Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, Charles Baudelaire répondant à Veuillot qui l’avait attaqué dans un article du Réveil (15 mai 1858) ouvrait une réflexion sur la littérature adressée en montrant un certain dédain pour cette dernière :
Ce n’est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. (Baudelaire 1980 : 131)
Classé rapidement comme le promoteur de l’art pour l’art, avec une telle déclaration, Baudelaire ne saurait, semble-t-il, constituer une référence pour la réflexion quant à la littérature pour l’enfance et la jeunesse.
Notre époque qui voit la « conversion éthique des engagements politiques » (Gefen, 2005) conforterait ceux qui « ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage ». En effet, la superposition naturalisée de l’esthétisme comme formalisme et du moralisme comme fonctionnalisme semble gouverner une grande partie de la production littéraire pour la jeunesse. Cette confusion satisfait au premier abord le grand précepte classique d’instruire en amusant mais elle actualise un ancien subterfuge de l’instrumentalisme qu’il soit politique ou religieux en organisant la censure et la propagande, la langue de bois et le cynisme. J’évoquerais à ce propos les réflexions d’un Herman Broch (1966) concernant le kitsch ou l’art tape-à-l’œil, c’est-à-dire l’art ou ce qui se dit art et qui se complaît dans les mensonges de l’époque, du culturel, du littéraire, de tout ce qui vise l’arraisonnement des activités humaines dans « un système fini ». Broch notait qu’il s’agit de toute la différence entre les deux injonctions suivantes : « fais du beau travail » et « fais du bon travail ». Ainsi que le signalait Broch, l’esthétisme lettré et élitiste contemporain tout comme l’industrie des distractions de masse ne font, particulièrement en littérature pour la jeunesse, que du « beau travail » !
Baudelaire avait prévenu : la confusion nous rattrape vite et de la confusion à l’instrumentalisation il n’y a qu’un pas. Il faut noter que Baudelaire utilisait le pluriel (« mes femmes… ») certes pour choquer son voisin qui n’aurait pas eu qu’une femme… mais aussi pour pointer une certaine pluralité qui, des bonnes actions au beau langage, se doit éthiquement de ne pas être oubliée jusque dans le fonctionnalisme des instrumentalisations et dans le fonctionnement des œuvres qui font « le beau langage » sans forcément remplir les critères culturels d’époque des « bonnes actions ». Donc Baudelaire s’en prenait aux confusions et particulièrement à celle qui associe trop vite une prétendue visée de l’œuvre ou intention de l’auteur et l’activité langagière ou force de l’œuvre toujours à l’œuvre quand elle passe outre les instrumentalisations. C’est que le syntagme « bonnes actions » n’est pas construit par opposition à un « beau langage » référant à un absolu littéraire impliquant une passivité de l’acquis quand l’action (la « bonne ») impliquerait une activité de la bonté alors même qu’il s’agit presque toujours d’une rhétorique, et non d’une pragmatique, séparant le dire et le faire dans un mieux disant. Pour Baudelaire, le « beau langage » est activité et non produit, energeia et non ergon (Humboldt 1974 : 183 ; voir Martin, 2005 : 126 et suivantes). Il suffit de rappeler ce qui suit dans ce même projet de préface :
Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle.
Le divertissement et l’exercice du « goût passionné de l’obstacle » seraient là pour rappeler que le « beau langage » est un processus toujours en cours jusque dans la lecture. « Divertir » signifierait ici le fait de sortir des canons et autres rails du culturel et de l’époque, tout comme le « goût passionné de l’obstacle » demanderait d’exercer l’intempestif dans et par le langage. En effet, l’activité qui interprète toutes les autres c’est bien le langage en poème d’autant qu’il accède à son niveau critique, ce « beau langage », non en en sortant mais en le rendant à sa pleine activité, à son plus vivant et alors peut être – non qu’il faille sauver Baudelaire d’une quelconque misogynie qu’il aime cultiver – en confiant aussi ce « beau langage » à ses sœurs, à ses filles, à ses femmes… et pourquoi pas aux petites filles, aux bébés mêmes. J’y reviens in fine…
S’en mêler en s’emmêlant : la fable de l’ombre et de la pelote
