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mardi 30 novembre 2010

Visage Vert, 17e du nom

Je suis très en retard par rapport au moment où j'ai reçu mon exemplaire, aussi j'espère qu'Anne-Sylvie Salzmann me pardonnera: j'étais pris par d'autres lectures... Voilà mon compte-rendu du 17e numéro du Visage vert. Ou plutôt devrais-je dire mon appréciation personnelle d'une partie seulement du numéro: je n'ai pas tout lu, et mon avis sur ce que j'ai lu n'engage évidemment que moi. Je ne prétends donc pas donner des leçons, simplement donner mon humble impression personnelle: les auteurs et éditeurs prendront dans mon compte-rendu ce qu'ils jugent pertinent, et rejetteront le reste.

Par où commencer? Mettons par le début, soit Romain Verger, dont j'ai vraiment apprécié l'imaginaire étrange et sylvestre, quoique certaines coquetteries de style, parfois un peu lourdes (ainsi du pléonasme “fresque pariétale”) m'engageraient à l'inviter à raffiner son style dans le sens de l'austérité. Je pense sincèrement que la prose de Romain Verger gagnerait à délaisser Huysmans et les autres fin-de-siècle, et à relire Nerval et Hoffmann. Toujours est-il que l'auteur, notamment dans “Sylvia” et “Aux champignons” (“Vlad” m'a semblé plus convenu, et pour tout dire peu intéressant) sait distiller une atmosphère d'étrangeté qui confine parfois au cauchemardesque, et que cette capacité à donner une ambiance à un récit (qui par ailleurs est minimaliste) n'est pas donné à tout le monde. Une plume prometteuse.
La nouvelle de Judith Gautier est assez intéressante, et même si elle ne me semble pas constituer la trouvaille du siècle, elle manie des thématiques qui, pour être devenues des clichés (la fleur mortelle exotique, l'histoire d'amour italienne...) sont néanmoins inscrites dans une narration tout à fait bien menée. “La Fleur-Serpent” se lit et délasse bien, on ne lui en demandera pas beaucoup plus. Du point de vue de l'histoire littéraire, elle ménage un pont intéressant entre le romantisme de Gautier et l'écriture fin de siècle de Vernon Lee, Jean Lorrain, etc.
J'ai énormément apprécié le récit de Rhys Hughes, “La déconfiture d'Hypnos”, qui est à la fois brillamment écrit (et probablement brillamment traduit) et assez inattendu dans sa forme narrative comme dans son ton humoristique. Le titre français est excellent, véritable trouvaille de traducteur. Ce récit de Rhys Hughes me rappelle un peu les Fictions de Borges: je crois que c'est l'impression que l'auteur est parti d'une idée métaphysique un peu bizarre avant de la transformer en récit, et n'est pas parti d'une situation, d'une impression ou d'un personnage. Très drôle en tout cas, et pour le coup c'est (pour moi) une vraie découverte: j'engage le Visage vert, s'il s'en sent les épaules, à traduire davantage de nouvelles de cet auteur gallois dans le cadre de sa maison d'édition fraîchement née.
J'ai du mal, en revanche, à comprendre l'enthousiasme de la revue pour la prose de Cristian Vila Riquelme, dont les récits, certes assez étranges, m'ont vraiment paru poussifs. C'est sans doute aussi l'effet de la traduction, qui en bien des endroits m'a semblé très maladroite, et a laissé des coquilles qui gênent vraiment la lecture (oubli de la ponctuation...). Toutefois, dans “Retour”, l'artifice, autrement appréciable, de l'adresse du narrateur à un “consul” auquel il rendrait un rapport ou écrirait une lettre paraît particulièrement impertinent à la fin du récit quand le dit narrateur disparaît dans l'autre monde... le rendant ainsi incapable de rédiger le dit rapport ou la dite lettre. L'ensemble me fait vraiment penser à un prosateur qui veut faire de la poésie “sans le savoir”, ou plutôt sans le dire, et qui n'y parvient donc guère.
Le conte de Jessica Almonda Salmonson est très bien, mais je me suis vraiment demandé ce que sa version apportait par rapport aux versions folkloriques dont elle s'est inspirée. C'est sans doute mon côté anthropologue qui ressort (d'où sort-il d'ailleurs, vu que je ne suis pas anthropologue du tout?), mais j'ai en général tendance à privilégier les contes populaires aux réécritures, sauf bien évidemment quand celles-ci apportent quelque chose de nouveau (ce qui ne me semble pas être le cas de “La femme qui avait épousé un phoque”). Mais pourquoi pas: en tout cas, c'est une très jolie histoire.

Dans le dossier “Présences cachées” j'ai particulièrement apprécié la nouvelle de John Buchan, les deux autres m'ayant laissé relativement indifférent. “Skule Skerry” est un récit vraiment très bien écrit (et traduit), très fluide, très agréable à lire: on se trouve véritablement face au “beau style” qui fait l'attrait majeur de la littérature anglaise, fût-elle “de genre”, de cette période. Rien de transcendant, encore une fois, mais une belle histoire qui raconte l'entrevue (ou non ?) d'un ornithologue anglais avec un selkie dans les Orcades peut difficilement laisser indifférent un amateur d'histoires où l'autre monde se laisse entrevoir à l'homme aventureux. Par contraste, la nouvelle d'Edward Fredric Benson me semble assez convenue, et pour tout dire relativement poussive: cette entrevue, sur fond d'hôtel suisse mal décrit, avec une espèce inconnue d'hominidés me rappelle “le Horla”, à savoir une sorte de fantastique dépourvue de magie que je ne goûte guère. Quant à Paul Busson, je ne l'ai lu qu'en diagonale, n'appréciant qu'à petites doses l'artifice, ici mis en scène de manière particulièrement lourde, du récit enchâssé.
L'article critique de Michel Meurger est, comme à l'habitude de l'auteur, d'une prodigieuse érudition qui force l'adhésion. Toutefois, on pourra sans doute lui reprocher un goût un peu trop prononcé pour les affèteries stylistiques, goût qui rend parfois un peu difficile d'accès son discours ; ainsi on relèvera “une culture rustique saturée de démonie” pour parler des superstitions populaires ayant trait aux démons et diables, ou bien “le sieur Sänfftle” au lieu d'un sobre et pourtant compréhensible “Sänfftle”, etc. Certaines mises en perspective me semblent par ailleurs maladroites: “Bon sismologue, [Paul Busson] a su capter les vibrations d'un réveil dionysiaque paysan” ; j'ignorais qu'il y eût, à la fin du 19e siècle, un renouveau des croyances païennes en Europe dans le monde paysan, croyant naïvement qu'il s'agissait d'un tropisme qui avait uniquement agité le monde lettré, savant, majoritairement urbain (Machen, Giono, Yeats, Crowley... mais aussi Barrie ou Grahame). Il faudra que Michel Meurger nous le montre, ou alors qu'il révise son jugement ou sa manière d'écrire.

