une
éthique. Inassignable à une forme, à quelque procédé stylistique, comme on dit,
puisque justement « dans le style de l’un s’excluait le style de
l’autre », cette poétique réunit ce qui diffère dans l’amitié,
c’est-à-dire dans l’écoute réciproque, et non dans un éclectisme de bon aloi où
les contraires feraient bon ménage pour résister à quelque force extérieure, ou
œuvrer à quelque opération d’intérêt commun n’engageant pas ce qui fonde
l’écriture. Une telle poétique, qui engage chaque écriture au plus loin de ce
qui la fait dissemblable avec les autres, est aussi un refus de ce qu’on a
l’habitude d’observer dès que réunion d’écrivains : la prise du pouvoir ou
la soumission à quelque pouvoir, où les individualismes s’exacerbent.
. Sur : http://www.jeanlouptrassard.com/jlt/biographie/biographie.html
.
Michel Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature
avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 209.
.
Voici ce qu’indique aujourd’hui l’annuaire parisien : « Pour la
petite histoire de ce restaurant, il fut fréquenté un temps par Balzac ou Boris
Vian mais il est aujourd’hui le rendez-vous des amateurs de cigare (des
déjeuners « cigares » sont organisés) et de la poésie (des prix de
poésie sont décernés). La cuisine est celle d’une petite tratoria qui sait
rester simple ». Il ne mentionne malheureusement pas Les Cahiers du
Chemin ni la pipe de Lambrichs… Libération
du 21 janvier 2005 a consacré un bon article aux « lundis de la
science-fiction » qui s’y attable (« Le déjeuner fantastique »
signé Frédérique Roussel) mais pas un mot sur les « mercredis du
Chemin » si ce n’est que Butor est évoqué.
. Michel Butor, « Entretien avec Anne Clerc »
à Lucinges le 19 août 2002 à l’occasion d’une maîtrise sur la correspondance de
Butor avec Perros (http://perros.ordinaire.free.fr/
entretienMB.htm).
.
M. Chaillou, Le Sentiment géographique, Paris, Gallimard, « Le
Chemin », 1974. Rééd. « L’imaginaire », 1989. L’étude de Richard
sur Chaillou est reprise dans L’État des choses, Paris, Gallimard, 1990.
.
M. Chaillou, Jonathanamour, Paris, Gallimard, « Le Chemin »,
1968. Rééd. en « Folio ».
. M. Chaillou, L’Écoute intérieure, Neuf
entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p.
322-323.
. C. Péguy, Œuvres complètes II, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », 1947, p. 1276.
. M. Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur
la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 247.
On peut lire, sur le site de François Bon, Les livres aussi grandissent, improvisation de Michel Chaillou au colloque du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, décembre 1998. Texte inédit à cette adresse: http://remue.net/spip.php?article676