C’est qu’en littérature de jeunesse, on est trop vite dans le « beau travail ». Cela commence par les beaux titres, c’est-à-dire le jeu de mots dès le titre qui met la confusion à son comble comme fait tous les jours la publicité imité depuis déjà longtemps par la communication culturelle généralisée. Je me contente d’un exemple : On n’aime guère que la paix (Henry et alii 2003) ! Sur la couverture, les dichotomies continuent la fondamentale, guerre et paix, puisque le noir et blanc photographique du fonds de l’agence Magnum sommairement légendés accumule les horreurs du monde quand la couleur richement chaude des tableaux de Nathalie Novi offre autant d’images idylliques : réalités et rêves que les poèmes illustrent de tous leurs lustres naturellement « beau langage » puisque leur poéticité est impossible à construire autrement qu’à se référer à l’argument d’autorité (noms d’auteurs célèbres ou forme canonique scolaire dans la page)… Et un tel livre malgré les meilleures intentions ne propose au lecteur que la répétition d’une idée simple, trop simple pour transformer le monde… C’est qu’il aurait été écrit, réalisé pour les enfants si ce n’est pour leurs parents, leurs enseignants qui ne veulent pas entendre leurs questions, leurs propres questions aussi… C’est le paradoxe des livres engagés : ils dégagent leur lecteur de tout engagement parce qu’ils font taire le langage, du moins obligent à ignorer sa lecture. Ils cachent ce qui devrait mettre à l’épreuve un universel jusque dans ses obscurités, sa multiplicité : qu’il y a peut-être des guerres justes et des paix terriblement injustes (voir sur l’actualité de ces questions : Colonomos 2009), qu’il y a des poèmes qui disent « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » dont la valeur change si le lecteur prend le poème pour un poème et non pour une illustration idéologique, et que bien évidemment les auteurs ont évité dans leur anthologie mais que fera le lecteur quand il s’y trouvera confronté ? Faut-il attendre de grandir pour lire du dedans ? Non ! car avec les poèmes, comme pour la guerre et la paix, on ne choisit pas d’être dedans ou dehors… mais on se doit de lire du dedans sinon on n’est pas le poète de sa vie. Aussi, faut-il ne plus se contenter de ce « on » moyen (« on n’aime guère que la paix »), de ce sens commun qui ne fait le commun par le collectif qu’en excluant l’incompréhensible, l’inaudible, l’invisible… Il vaut mieux lire tout Calligrammes ou encore C’est la guerre de Louis Calaferte.
Pour lire du dedans, il ne faut pas grandir mais vieillir ! car comme disait Charles Péguy dans son Clio, ce n’est pas faire de l’histoire mais « faire une remémoration ». Et il ajoutait : « Descendre en soi-même, c’est la plus grande terreur de l’homme » car « à une remémoration organique il préfère un retracé historique » (Péguy 1961 : 286). Alors vieillir prend un autre sens que biologique. Vieillir engage dans la remémoration et je prendrai par la suite ce qu’on pourrait considérer comme une figure exemplaire de celle-ci, celle de l’ombre. L’ombre qui va constituer ici le premier élément d’une poétique de l’engagement dans et par les œuvres et l’élément premier de la relation poétique.
Un livre de Tomi Ungerer (1999), né à Strasbourg en 1931, commence ainsi : « J’ai compris que j’étais vieux… ». Le narrateur qui nous fait face engage un système de relation qui n’en finit pas d’approfondir l’aventure d’une remémoration organique qui ne laisse d’étonner. L’album n’offre pas, à mon sens, un récit devant le tribunal de l’Histoire où l’on sait ce qu’il faut dire : « la commune histoire (…), celle sur laquelle tout le monde est d’accord », écrivait Péguy (ibid), celle qui aujourd’hui réduit la recherche des historicités à un « devoir de mémoire ». Le narrateur engage le récitatif d’un corps qui s’expose avec une tache le restant de sa vie. Il dédouble voire redouble l’organicité de la fable avec cette ombre, exactement comme l’amitié de David et d’Oskar a traversé l’Histoire pleine de bruit et de fureur jusqu’à cette avant-dernière planche d’une idylle concluant « cette histoire » à nous confiée par Otto « tapant comme [il] pouvai[t] sur la machine à écrire de David » : « la voici… » – ainsi se conclut l’album dans une énonciation ouverte au recommencement : passage de tache, passage d’ombre, engagement donc de la lecture avec l’écriture, de la lecture dans l’écriture toujours en cours en considérant l’album comme écriture/lecture et non comme addition du texte et de l’image comme on a coutume de le faire (voir sur ce problème : Martin 2008). Cette idylle n’est pas alors rose même si la couleur violette dominante pourrait nous le faire accroire, elle est d’abord organique exactement comme demandait Péguy. Oskar tient l’épaule de David dont le doigt pointe le nez d’Otto dans un emmêlement qui met en branle une série de relations duelles. Les deux verres d’alcool, les deux piles de livres, les deux lampions et surtout les deux tableaux de femmes nues ne manquent pas de suggérer que l’artophilie de nos deux collectionneurs ne peut s’arrêter à ce que l’institution scolaire et ses prescripteurs a cru bon de réduire à un « travail de mémoire », c’est-à-dire à une instrumentalisation : « Vous abordiez un homme. Vous n’avez plus qu’un témoin » écrivait Péguy (1961 : 286)… À ce jour aucune critique ou conseil pédagogique ne considère cette « autobiographie d’un ours en peluche » pour une fable de l’ombre partant de l’observation simple de la couverture pour tenter d’en comprendre la force cardinale en ce qui concerne la signifiance de l’œuvre.