Un dernier mot sur la présentation graphique de la revue, qui d'après ce que j'ai compris devrait encore évoluer dans les prochains numéros depuis que le Visage vert a quitté le gîte de la maison Zulma. La maquette est vraiment très belle et très originale, mais en effet le cadre rend sans doute difficile la mise en pages, et les notes de bas de page au milieu du texte sont assez dommageables. L'illustration, en revanche, est de très grande qualité, et on ne saura jamais assez remercier les petites maisons comme le Visage vert de prendre soin de la qualité visuelle de leurs publications, qui se fait certes à la mesure de leur budget, mais avec goût et ténacité. Merci à vous, et bon vent vers l'autre monde (et retour !).




dimanche 11 juillet 2010

Retour des Orientales 2 - La Perse

Après l'Inde, la Perse était à l'honneur de la dernière demi-journée du festival des Orientales, à Saint-Florent-le-Vieil.

Biographie de Rûmî par Leili Anvar

Deux spectacles avaient été prévus en écho l'un à l'autre, il s'agissait en début d'après-midi de la conférence de Leili Anvar et du concert, très attendu, de Shahram Nazeri, à 18h00. L'un comme l'autre ont été des moments inoubliables, même si la qualité du premier a été très surprenante: je m'attendais à une simple conférence très didactique sur le thème de la poésie d'amour iranienne, et j'ai eu l'une des interventions les plus émouvantes qu'il m'ait été donné d'entendre durant ma courte vie.
Je pèse mes mots: j'ai pourtant eu plus que souvent l'occasion d'entendre des conférences scientifiques, mais celle-ci, soit qu'elle était accompagnée d'une improvisation par l'un des musiciens de Nazeri, soit que Leili Anvar, maitre de conférences à l'Inalco, avait elle-même mis tout son cœur dans la lecture - en langues française et persane - d'extraits de poésie amoureuse de Rûmî, d'Attar, et d'autres poètes (et poétesses) iraniens du XIIe au XVe siècle, cette conférence, donc, m'a laissé complètement transi, coi, pantois. Je crois n'avoir pas été le seul à avoir ainsi compris le sens du mot “transporté”: la poésie d'amour, charnel ou mystique, a je crois cet après-midi bien rempli son rôle extatique.


Shahram Nazeri

Le concert de Shahram Nazeri, de son côté, a été absolument envoûtant, et qui ne connaît pas le Ravi Shankar du chant perse, la star de la musique traditionnelle iranienne, n'a plus qu'à aller la découvrir pour être convaincu. Ce que j'ai entre autres apprécié ce soir là, c'est l'humilité de ce grand artiste: la programmation ne le mettait pas en avant, et laissait toute sa place aux musiciens qui l'accompagnaient, et qui ont ainsi pu faire montre de leur virtuosité et de leur sensibilité propres. Le grand chanteur nous a chanté à l'occasion de son passage en France un extrait du Livre des rois du poète Firdousi, qui, comme nous l'a rappelé Leili Anvar en début de concert, a été composé il y a tout juste mille ans, en l'an 1010. L'extrait choisi m'a laissé pensif, il s'agissait de l'histoire, résumée par Leili Anvar en début de concert lors de sa présentation, d'un roi tyrannique et surtout usurpateur, qui s'est trouvé défait par le prétendant légitime du trône, lui-même aidé par un forgeron puissant, symbole du peuple. Allusion au régime iranien actuel? Probablement: c'est par le mythe que la musique répondrait de manière détournée à l'histoire. Toujours est-il que mythe et réalité se sont ce soir-là trouvés joints dans le chant d'un aède venu d'Orient.



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Une note funeste néanmoins pour cette édition du festival, sans doute: alors même que des artistes perses comme Shahram Nazeri étaient, dans le document de présentation du festival, présentés comme très libres dans leur rapport à la religion musulmane (“L'âme perse a toujours préféré s'immerger dans cet océan de la transe et de la connaissance symbolique plutôt que de se laisser porter par le fleuve calme de la légalité religieuse”), on s'interrogera sur la tribune laissée dans le même festival à Tariq Ramadan, pourtant connu pour son double discours et son accointance avec les franges les plus radicales de l'islam.
Et surtout, quoi que l'on pense du personnage, que vient faire une conférence sur “l'islam aujourd'hui" dans un festival de musique, fût-elle orientale? A part une lubie incompréhensible d'Alain Weber, le directeur artistique qui est pourtant d'habitude de jugement plus sûr, je ne vois pas d'autre explication à ce "point noir" qu'une intrusion du politique dans la programmation. Hervé de Charette, député Nouveau Centre et maire de Saint-Florent-le-Vieil, mais aussi président de l'Institut français de finance islamique, y aurait-il été de son grain de sel? Dans tous les cas, il y a des moments où devrait seul régner le symbolique, et où le politique devrait avoir la sagesse de s'éclipser.

mardi 6 juillet 2010

Retour des Orientales 1 - L'Inde

Le weekend dernier, Cha et moi étions sur un petit nuage. La dernière édition du festival des Orientales à Saint-Florent-le-Vieil, la patrie de Julien Gracq, nous a permis de découvrir bien des artistes talentueux, et de nous envoler un peu vers d'autres horizons.

Arrivés tard le samedi soir, nous avons pu assister à la “nuit indienne” intitulée Rising Stars, nuit consacrée à la découverte de jeunes artistes prometteurs de musique classique indienne.