Hermann Broch concluait sa conférence de 1950 par l’histoire juive de Leib Schekel qui se dirige chez un rabbin miraculeux. Ce dernier possède le don de rendre la vue aux aveugles et Leib Scheikel se justifie par ce mot : « Quand je serai devant lui, le grand homme, le vrai guérisseur, je serai aveugle et il me donnera la vue ». À quoi, Broch ajoute qu’il en est ainsi de l’œuvre d’art qui « éblouit l’homme jusqu’à le rendre aveugle et elle lui donne la vue » (Broch 1966, 325). Ce récitatif de l’obscurité qu’est Otto et que le culturel veut réduire à un récit clair et sans ombre, engage son lecteur à voir son ombre, je dirais même à vivre son ombre…
L’espace du jeu peut être dangereux surtout quand la rencontre inopinée a établi une inégalité qui ouvrait à l’aventure certes mais où le danger apparaît là où on l’attendait le moins, dans sa propre puissance enfin découverte comme altérité constitutive, et c’est toute la matière de la fable racontée par Olga Lecaye : L’Ombre de l’ours (1997). Les aventures de Victor ayant emprunté l’ombre de l’ours racontent ces jeux avec la peur et le danger quand une part de l’identité de l’autre ou, si l’on veut, quand l’altérité augmente l’identité. Quand vient la fin de la sieste de l’ours et que l’ours reprend son ombre tout en proposant de la prêter une autre fois à Victor, la politesse extrême de celui-ci n’est que pure rhétorique :
« Euh… non merci… vraiment, Monsieur l’ours », répondit Victor. « C’est très gentil … » Et prenant la petite souris par la main, il alla gaiement retrouver ses amis dans la forêt.
Le remerciement est une manière de décliner l’offre parce que l’espace de la relation (« l’ombre gigantesque [qui] lui cachait le soleil ») du début du récit qu’il avait su apprivoiser au point de la récupérer quand elle eut été volée, avait déjà permis à Victor de mieux reconsidérer la dimension nécessaire à toute relation avec ses amis : non l’amusement et sa possible mutation terrible qui fait passer la peur de soi aux autres (« Victor s’amusait terriblement »), mais la gaieté d’être ensemble, de se tenir par la main. Emmêlement dans et par l’ombre de la relation.
La fable de l’ombre peut être moins ludique et gagner le tragique. Le roman de Jean Molla, Sobibor, qui évoque dorénavant le prix Goncourt de la rentrée littéraire de l’automne 2007 (Little 2007), n’en propose pas moins une tout autre expérience d’écriture puisqu’il oppose deux voix contradictoires . Le journal de Jacques Desroches y est encadré par le récit de sa petite fille qui commence et finit l’ouvrage en répétant : « Aujourd’hui, j’ai vomi pour la dernière fois » (Molla 2003 : 5 et 189). Comme le résume fort bien Michaël Latour (2008), « Emma est une jeune fille âgée de dix-sept ans. Pourtant, elle ne peut pas profiter de la vie comme de nombreux adolescents du même âge. En peu de temps, elle maigrit beaucoup et se pose des questions sur les zones d’ombres qui subsistent à propos de son passé familial. Elle s’isole et cette solitude s’accentue avec la mort de Mamouchka, sa grand-mère. C’est pourtant ce décès qui éveille les doutes de la jeune fille qui retrouve le journal intime tenu par son grand-père durant les années sombres de la Seconde Guerre Mondiale. Au fil des pages, Emma doit admettre l’impensable : ses grands-parents ont collaboré au génocide des juifs... » Mais peut-on réduire ce « travail d’écrivain bien sûr mais aussi d’historien et de sociologue » au « message transmis », ainsi qu’habituellement on réduit bien des romans en littérature de jeunesse, et s’agit-il donc seulement d’une « retranscription historique » et d’un « témoignage poignant », comme le souligne Latour ?
Dans Sobibor, la recherche de la vie pour cette jeune fille anorexique (« Peut-être vais-je essayer de vomir en mots ce que j’ai des mois durant vomi en silence », Molla 2003 : 5) met le silence au cœur du langage, comme un corps qui l’anime, un cri dans un rêve ! Par exemple quand elle s’identifie à celle dont l’enfant a été tuée par son grand-père : « Je vois Eva. Je la vois. Je suis Eva » (Ibid. : 9). Ce qui demande de passer par la lecture de tel passage du journal de son grand-père : « J’ai sorti mon arme et j’ai abattu l’enfant. Curieusement, je n’ai rien ressenti. Ni joie, ni haine. Rien. J’avais l’impression d’assister à une scène à laquelle je ne prenais pas part. J’étais le spectateur de mes propres actes, un spectateur étonnamment indifférent » (Ibid. : 128) pour qu’elle se dise et écrive ceci alors : « Rien qu’un bourreau » (Ibid. : 138) et qu’elle avale une boîte de somnifères… C’est que, pour vivre, il faut trouver sa voix ou pour entendre la vie il faut faire entendre les voix dans sa voix et gagner ainsi une éthique du vivre par une éthique du dire. Cette présence d’une voix dans la voix est comme celle de l’ombre qu’il faut apprendre à reconnaître : engagement par l’obscur dans l’aventure de la vie.