Rama Vaidyanathan (origine site de la danseuse)

La soirée commençait, à 23h00, par un spectacle de danse de Rama Vaidyanathan, accompagnée de son ensemble. Jeune artiste talentueuse, Rama Vaidyanathan s'est donnée corps et âme à une ancienne danse rituelle, la danse bharata natyam, qui consiste à danser les vieilles légendes mythologiques hindoues. Il s'ensuit une danse extrêmement évocatrice, à la limite du mime parfois, qui raconte de manière virtuose et évocatrice les aventures de Krishna , Shiva et des autres divinités du panthéon indien. Il faut souligner que Rama Vaidyanathan a eu le souci de faire partager le maximum de son art avec le public, dans la mesure où elle racontait les mythes en les mimant avant d'entamer chacune de ses danses, accompagnées par un flûtiste, un joueur de tabla et une chanteuse. Le spectacle était splendide, et c'était probablement la partie de la nuit indienne que j'ai préféré, très probablement en partie du fait que mon attention fatiguée a baissé pendant les deux autres spectacles.
La seconde partie de la nuit était consacrée à un concert de trois musiciens virtuoses d'Inde du nord, Debapriya Adhykary (chant khyal), Samanwaya Sarkar (sitar) et Madhurjya Barthakur (tabla, jugalbandi), qui dans la plus pure tradition hindustani ont improvisé sur un raga. Néanmoins, contrairement à l'habitude qui consiste à mettre en valeur un seul musicien en l'accompagnant de manière relativement discrète, le chanteur et le cithariste se sont ici partagé la vedette en dialoguant mélodiquement tout au long du concert, accompagnés par le joueur de tabla qui a également montré de quel bois il était fait vers la fin de la représentation. Trois musiciens virtuoses, pour un concert nettement plus contemplatif, mais tout aussi fascinant que le premier.
Le troisième concert, qui a commencé vers 1h30 du matin environ, s'est déroulé devant une assemblée plus éparse. Pourtant, il est très rare d'avoir l'occasion d'entendre un concert de shehnaï, le hautbois indien. Les frères Sanjeev & Ashwani Shankar, accompagnés d'un musicien occidental étudiant l'art du shehnaï en Inde ont pu nous faire découvrir cet instrument avec l'accompagnement traditionnel des tablas et de la tampura. Vous pouvez voir et entendre un extrait ici. Que dire sinon que, à 2h00 du matin, sous le chapiteau du festival, on se serait cru dans un temple lointain? En entendant cet instrument, j'ai compris pourquoi il avait tant servi à orner les rituels religieux: le son est empreint d'une telle emphase, d'une telle profondeur qu'il est particulièrement apte à donner une image, mobile et éternelle, du sacré.


Krishna, dieu de l'amour, accessoirement de la flûte et des bergers (origine Wikipedia).

Le lendemain matin, nouveau spectacle de Rama Vaidyanathan. Le spectacle avait lieu cette fois-ci au palais Briau, un improbable ensemble d'édifices, pour moitié en ruines, donnant sur la Loire au milieu d'un immense parc. L'ensemble, tout de brique mais imitant l'architecture des villas italiennes, avait autrefois été construit pour un grand industriel du chemin de fer du Second Empire. Dans l'entrée du palais transformée pour l'occasion en salon de danse oriental, on se serait cru dans le Salon de musique de Satyajit Ray. Les danses de Rama, ce matin, tournaient autour du dieu Krishna, grand flutiste s'il en est.
La danseuse nous a ainsi raconté une splendide lamentation aux oiseaux, où une femme amoureuse de Krishna, harangue les volatiles autour d'elle, la perruche, l'aigle, etc., en leur demandant de porter sa plainte au dieu pour qu'il vienne à lui. Jamais la mythologie de l'oiseau transport de l'âme vers les dieux ne m'a semblé aussi proche. Cela m'a rappelé une autre soirée, où d'autres histoires d'oiseaux nous avaient été contées. Décidément, je crois que j'aime les oiseaux autant que j'aime les arbres, surtout quand ils sont chantés, dansés, joués, racontés de cette merveilleuse manière.

samedi 7 novembre 2009

Jean Rouch à la BNF


Rina Sherman - Que la danse continue - 2007 - 78'

J'avais dit que j'en reparlerais. Cinq ans après sa disparition, l'héritage de Jean Rouch prend corps. A l'occasion du mois du film documentaire, la BNF, les archives françaises du film du CNC et le Comité du Film Ethnographique se sont associés pour présenter une grande rétrospective consacrée au "sorcier blanc de l'Afrique". L'évènement a commencé le 3 novembre et se poursuivra jusqu'au 3 décembre, avec notamment deux rendez-vous importants : un colloque international du 14 au 20 novembre, et surtout des séances spéciales de projection les 14 et 15 novembre.


Jean Rouch - La Chasse au lion - 1965 - 80'
J'ai eu l'occasion de voir trois ou quatre de ses films dans le coffret que les Editions Montparnasse lui ont consacré, dont Les Maîtres fous, Moi, un noir, ou bien La Chasse au Lion , et je dois dire qu'ils ont laissé sur moi une très forte impression. Si Lévi-Strauss, qui vient de nous quitter, a choisi le Brésil comme terrain de prédilection, Jean Rouch a investi l'Afrique, et il en a tiré un oeuvre hors du commun, à la croisée de l'ethnographie et du cinéma. Et comme il a pénétré l'âme africaine, comme il a saisi l'expérience de l'homme face à l'homme, de la nature en l'homme, et de l'homme dans la nature ! Une œuvre pour l'éternité.
Dans un registre tout-à-fait différent, je profite de ce billet pour évoquer rapidement la sortie de l'album d' Héloïse Combes, une chanteuse que j'ai découverte sur myspace (elle a aussi un blog de dessin). En fait son album ne sort que dans un mois apparemment, mais il est déjà disponible en la contactant sur son myspace. C'est tout-à-fait charmant, elle fait de la chanson pour enfants, accompagnée par des instruments anciens... une bonne manière d'amener les petits enfants à la musique avec goût et bonne humeur, il me semble. Un tout petit évènement à côté de Jean Rouch, mais je voulais en parler car je crois que cette initiative "baroque-enfants" est judicieuse. A vous de voir !

vendredi 11 septembre 2009

La Fabrique des Images

Philippe Descola

Le 16 février 2010 commencera la troisième exposition anthropologique au Musée du Quai Branly (détail ici, page 7). C'est Philippe Descola, spécialiste d'anthropologie de la figuration et professeur au Collège de France, qui en est le commissaire d'exposition. 150 oeuvres seront présentées selon les 4 modes d'identification au monde théorisés par Descola dans son dernier ouvrage Par-delà nature et culture.
Descola postule qu'il y a "différentes façons de distribuer des qualités aux existants [éléments du monde]", c'est-à-dire différentes façon de leur imputer "une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celle dont tout humain fait l'expérience".
Il distingue 4 formes :
- l'animisme : c'est "la généralisation aux non-humains d'une intériorité de type humain combinée à la discontinuité des physicalités corporelles".
Opposé
- le naturalisme : "Ce n'est pas par leur corps mais par leur esprit, que les humains se différencient des non-humains".

- le totémisme : "L'identification totémique est fondée sur le partage, au sein d'une classe d'existants regroupant des humains et diverses sortes de non-humains, d'un ensemble limitatif de qualités physiques et morales que l'entité éponyme est réputée incarner au plus haut degré".
Opposé
- l'analogisme : "L'identification analogique repose sur la reconnaissance d'une discontinuité générale des intériorités et des physicalités aboutissant à un monde peuplé de singularités". Il convient ensuite de trouver des correspondances stables.

Cette exposition figurative montrera des masques, sculptures, et tableaux de diverses origines, faisant se croiser les inuits, les aborigènes, les chinois mais aussi les maîtres flamands, sous un regard anthropologique. En bref, une exposition qui promet d'être passionnante !

Pour lire Philippe Descola
- sur la théorie de la Fabrique des images, voir ici.
- sur l'anthropologie de la nature et la figuration animiste, voir là.

samedi 31 janvier 2009

Ramayana

A ne pas manquer ce soir, la diffusion en direct, en streaming par internet, du concert-spectacle sur l'épopée du Ramayana qui se déroule à la Cité de la musique à partir de 20h00. J'avais déjà eu l'occasion, en septembre dernier, d'assister à une partie de la nuit indienne: c'est évidemment beaucoup moins bien que sur place, mais ça vaut néanmoins le coup d'œil (et d'oreille). Pour les parisiens, peut-être reste-t-il encore des places?
Le Râmâyana est un des textes-sources de l'hindouisme, ici mis en théâtre/musique/danse, selon la tradition du théâtre khon, par une des plus prestigieuses troupes thaïlandaises de spectacle vivant (elle émane directement du Ministère des Beaux-Arts de Thaïlande).

lundi 5 janvier 2009

Mame

Un petit mot pour présenter rapidement le projet de recherche sur lequel je travaille depuis maintenant plus de 4 mois, sous la houlette de Cécile Boulaire, maître de conférences à l'université de Tours. Il s'agit d'un projet de recherche de 3 ans consacré à l'éditeur Mame, à Tours, qui historiquement est spécialisé d'une part dans l'édition religieuse, d'autre part dans la littérature enfantine. La famille exerce le métier d'imprimeur depuis le XVIIIe siècle à Angers, mais son "apogée" se situe au XIXe siècle avec Alfred Mame, à Tours, qui industrialise considérablement la production. C'est l'une des grandes personnalités tourangelles de l'époque, et sa production, très importante quantitativement, inonde le marché francophone du livre de prix et d'étrennes durant une bonne partie du XIXe siècle. On trouve sa trace jusqu'au Canada. La maison d'édition péréclite après la seconde guerre mondiale puis Vatican II, mais il existe toujours un atelier d'imprimerie, qui s'occupe notamment des publications de la RMN.

Les Forêts de la France, Mame, 1886.

Le projet d'étude est pluridisciplinaire, et réunit historiens du livre, de la littérature, de la religion, et de l'art dans la mesure où la plupart des ouvrages, notamment ceux pour la jeunesse, sont illustrés (c'est là que j'interviens).
Pourquoi me mets-je donc à parler maintenant de ce programme de recherche? C'est que le Carnet de recherches du projet vient d'être lancé. Par ailleurs, je ne peux pas trop parler de mon sujet de recherches, car les images sur lesquelles je travaille ne sont pas libres de droit, et parler des images sans les montrer... Pour les amateurs, une journée d'étude ouverte au public est prévue le mardi 13 janvier, à l'université de Tours.

samedi 27 décembre 2008

Les chats noirs sont des génies

Second épisode, après Edgar Allan Poe, des avatars du genius loci dans les chats noirs de la littérature.
Je viens de terminer le Capitaine Fracasse de Gautier. Et je tombe donc sur l'épisode final durant lequel le héros, Sigognac (de son nom de scène le Capitaine Fracasse), enterre son chat noir, prénommé Béelzébuth, qui est mort d'une indigestion après le festin qui clôt les aventures de Sigognac. Celui-ci a tout pour être heureux: il est de retour dans son foyer, le château de ses ancêtres, avec son aimée, Isabelle, avec laquelle il vient de se marier après avoir vécu bien des aventures et traversé bien des épreuves. La mort de l'un de ses animaux domestiques préférés (il y a aussi son chien Miraut et son cheval Bayart, qui finissent le roman en parfaite santé) semble donc une ombre inexplicable au tableau complètement idyllique de cette scène finale de roman, d'autant plus étrange que le chat meurt d'une mort peu noble: d'avoir trop mangé.
Mais l'enterrement du chat, sous l'églantier du jardin qui a vu les premières preuves d'amour entre Isabelle et Sigognac, permet au héros de trouver un coffre rempli de trésors, vestige oublié de la richesse passée de l'un de ses ancêtres. Le chat se fait donc involontairement le médiateur de la découverte d'une richesse supplémentaire. Ne serait-ce donc que parce qu'il agit en quelque sorte magiquement, par l'intermédiaire de son propre sacrifice, pour accroître la richesse de son maître et rénover la richesse de la famille, ce chat mérite de revêtir la fonction de genius loci attaché à un lieu, le château, et à une lignée prestigieuse, les Sigognac. Mais Gautier enfonce le clou avec ce bel excipit, où Sigognac s'adresse à son épouse Isabelle:

« Décidément, dit le baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s'en va quand arrive l'ange. Il n'avait plus rien à faire, puisque vous m'apportez le bonheur. »

Photographie de Tim Ershot d'un mur parisien.

La fonction de génie tutélaire attaché à une famille et un lieu était en quelque sorte annoncée, comme dans la nouvelle de Poe, par son nom mythologico-religieux, Béelzébuth, divinité infernale... Surtout, on constate qu'a lieu une passation de pouvoir entre le génie domestique associé aux forces chtoniennes, le chat Béelzébuth, et « l'ange » Isabelle, associé au contraire à une symbolique du bien, de la lumière, de la vertu, etc. Non que ce chat soit particulièrement vicieux, mais il est associé à une période de la vie de Sigognac que celui-ci voudrait bien enterrer: celle où il se morfondait, triste et sans le sou, dans son château en ruines. L'arrivée d'Isabelle signifie donc l'arrivée d'une nouvelle période dans sa vie: celle d'une vie rénovée, placée sous le signe du bonheur et de l'abondance, dans un château entièrement restauré.