« La Belle manqua mourir de joie en trouvant dans la grande salle son père et toute sa famille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avait transportée au château » : c’est que « la Belle » meurt surtout d’amour et que son amour filial a été emporté par ce qu’on peut appeler un amour bestial puisque, ne l’oublions pas : « Quoique le prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête » et le racontage se fait à l’envers puisque quand « elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement ». L’enchantement est donc fini et la Bête n’est qu’un prince quand elle était « la Bête »… C’est bien pourquoi l’abandon que Nicole Claveloux montre sur la dernière planche de son accompagnement graphique du célèbre conte de Madame Leprince de Beaumont (2001), est certes un enlèvement amoureux dans les bras d’un bel homme mais la robe de la Belle poursuit ses volutes dans tout le décor qui ne cesse de rejouer un déchaînement des métamorphoses jamais achevées, où minéral, végétal et corps s’emmêlent dans la force frémissante de la relation amoureuse-monstrueuse.
Les belles aiment les monstres parce qu’ils pleurent : elles aiment cette lueur d’humanité et d’amour qui point du cœur même de la monstruosité. Le roman de Robert Cormier, De la Tendresse, met ce paradoxe à son principe : « Éric est beau quand il rame, passe les rames d’un côté à l’autre, je ferme les yeux à moitié et je le fixe et il me regarde avec une expression que je n’arrive pas à définir – je cherche un mot et celui que je trouve est un vieux mot que personne n’utilise plus mais qu’on trouve dans les livres. Attachement. Il me regarde avec attachement. Je sais qu’il n’y a pas d’amour là-dedans. Ni même de désir. Je continue à me poser des questions à propos de l’amour, du sexe, du désir. J’ai vu le désir dans ses yeux quand il regardait cette fille sur le trottoir. Ou quand il parlait de Maria Valdez. Mais je l’aime quand même. Je l’aime parce qu’il est gentil avec moi et qu’il n’en a pas après mon corps, qu’il ne veut pas me toucher ou me caresser comme les autres – le vieux Stuyvesant, Dexter ou même Gary – et peut-être qu’avec le temps il me regardera avec plus que de l’attachement et qu’il m’embrassera doucement, tendrement » (Cormier 1999 : 197). Ce monologue de Lori alterne avec celui d’Eric Poole qui a tué beau-père et mère mais que l’inspecteur Proctor, son ombre, soupçonne de bien d’autres meurtres. Lori va finir par le savoir après avoir attendu depuis ses douze ans et sa première rencontre avec le monstre, de le revoir, de l’aimer puis de mourir dans ses bras noyée. Alors, cette dernière image hante Éric qui entend résonner en lui « Aime-moi, Éric » : « Éric toucha sa joue, s’aperçut qu’elle était mouillée – était-ce donc ça pleurer ? // Plus tard, au cœur de la nuit, le monstre pleura aussi » (Ibid. : 204). Cette clausule vient comme semer le doute dans la tête du lecteur : de quel monstre s’agit-il ? Est-ce bien d’Éric, ce jeune homme obsédé qui n’est pas libre et ne le sera jamais (Ibid. : 192), comme lui dit l’inspecteur Proctor persuadé d’avoir face à lui « toujours le même monstre, Éric, hein ? » (Ibid. : 190) ? Ne serait-ce pas Proctor lui-même comme double du lecteur parce que le mal l’obsède de trouver la vérité, une vérité qui peut aller jusqu’à perdre toute raison et quoiqu’il arrive jusqu’à confondre sa vie (sa lecture) avec celle du monstre, se mettre à l’aimer comme Lori, comme Proctor… Les romans de Robert Cormier sont l’épopée de cette voix monstrueuse qui devient proche et familière jusque dans son inquiétante étrangeté. Comme le signale Cormier avec une épigraphe anonyme : « La partie d’un corps qui a été blessée reste souvent tendre au toucher ».
Il s’agit en effet avec les meilleures œuvres de penser par et dans l’ombre même monstrueuse du corps-langage. Car c’est le continu qui engage dans une œuvre, le continu du racontage comme j’aimerais enfin le montrer avec la fable de la pelote ou de l’enroulement que Cormier a su faire vivre à son lecteur jusque dans la mort de Lori.