Cette nouvelle vie, sous forme de happy end, commence à la fin du roman de Gautier, et celui-ci ne s'y attarde donc pas outre mesure. Mais il est amusant de constater que l'écrivain, pour symboliser ce passage d'une condition à une autre, a élaboré une scène, à la signification quasi religieuse, d'enterrement d'un génie tutélaire, qui symboliquement laisse place à une nouvelle âme du château ancestral en charge de le rénover: Isabelle. Ceci constituant une nouvelle preuve de la prégnance des motifs mythiques dans la littérature, notamment durant la période romantique, sous des formes qui pourraient passer, au premier abord, pour anecdotiques.

dimanche 16 novembre 2008

Ouaknin, Kiefer et la kabbale

En écoutant Michel Cazenave sur France Culture il y a quelque temps (c'était l'émission du 8 novembre, je ne pense pas qu'elle soit encore podcastable, malheureusement), Charlotte et moi sommes tombés sur une entrevue avec un personnage hors du commun, Marc-Alain Ouaknin. Il a même sa page wikipedia, c'est dire. Rabbin, docteur en philosophie et professeur de littérature comparée, il parlait alors du problème de l'interprétation des textes bibliques. Ce qui m'a frappé, c'est d'abord son propos que j'ai trouvé absolument passionnant, ensuite le fait que je l'ai retrouvé dans l'émission de Victor Malka le lendemain, le 9 novembre, à croire qu'il avait campé à Radio-France pendant la nuit (mais certaines émissions doivent être, je crois, pré-enregistrées, de toute façon, non? J'avoue mon ignorance dans ce domaine), et enfin le fait qu'il sorte trois bouquins quasiment en même temps (Zeugma, mémoire biblique et déluges contemporains, aux éditions du Seuil, Mystères de la Bible aux éditions Assouline et Invitation au Talmud aux éditions Flammarion, une réédition).
Du coup on a fait quelques petites recherches sur le net, et on a vu qu'il avait fait une conférence sur Anselm Kiefer et la kabbale à l'occasion de Monumenta 2007. Très intéressant, même si le début tarde un peu à se mettre en place. Mais bon, c'est une conférence, pas un cours... Toujours sur le site de Monumenta, il y a également tout un entretien avec ce rabbin, où il explique notamment la conception judaïque du Livre, qui n'est pas seulement un objet de consommation, un media qu'on peut jeter après usage, mais un objet rituel, envers lequel le lecteur s'engage physiquement, de tout son être, et pas seulement de manière intellectuelle. Passionnant. Dans le même registre, une table ronde d'universitaires sur la kabbale, l'alchimie et l'art de Kiefer, dont le propos reste assez grand public, mais qui a l'immense mérite de tordre le coup à certains préjugés (nombreux en matière d'ésotérisme), et par ailleurs d'être très clair. Ce qui est également assez rare dans le domaine de l'ésotérisme. Très bonne introduction à l'histoire de la kabbale et à celle de l'alchimie si l'on n'y connaît pas grand chose (comme moi). En tout cas c'est très agréable et intéressant à écouter quand on doit donner le biberon à un nourrisson à 1h30 du matin.

Anselm Kiefer, Zim Zum, 1990, National gallery of Art, Washington.


Je regrette vraiment d'avoir manqué le Monumenta de 2007. D'autant plus que celui de cette année, avec Richard Serra, était pour le coup assez décevant. En regard de la richesse de l'œuvre de Kiefer, la Promenade de Serra fait pâle figure.

samedi 11 octobre 2008

Jamais deux sans trois

Le samedi 22 novembre à 9 heures, dans la salle des Colloques de l'université Grenoble 3-Stendhal, aura lieu la soutenance de la troisième thèse française sur les contes de Grimm. La première étant celle d'Ernest Tonnelat, en 1912, et la deuxième étant... la mienne, l'année dernière, quoique je n'aie étudié les contes que de seconde main, et que mon objet principal ait été les illustrations.

La thèse de Natacha Rimasson-Fertin a pour objet une étude comparée, à la fois littéraire et anthropologique (histoire des croyances populaires), des contes de Grimm et d'Afanassiev. C'est un doctorat d'allemand, qui a pour titre:

L'autre monde et ses figures dans les Contes de l'enfance et du foyer des frères Grimm et les Contes populaires russes d'A. N. Afanassiev.

Caspar David Friedrich, Brouillard, 1807, huile sur toile, 34,5x52cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

Je précise simplement que Natacha est la traductrice de la prochaine édition critique des contes de Grimm, à paraître l'année prochaine chez Corti. Bon courage à elle pour la dernière ligne droite.

dimanche 29 juin 2008

Crowley, Crowley, Crowley

Je pensais que l'intrusion d'Aleister Crowley au centre Georges pompidou relevait de l'accidentel, que c'était un événement sans lien avec d'autres... mais non, c'est à un véritable (même si très marginal!) engouement que l'on assiste actuellement à Paris. En lien avec l'exposition Traces du Sacré, une exposition de peintures de Crowley, retrouvées près de son "abbaye de Thélème" près de Cefalu, en Sicile, prend place au palais de Tokyo pendant un mois. Sauf que c'est pendant le mois de juin, et que le dernier jour, c'est aujourd'hui! Alors hâtez-vous si vous êtes intéressé, sachant que le Palais de Tokyo est ouvert de midi à minuit.

Crowley est loin d'être un grand peintre, mais ses oeuvres sont si rarement l'objet d'une exposition qu'il faut aller y faire un tour. Il y a notamment sa canne en bois sculpté, qui provient d'une collection particulière: autant dire que vous n'aurez quasiment plus l'occasion de voir autrement qu'en photo la canne du grand mage...
Je suis moi-même allé hier au palais de Tokyo, sur le conseil d'un ami avec qui j'assistais vendredi soir à la dernière soirée des concerts organisés pour John Zorn, à la Cité de la Musique. Dixit cet ami (je n'ai pas assisté aux autres soirées), c'était l'une des meilleures représentations de la semaine, avec le mardi soir, pour le concert "The Dreamers" avec Marc Ribot. La soirée Painkiller- Necrophiliac, avec Mike Patton, était semble-t-il décevante. En tout cas, celle de vendredi soir, intitulée "Magick", était à tomber par terre.
John Zorn

Pour une fois, John Zorn n'était pas sur la scène, et on a eu droit à un ensemble de compositions pour instrumentations classiques, toutes à thème occultiste... dont la dernière était interprétée par le Crowley Quartet. Il semble donc que l'influence de Crowley sur la musique ne se limite pas à la scène rock de Los Angeles des années 1970, ou encore à Throbbing Gristle, mais qu'il inspire également la musique savante, à travers un compositeur comme John Zorn.

Pendant la soirée, il y a eu d'abord un trio de violoncelles, pour une pièce intitulée "777", dédiée à John Dee, le célèbre kabbaliste anglais du XVIe siècle, puis "Gri-Gri", une pièce néo-chamanique pour percussions, avec le talentueux William Winant aux commandes. Ensuite, "Sortilège", pour deux clarinettes basses, et "fay ce que vouldras", une oeuvre pour piano seul interprétée par Stephen Drury, très impressionnant: je n'ai jamais vu un piano torturé et caressé de la sorte, avec une telle maîtrise. Enfin, "Necronomicon", la pièce la plus crowleyienne, interprétée par le Crowley Quartet, 3 violons et un violoncelle, a achevé de me convaincre du génie de John Zorn, et de la virtuosité de ses interprètes.

Un article sur Rue 89 nous dit que l'exposition du palais de Tokyo n'est qu'un avant-goût d'une prochaine exposition qui serait organisée sur les rapports entre arts d'avant-garde, occultisme et contre-culture rock... je ne sais pas d'où l'auteur a tiré cette information, dont il ne donne pas la source. Ca ressemble en tout point à l'exposition Traces du sacré: je me demande si Jean-Yves Camus, l'auteur de cet article, n'aurait pas pris cette dernière pour un "projet à venir", allez savoir pourquoi. En tout cas, si M. Camus ne se trompe pas, et qu'une nouvelle exposition sur ce sujet est organisée, ça vaudra vraiment le coup d'aller y faire un tour. A suivre...

mardi 3 juin 2008

Art et sacré: deux colloques

J'adore faire de la publicité pour des manifestations auxquelles je ne pourrai pas aller... ce n'est pas l'envie qui me manque, davantage le temps.
Deux colloques ayant l'air très intéressant se tiennent à l'INHA, le 12 juin et le 13 et 14 juin.

Le premier rejoint curieusement les interrogations développées dans l'exposition Traces du sacré, et rassemblera des interventions consacrées au thème: "L'artiste comme voyant, l'artiste comme chamane. Un dialogue entre le romantisme et les années 1970." En fait de dialogue, on a plutôt l'impression d'avoir affaire à deux monologues, vu que les interventions sur le romantisme sont rassemblées le matin, et celles sur les années 1970 l'après-midi. Il n'empêche que plusieurs de ces interventions abordent des sujets tout à fait passionnants, comme celle de Julie Ramos qui parlera de Théophile Bra, une sorte de William Blake français très peu connu en dehors des passionnés ou des spécialistes de la période romantique.

Théophile Bra

Le second colloque est beaucoup plus important en terme de taille: il dure deux jours, et est consacré au nu à la Renaissance, dans ses relations et contradictions avec le religieux. Thème classique, mais toujours passionnant. L'après-midi consacrée au problème de la représentation de la nudité du Christ semble particulièrement intéressante. Maurice Brock, l'un de mes anciens professeurs, y parlera.

lundi 2 juin 2008

Traces du Sacré

S'il y a une exposition à voir en 2008, c'est Traces du sacré, à Beaubourg. Je n'ai jamais vu autant d'œuvres rares et inédites rassemblées en un seul endroit. C'est une exposition d'interprétation qui essaye de retrouver, dans l'art du XXe siècle, des rapports inattendus entre l'art et le sacré. Je dis "inattendus", car l'historiographie de l'art contemporain néglige en général - excepté les quelques travaux importants qui existent sur l'art abstrait et la spiritualité - volontiers les notions de sacré ou de spiritualité, qui alimentent cette fois-ci entièrement la perspective de l'exposition. Bien sûr, on trouve ça et là des études concernant les rapports de tel ou tel artiste ou groupe d'artistes avec la religion, le mythe, la spiritualité... mais en faire un fil conducteur de l'ensemble de la production artistique du XXe siècle, voilà une idée difficile à mettre en œuvre, et qui vient d'être réalisée par Jean de Loisy, commissaire d'exposition, assisté d'Angela Lampe.


Le parti pris est donc passionnant. Le point de départ théorique en semble néanmoins discutable, qui consiste à estimer que le XIXe siècle, avec la figure de Nietzsche, aurait porté un coup fatal à la spiritualité et la religion, et qu'on n'en retrouverait ainsi que des "traces" dans l'art du XXe siècle. Si le désenchantement du monde est un phénomène relativement évident dans les sociétés occidentales du XIXe siècle, pourquoi penser les spiritualités des artistes du XXe siècle uniquement comme des "traces"? Le terme semble bien faible quand on voit l'ambition des œuvres exposées, et l'impact esthétique de certaines d'entre elles.

Certes, il n'y a souvent pas de continuité entre les traditions desquelles se réclament les artistes et les artistes eux-mêmes, et on ne peut ainsi que rarement parler d'art religieux au sens institutionnel du terme. Mais si les artistes construisent leurs spiritualités de manière hétéroclite, pourquoi ne pas parler alors de "constructions du sacré", ou de "quêtes du sacré"? L'implication spirituelle de certains artistes dans leur pratique artistique semble souvent trop importante pour qu'on parle seulement de "traces", qu'on fasse comme si le sacré n'était qu'une influence parmi d'autres, alors que vraisemblablement elle joue un rôle central dans la création de beaucoup des œuvres exposées.


Tous les angles de vue possibles entre art et sacré semblent en tout cas avoir été adoptés, du blasphème de certaines œuvres contemporaines à l'architecture religieuse du Corbusier, en passant par l'art extatique de l'expressionnisme abstrait, la photographie spirite de la fin du XIXe siècle, la mythologie surréaliste et les réflexions théosophiques des membres du Bauhaus.

Aleister Crowley & Lady Frieda Harris, The Aeon (arcane majeure n°20, tirée du Tarot de Thoth, 1943)

Parmi les raretés inattendues, une sculpture de Rudolf Steiner, une splendide esquisse de Munch, un autoportrait d'Aleister Crowley, ainsi que des originaux de son tarot de Thoth, conservés au Warburg Institute de Londres. Un pont inattendu, parce que très peu étudié, est également fait entre l'œuvre de Crowley et les artistes de la beat generation, avec la projection notamment du film Lucifer Rising de Kenneth Anger (1972, avec une musique psychédélico-expérimentale de Jimmy Page). Un grand moment de bonheur devant ce délire satanico-égyptien. Je me suis même demandé si ce film n'avait pas inspiré le scénariste de L'exorciste... mais c'est une autre histoire. En attendant, vous avez jusqu'au 11 août pour aller voir cette exposition, qu'on peut à mon humble avis qualifier d'historique.

mercredi 14 mai 2008

Ethnopoésie

Calligrammes masora, deux exemples tirés de marges de manuscrits hébreux médiévaux.
Dans la suite de ce que nous disions en mars dernier sur les rapports entre chamanisme et poésie, Charlotte m'a signalé l'existence d'un excellent site internet, ubu, qui comprend une section sur l'ethnopoésie, tenue justement par Jerome Rothenberg, l'auteur/compilateur des Techniciens du sacré. En plus de textes explicatifs sur cette nouvelle discipline qui veut se situer au carrefour entre littérature, musicologie et anthropologie, le site construit par Jerome Rothenberg offre énormément de documentation.
Un "palimpseste néolithique", retranscription d'un décor pariétal, Les trois frères, France.
Des retranscriptions de poèmes, bien sûr, mais également des documents sonores, ainsi que quelques "poèmes visuels", qui vont, avec l'habituel et fécond syncrétisme de Rothenberg, des fresques paléolithiques, témoins d'un mode d'expression dans lequel l'image et l'écrit n'étaient pas encore distincts, jusqu'aux calligrammes de Guillaume Apollinaire, en passant par une représentation kabbalistique de la voûte étoilée sous la forme d'un firmament de lettres éparses.
Un firmament alphabétique sacré, oeuvre de Jacques Gaffarel, kabbaliste chrétien du XVIIe siècle.