La « petite parabole » sans début ni fin que propose Anne Herbauts (2008) est un dépliant qui déroule la pelote rouge des « sans » sur le modèle d’un « il y a » cher à Apollinaire. Cette accumulation est un emmêlement de l’humanité avec en son cœur la pelote bien contemporaine « des sans-papiers / des sans-abris / des sans-permis » mais ce fil rouge que le lecteur ne peut que tirer l’emmêle et donc l’engage à recommencer ce déplacement fort que lance « les sans bras / qui ne pouvaient rien faire / et qui faisaient quand même / avec embarras. / Ils disaient / "je t’embrasse" », comme si la politique du poème défaisait le politique dans son inanité contemporaine car il s’agit bien de faire « quand même ». Loin d’une sortie du politique par l’éthique, ce poème de la pelote rouge invente le continu éthique et politique des « sans » aux antipodes de la langue de bois et des bonnes œuvres qui « sans égards (…) dit encore / des sans-papiers / des sans-abris / des sans-permis »…
Et le lecteur n’a pas à démêler mais à s’en mêler, pour continuer le racontage de ce qui reste la fable de la pelote quand Claude Ponti fait tomber ses deux héros, Parci et Parla, dans la maison familiale et qu’il leur fait « raconter leur journée. Il leur est arrivé beaucoup de choses. De vraies aventures » (Ponti 1994 : 39). L’emmêlement organique des paroles résonne l’emmêlement érotique des parents jusqu’à la « partie de câlins » (Ibid. : 41) qui précède l’endormissement dans l’ombre de la nuit et des histoires « du soir » avant de s’endormir (Ibid. : 42).
La fable du continu ou le vacarme et l’allégresse
Alors je ne peux songer qu’à Lewis Carroll publiant son Alice racontée aux petits enfants en 1890 avec une « préface adressée à toutes les mamans » dont voici un passage significatif qui semble contredire les propos de Baudelaire :
Mon ambition est d’être lu par des enfants âgés de zéro à cinq ans. D’être lu ? Non pas ! Disons plutôt d’être manipulé, gazouillé, mis à l’oreille du chien, chiffonné, embrassé par les chéris sans lettres, sans grammaire, mais avec des fossettes, qui remplissent votre chambre d’enfants d’un joyeux vacarme, et le cœur de votre cœur d’une incessante allégresse (1978 : 9).
Au premier abord le père d’Alice devenu grand-père semble bien loin des refus baudelairiens mais ce corps à corps que vise l’auteur d’Alice n’est-il pas aussi intempestif que le divertissement conçu par l’auteur des Fleurs du mal. Cette « incessante allégresse » constitue en effet l’exigence d’une force qui emmêle corps et langage dans une activité inassignable et surtout irréductible à « la » lecture des pédagogues de son temps et des didacticiens d’aujourd’hui. C’est qu’à l’instrumentalisme sous ses divers costumes d’époque et de mode qui passent et se repassent, il ne faudrait pas aussi facilement opposer un « art pour l’art » toujours rapporté à un désengagement, du moins confondu avec l’esthétisme qui n’est bien souvent qu’une des formes de l’instrumentalisation des œuvres. Et nous retournerions vite dans les effets de balanciers si ce n’est dans une schizophrénie qu’Hermann Broch signalait en son temps. Précisons d’abord que l’assignation de l’œuvre littéraire à la lecture réduite à sa fonction herméneutique est ici clairement refusée, du moins traversée et donc emportée par la pluralité d’une mise en œuvre qui ne laisse pas d’étonner et de transformer les habitudes.
Kierkegaard (1994 : 698) notait pour le jeune homme qu’il observait dans sa disposition amoureuse que « Son erreur était irrémédiable : il se tenait à la fin au lieu d’être au commencement, et cette erreur est la cause du malheur de l’homme ». Carroll engage toute œuvre dans un tel commencement quand l’habitude impose une fin dans les deux sens du terme : achèvement et servitude. Ce commencement au principe de l’œuvre est porté par deux valeurs empiriques fortes : le joyeux vacarme et l’incessante allégresse. J’aime garder au vacarme outre son intensité bruitiste, sa force querelleuse si ce n’est amoureuse parce qu’il met l’œuvre dans le plus vivant du vivre : la dispute et la joie, la connaissance pleine loin de toute maîtrise, dans l’emportement des commencements incessants, des recommencements, des « encore » ! Aussi, pour conclure ce qui n’est ici qu’une ébauche, qu’un lancement avec toutes les œuvres, j’aimerais revenir à Sartre pour montrer que nous sommes encore bien souvent pris dans ce qui encadre sa propre pensée.
En 1947 dans les « notes successives » qui constituent son Qu’est-ce que la littérature ? Sartre définit le cadre de pensée qui semble être toujours le nôtre même si des inflexions certaines ont eu lieu. Aussi faudrait-il rappeler ce cadre souvent évoqué mais peu interrogé et qui repose sur une dichotomie fondamentale que l’enseignement a naturalisée depuis longtemps : « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » (1947 : 18). Position platonicienne qui fait le fond de la phénoménologie sartrienne :
Or, comme c’est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s’imaginer qu’ils [les poètes] visent à discerner le vrai ni à l’exposer. (…) En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l’état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s’usent peu à peu et qu’on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres. (Sartre 1947 : 18-19)
Alors le raisonnement de Sartre se développe d’un « pourquoi écrire ? » à un « pour qui ? » en enchaînant l’engagement de l’écrivain ayant défait en lui le poète, puisqu’il en fait un esthète, à une dialectique de la situation qui lui impose « des thèmes à traiter, des questions à poser », certes « dans l’indistinction d’un mouvement de libre création » (Sartre 1947 : 293). Mais Sartre échoue dans l’écoute de ce « mouvement » même qui, s’agissant d’œuvre qui font œuvre ne peut s’arrêter à une quelconque position et pas plus à la répétition d’un engagement autre que celui d’une voix qui continue. Si Sartre a peut-être sauvé « la littérature » de la catastrophe après la seconde guerre et l’extermination, il a renforcé la dichotomie entre les « penseurs » et les bâtisseurs d’univers et de langues… C’est qu’en effet, pour tenir l’indistinction dans et par le « mouvement de libre création », il aurait fallu qu’il n’exclue point les poètes, qu’il cesse ce jeu de rôles que le signe fait jouer à la poésie d’être l’anti-arbitraire du signe. Comme dit Henri Meschonnic à son propos : « L’anti-instrumentalisme renforce et maintient l’instrumentalisme » (1995 : 126). Sartre, s’il défait les arguments de ceux qui réduisent l’engagement à l’expression, à l’explication puis à la diffusion d’un message, a rédimé en même temps l’utopie du défi baudelairien, celui d’une « magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même » (Baudelaire 1980 : 736). Cet « à la fois » constitue en effet le défi si ce n’est l’utopie d’une subjectivation maximale du langage où n’opèrent plus les dichotomies traditionnelles mais le continu qu’engage l’inséparation du « mouvement » de l’œuvre alors que les habitudes séparent et aboutissent à l’isolement de l’éthique, quand « c’est par le langage qu’un sujet advient comme sujet, c’est poétiquement qu’est sujet celui par qui un autre est sujet » (Meschonnic 1995 : 376). C’est par une poétique relationnelle que peut être évitée l’aporie que formule décisivement Meschonnic : « Et si l’éthique est seule, elle n’est plus qu’une abstraction » (Ibid.). Abstraction que Sartre refusait mais son refus n’a pas permis la poétique qui invente l’écoute de cette inséparation dans les œuvres à chaque fois à nouveaux frais et donc à chaque lecture, à chaque réénonciation.
En fin de compte, l’« engagement » de Sartre n’aurait été qu’un « choix » (Sartre 1968 : 75) extérieur aux fonctionnements mêmes de l’œuvre dans son activité toujours en commencement et un tel choix n’aurait contribué en fin de compte qu’à une démoralisation de l’art puisque ce dernier est rendu vain en regard du réel. De ce point de vue, il n’y aurait pas à opposer les deux modalités d’une « mise en question de la dimension assertive du langage », « sous-assertion ou sur-assertion », comme le fait Marielle Macé (dans Bouju 2005 : 61-74) quand elle observe les constructions discursives de Valéry à Barthes et de Breton à Sartre qui déjouent toute imputabilité y compris dans ce qu’elle appelle les genres non-fictionnels prisés par les grands intellectuels du XXe siècle… En effet, ces « décrochements » reposent tous sur la dichotomie naturalisée et théorisée par Sartre légèrement déplacée par Macé entre « le lyrisme idéologique » et « la clarté » pour reprendre à Julien Benda et à sa fameuse Trahison des clercs (1927), ce qui fait revenir à la dichotomie fondamentale que la notion d’imputabilité utilisée par Macé ne fait que reprendre et que Sartre posait entre prose et poésie.