Calligrammes d'Apollinaire, début XXe siècle.

Sur la poésie visuelle, Anne-Marie Christin a déjà bien mis en rapport, dans son livre L'image écrite, ou la déraison graphique, les expérimentations des avant-gardes avec les fresques primitives - et avec la calligraphie chinoise, ce que ne fait pas Rothenberg (on ne peut pas tout faire!). L'originalité de Rothenberg se situe donc dans quelques-unes de ses sources - il est allé chercher loin dans le chamanisme contemporain ainsi que dans la religion juive -, et surtout dans sa mise en exergue du matériau sonore des poèmes. Les documents audiophoniques qu'il met à disposition sont de toute beauté, rassemblant poèmes sonores, musiques vocales et litanies religieuses de tous les continents. A déguster.

samedi 3 mai 2008

Le Mont de l'Archange

Cela est bien connu de tous les spécialistes du patrimoine : un monument historique, quelque soit sa destination initiale, ne peut se passer d'une activité à caractère commercial qui lui permette de vivre - surtout quand on imagine le prix que vont coûter les travaux de désensablement qui viennent de commencer. Le Mont Saint-Michel, inscrit au patrimoine de l'UNESCO, appartient désormais "à tous"; il est le symbole glorieux d'une culture aujourd'hui disparue mais toujours rayonnante, dont l'appropriation par chacun semble être la seule garantie de pérennité.

D'où un certain sentiment amer : ce Mont, nous l'aimons, mais il est devenu insupportable d'y mettre les pieds tant on se fait marcher dessus. Le Mont Saint-Michel a-t-il vraiment mérité de devenir cet Euro-Disney normand?

« Un jour, pendant son sommeil, Aubert, l'évêque d'Avranches, très aimé de Dieu pour sa ferveur, reçut, par une révélation angélique, la demande de construire, au sommet du (Mont Tombe), un sanctuaire en l'honneur de l'Archange en sorte que celui dont on fait mémoire au mont Gargan soit aussi honoré en pleine mer. La construction fut rapide. Et bien qu'il eût offert son oeuvre à Dieu, l'évêque Aubert restait tourmenté parce qu'il manquait des témoignages de l'archange Michel. Celui-ci le chargea d'envoyer des frères au mont Gargan... Le 16 octobre, Aubert, l'homme de Dieu, acheva la dédicace du vénérable sanctuaire. » Révélatio, manuscrit 210 du Mont, conservé à Avranches, X° siècle.


En 708, quand l'évêque d'Avranches reçoit cette révélation, il entrevoit la construction d'un gigantesque sanctuaire qui puisse faire honneur à l'Archange Saint-Michel. 1300 ans plus tard, le Mont Saint-Michel n'a pas pris une ride. Il est même devenu le premier site touristique français (hors Ile-de-France) avec ses 3 millions de visiteurs chaque année. Pour ouvrir les festivités prévues pour les 1300 ans du Mont Saint-Michel, il ne fallait pas moins que la présence d'un des plus éminents responsables de l’Église catholique en France et l’un des principaux interlocuteurs religieux des pouvoirs publics : j'ai nommé Monseigneur André 23, Cardinal catholique, archevêque de Paris et président de la Conférence des Evêques de France (CEF). André 23 est à mon avis un des personnages les plus intéressants en ce moment dans le paysage catholique français, et surtout un des plus loquaces. En témoigne la série d'émissions "à voix nue" réalisée par France Culture et diffusée le mois dernier, où l'homme aborde à peu près tous les sujets du monde actuel avec une liberté et une lucidité confondantes. Sans doute nous tenons là l'une des voix essentielles de l'Eglise catholique pour l'avenir.

Cette intervention de Monseigneur André 23 pour l'ouverture des festivités du Mont Saint-Michel le 1er mai, au cours de laquelle il a célébré une messe solennelle, est une date importante je pense pour ce haut lieu de prière monastique, qui s'est vu dépossédé de sa destination première en raison de l'affluence de touristes souvent moins soucieux de spiritualité que de spectaculaire. Un évènement symbolique, donc, qui a le mérite de replacer le Mont Saint-Michel dans son histoire. Comme le dit lui-même l'archevêque, Le 13è centenaire du Mont, c'est le signe de la continuité de la présence chrétienne en ce lieu de prière monastique qui a repris il y a quelques dizaines d'années et qui continue aujourd'hui. C'est le signe de la fécondité de la foi à travers la beauté du monument". Voilà de saines paroles. En espérant que l'année de festivités qui s'ouvre s'inscrive sous ce signe.
Rendons au Mont Saint-Michel ce qui lui appartient - sa raison d'être : plus qu'une merveilleuse bâtisse qui nous parle depuis les âges les plus reculés, un lieu entièrement dédié à l'Archange. Et retenons ces mots de l'évêque d'Avranches :

"[...]Si les pierres pouvaient parler, elles nous diraient que le Mont-Saint-Michel, avant d’être cette étonnante construction, est d’abord un grand élan vers le ciel, vers Dieu : un lieu de louange et de prière à nul autre pareil[...]"
extrait du discours de Stanislas Lalanne, évêque de Coutances et d'Avranches.

jeudi 3 avril 2008

Rapport sur les dérives sectaires: satanisme et néochamanisme

Le nouveau rapport (2007) de la Miviludes vient d'être rendu public. Outre l'article habituel concernant les plus gros groupes sectaires, de type scientologie, moon, raël, etc., et l'information concernant les dérives de la pratique d'entreprise du coaching, deux passages m'ont semblé particulièrement intéressants: ceux concernant les pratiques néochamanistes d'une part, et les pratiques satanistes d'autre part. Ce qui est intéressant dans ces deux derniers cas, c'est qu'on n'a pas une seule, ou même plusieurs grosses organisations qui feraient la promotion de pratiques dangereuses, mais plutôt une sorte de "mode" indéterminée (passant par le new age
d'un côté, par la musique metal/gothique de l'autre), dans laquelle on retrouve, çà et là, des pratiques à caractère sectaire.