Au demeurant, la « conversion éthique des engagements politiques », repérée par Alexandre Gefen (2005) pour caractériser la littérature contemporaine à laquelle bien entendu n’échapperait pas la littérature de jeunesse, ne fait que corroborer la même situation naturalisée par Sartre puis par une grande partie de la critique littéraire : des « vérités » qu’elles soient explicites ou « indécidables » (Jouve 1992 : 125) qu’une herméneutique dévoilera, et des « formes » qui rarement frustes mais généralement transgénériques seront prises en charge par une esthétique répétant à satiété la déclaration de Barthes : « La Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire » (1972 : 61). Herméneutique et esthétique se partagent alors les oripeaux d’une opération de dévoilement, de la vérité ou de la forme, qui engage de facto une déresponsabilisation et une démoralisation. Les tentatives réitérées de réaliser une réconciliation par « l’éthique de la forme » laissent l’éthique toujours aussi seule ! Mais au cœur du formalisme russe, on oublie que Chlkovski, par exemple, rappelait ceci : « Nous sommes semblables aux riverains de la mer qui n’entendent plus le bruit des vagues… semblables au violoniste qui aurait cessé de ressentir son archer et ses cordes… Seule la création de formes nouvelles de l’art peut rendre à l’homme la sensation du monde, peut ressusciter les choses et tuer le pessimisme » (1985 : 36). Cette reprise par les « formes nouvelles de l’art » est une reprise de vie et non une répétition-révélation. Aussi faut-il toujours entendre le continu des formes, des formes de langage aux formes de vie et l’inverse dans leur plus forte interaction. Ni dégagement, ni réengagement mais écoute des historicités par le continu qui engage au plus près du commencement de la voix pleine de voix.
Le défi que font les œuvres c’est le défi de les accompagner, de nous laisser engager par elles jusqu’à découvrir alors notre liberté comme l’irréversible d’un emmêlement, celui que Baudelaire appelait de ses vœux. Je l’appelle l’irréversible de la relation dans et par le langage, l’irréversible du poème comme voix continuée qui porte chaque œuvre mise en œuvre. J’ai essayé de monter cette activité avec l’ombre comme continu d’un corps-langage et avec la pelote qui déroule et enroule sans début ni fin le racontage d’une relation toujours relancée de tous nos corps-langages comme autant de voix qui (em)portent… S’engager c’est alors « reconnaître, et observer, les activités du continu et leur force dans le langage » (Meschonnic 1995 : 79). Cela demande de toujours recommencer la critique de « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage » parce que ces réconciliations de l’hétérogène conduisent tout droit à l’esthétisation du pire ou à la démoralisation.
Il n’y a pas d’âge pour apprendre à dissocier les activités du continu et les instrumentalismes du discontinu afin d’aiguiser, entre autres, l’écoute de l’imperceptible. C’est de tous les jours et les œuvres mettent le doigt sur cette force dans le langage qui nous engage toujours :
Toute œuvre est une œuvre en cours. Aucune n’est achevée. Ce qu’elle dit est pris entre du non-commencement et du non-achèvement. Elle ouvre invisiblement sur ce qu’elle ne fait pas. Mais c’est à la manière dont elle transforme ce qu’on ne sait pas qu’on peut savoir si elle est forte, et reste en prise sur ce qu’elle s’efforce de penser (Meschonnic 1995 : 79).
Bibliographie :
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Il s’agit du premier vers de « L’adieu au cavalier » dans Apollinaire 1966 : 117.
Pour une lecture « du dedans », je renvoie à Meschonnic1996, 222-252.
La quatrième de couverture de On n’aime guère que la paix (op. cit.) explicite ce on par un nous qui engage le lecteur dans un désengagement puisqu’il n’a pas à réfléchir à cette collectivisation qui lui est imposée : « L’œil des photographes de l’agence Magnum / nous montre la guerre / les pastels de Nathalie Novi nous disent / la couleur des jours paisibles / et les mots des poètes nous crient que les armes /ne doivent plus faire la loi sur la Terre. // Un album constitué de bannières de papier pour que les enfants fêtent la paix » : collectivisation généralisée, des photographies aux enfants en passant par « la » guerre, le discours des pastels, « la couleur des jours », « les mots des poètes ». Plus aucune spécificité !
Il faut espérer que ce grand livre sera un jour disponible en édition pour la jeunesse…
À noter que cet album est traduit de l’anglais par Florence Seyvos et qu’il est publié pour l’édition originale chez Diogenes Verlag AG, Zurich en même temps que l’édition française.
Sur cette notion distincte de l’historicisme, voir Martin 2004 : 331-340.
Cette notion prend sa source dans l’institution par Pierre Nora (1984) des « lieux de mémoire » dont son auteur lui-même a pu observer qu’elle participait à « la boulimie commémorative » alors même qu’elle aurait dû participer à « la distance critique » (préface à l’édition de 1997)
Tout comme l’ombre, la tache « d’encre violette » placée au niveau de l’oreille gauche de l’ours qui nous fait face, est dans l’axe du tourne-page : en haut à droite. Elle constitue donc à l’égal de l’ombre un devenir-lecture un peu comme Gilles Deleuze et Félix Guattari parlaient de « devenir-animal » (1980 : 51) - sur ces notions, je me permets de renvoyer à Martin, 2009 (dernier chapitre).
« Cette fausse autobiographie, racontée par un ours témoin et porte-parole de l’Histoire, offre aux jeunes lecteurs des parcours de lecture à plusieurs niveaux : les différentes scènes rapportées dans cet album en images et en mots - déportation, bombardement, vie quotidienne dans les quartiers urbains américains…-, pourront être confrontées à d’autres mises en mots et en images au cours de lectures en réseau. Du point de vue de la réception, le rythme du récit alterne épisodes dramatiques et apaisements, à propos desquels les jeunes lecteurs pourront exprimer leurs émotions en utilisant éventuellement d’autres domaines artistiques, l’expression dramatique par exemple. Au cours des échanges dans la classe sur leurs lectures de l’album, les élèves seront invités à éprouver leur rapport aux autres, au monde et à eux-mêmes, du fait de l’enjeu symbolique de l’oeuvre et du travail de mémoire qu’elle engage » sur le site de l’Inspection de l’Éducation nationale, circonscription de Landivisiau : http://www.ien-landivisiau.ac-rennes.fr/litterature%20c3/albums_romans_BD/otto.htm
Sur cette assignation de la réflexion historique au témoignage, voir Martin 2008b.
Pour une critique de cet ouvrage, voir Martin 2008c.
Le texte de L. Carroll en anglais: “P R E F A C E // (ADDRESSED TO ANY MOTHER.) // (…) / And my ambition now is (is it a vain one ?) to be read by Children aged from Nought to Five. To be read ? Nay, not so ! Say rather to be thumbed, to be cooed over, to be dogs’-eared, to be rumpled, to be kissed, by the illiterate, ungrammatical, dimpled Darlings, that fill your Nursery with merry uproar, and your inmost heart of hearts with a restful laxness ! (…) // Easter-tide, 1890”.
Il ne faut pas oublier que c’est Victor Cousin (« Il faut comprendre et aimer morale pour la morale, la religion pour la religion, l'art pour l'art ») qui installe, dans La Revue des deux mondes en 1845 la formule dans son positivisme discontinuiste attribuant à l’esthétique le beau et à l’éthique le bien ! Sur ce point, voir Sartre 1972 : 202-203.
Alain Rey note les emplois disparus pour « assaut érotique » (1536) et « querelle bruyante » (1611) dans Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992.
Marielle Macé (« L’assertion, ou les formes discursives de l’engagement » dans Bouju 2005, 61-74) parle certes à son propos d’un « contrat d’assertivité » déplacé voire remplacé par ce qu’elle appelle une « sur-assertion » quand d’autres feraient dans la « sous-assertion » (tel serait le cas d’un Paulhan). Mais cette critique, si elle est attentive à l’énonciation, ne touche pas au cadre conceptuel et même le reproduit en dissociant « imputabilité du discours » et « esthétique de la prose » sur le modèle fréquent d’un doublon éthique/esthétique qu’il s’agit toujours de relier quand la dissociation a été opérée et donc a engagé le discontinu.
Voir Surya, 2004. Michel Surya rattache au fond la position sartrienne à la sienne qui découle de la vision de Georges Bataille (« une littérature sans attaches du moins qu’elle ne se donne librement », 27) tout en en montrant au demeurant ses méandres. Mais à l’un et à l’autre, à plus de cinquante ans de distance, ne peut-on interroger leur même confusion de « la littérature » et des œuvres… confusion consubstantielle à la question fondamentalement philosophique qui les meut, « Qu’est-ce que la littérature ? », quand cette dernière vient toujours recouvrir le problème chaque fois spécifique de ce que fait la littérature avec telle œuvre…
C’est Surya (2004 : 31) qui note cette équivalence et en conclut, sur le même ton (infra n. 16), ceci : « l’autotélie littéraire de Sartre est aporétique : un "tout dire" par principe finalisé exclut que puisse être rien dit qui aille contre ses fins » (32). Mais Surya confirme plus loin la portée démoralisatrice de l’engagement sartrien puisque « les sommaires des premiers Temps modernes formant le plus éclatant démenti des principes prétendus de leur directeur » (33), on n’a plus qu’à s’en remettre à « cette infime partie (mais il se trouve que c’est elle qui le sauve) : libre, la littérature ne l’est que pour autant qu’elle donne librement à l’homme de se connaître lui-même » (ibid.). Où le sujet de tout le processus subjectivant reste bien « la littérature » : aussi Paulhan (1992 : lettre du 10 décembre 1944 à André Gide) avait bien raison de rire contre un tel programme (celui de Sartre poursuivi par Surya) : « vive la littérature, comme on dit, engagée ! Mais Sartre n’arrive à la dégager du marxisme qu’en pivotant sur une liberté humaine cent fois plus légère qu’Albertine » !
C’est exactement à ce point qu’il faut situer l’œuvre de Jacques Rancière (2007).