L'exemple du satanisme est sur ce point relativement évident : l'enquêteur de la Miviludes est bien en peine, à part quelques groupuscules néo-nazis de peu d'importance (ce qui n'enlève rien à leur pouvoir de nuisance, soit dit en passant), de citer le nom de véritables organisations fédératrices du satanisme en France. Dans ce contexte, donner des chiffres précis s'avère être un argument particulièrement fragile:

Aujourd’hui, en raison du secret dont s’entourent ces groupes, il est difficile d’en estimer le nombre et notamment celui des groupes structurés, mais les services spécialisés considèrent que le nombre d’adeptes de la mouvance satanique au sens large, toutes branches et chapelles confondues, est de l’ordre de 25 000 personnes en France, dont 80 % se situe dans la tranche d’âge des moins de 21 ans.

Gustave Doré, Satan, illustration pour Paradise Lost de John Milton, xylographie, 1866.


Malgré tout, le but de la Miviludes n'est pas seulement de dire ce qu'est une secte par rapport à ce qui ne l'est pas, mais surtout de pointer du doigt les risques de dérive sectaire. Il s'agit donc de vigilance et de prévention, et non d'accusation et de répression. Et de "dérives sectaires", pas de sectes: le but de la Miviludes est d'alerter quand à la recrudescence de profanations de tombes auto-déclarées satanistes, pas d'interdire une église satanique qui de toute façon aurait du mal à trouver ses adeptes. Comme le dit l'enquêteur lui-même avec une pointe d'ironie:

Là comme ailleurs, ce n’est pas en tant que croyance que le satanisme préoccupe la MIVILUDES, car le culte de Satan ou de toute autre divinité des ténèbres, comme toute croyance, est absolument libre en France.

Hans Ruedi Giger, Satan I, acrylique sur papier sur bois, 1976.

De même pour le néo-chamanisme, le rapport stigmatise l'apparition de professions comme "chaman d'entreprise" ou la diffusion récente du datura, drogue dangereuse manifestement à la mode dans les milieux néo-chamaniques, qui vient remplacer l'iboga et l'ayahuasca. Pas de critique du chamanisme en tant que tel, mais alerte quant aux risques réels qu'encourent des pratiquants européens peu au fait de toutes les règles qui encadrent l'utilisation de ces substances dans un contexte dit "traditionnel".

Tête de chaman, sculpture sur serpentine, art inuit. (merci à bertrand pour la photographie)

Non que je réprouve personnellement le culte de Satan ou les pratiques chamaniques (au contraire :-), mais que ce soit dans l'un ou l'autre domaine, je préfère me contenter de la musique et de la poésie.

mercredi 19 mars 2008

Chamanisme et poésie

Une petite virée à la librairie José Corti, la semaine dernière, m'a permis d'acquérir une de leurs dernières nouveautés, Les techniciens du sacré de Jerome Rothenberg. C'est la première traduction française (par Yves di Manno, par ailleurs traducteur d'Ezra Pound et de William Carlos Williams) d'une anthologie de poésie "primitive", où Jerome Rothenberg a essayé de rassembler des textes rituels traditionnels, ayant tous un rapport plus ou moins proche avec le chamanisme, le paganisme ou la pensée magique. Le but de l'anthologiste est de proposer un parcours personnel dans ces différents fragments de poésie de l'extase, et de multiplier les rapports, dans ses commentaires, avec la poésie contemporaine. Comme si, dans la littérature dite "savante", se jouait une filiation avec les paroles sacrées des peuples dits "primitifs". On retrouve ainsi Rabelais, Shakespeare, Homère, Ginsberg aux côtés de vieux charmes anglo-saxons et de récits chamaniques africains, de chants altaïques ou de cosmogonies chinoises. Une mise en perspective risquée (pour ne pas dire inepte) du point de vue de l'histoire littéraire, mais passionnante du point de vue esthétique et anthropologique.
Il est nécessaire de rappeler que la première édition de cette anthologie a été publiée aux Etats-Unis en 1968, soit au beau milieu du mouvement hippie, issu lui-même de la beat generation. Le néopaganisme du mouvement hippie, ou du moins son intérêt pour les religions préchrétiennes, restent il me semble mal connus, au contraire de l'histoire de la wicca ou du néodruidisme bretonnant. Cette publication opère la jonction entre trois domaines qu'on associe peu habituellement: poésie, néopaganisme/chamanisme, et mouvement hippie. A noter également, le titre (Technicians of the Sacred dans l'original) semble visiblement inspiré de la seconde partie de celui du célèbre ouvrage de Mircea Eliade sur le chamanisme: Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase.
En couverture de l'édition française, un pétroglyphe indien de Newspaper Rock, dans l'Utah, aux USA. Détail remarquable, le fond bleu sur lequel se découpent les figures blanches est celui de la paroi originale, sur laquelle les indiens ont disposé leurs pigments bleus et blancs. L'image primitive s'insère ainsi naturellement et admirablement dans la "collection bleue" de José Corti consacrée à la littérature merveilleuse.
Pour information, des lectures de Jerome Rothenberg et Yves di Manno ont lieu courant mars un peu partout en France. Mon message vient un peu tard pour la plupart des séances, mais vous pouvez encore vous rendre aux lectures de Chalon-sur-Saone, Tours et Marseille si le coeur vous en dit (j'irai à celle de Tours personnellement!).
A noter enfin, la publication récente d'une anthologie tout à fait comparable de Kenneth White, poète contemporain d'origine écossaise, résidant en France. Dans Territoires Chamaniques, Premiers temps, Espaces premiers (publié par la petite maison d'édition suisse Héros-Limite), Kenneth White a voulu, tel Rothenberg en son temps, recueillir des chants et poèmes oraux des sociétés dites "primitives". Ce recueil est plus difficile à trouver, mais la librairie Corti, dans le VIe arrondissement à Paris, en a sur sa table actuellement.
Il est largement plus petit, moins ambitieux et probablement moins important historiquement que son prédécesseur, mais il est amusant de constater qu'il est publié quasiment au même moment (fin 2007 pour le White, début 2008 pour le Rothenberg). Les deux maisons d'édition semblent en tout cas bien se connaître, puisque Fabienne Raphoz, qui s'occupe de la collection merveilleux chez Corti, édite ses oeuvres personnelles chez Héros-Limite. Le temps serait-il à la poésie néochamanique?

vendredi 15 février 2008

"Vers une religion civile de la Shoah"

Je ne trouve pas de meilleur commentaire à faire sur cette sinistre farce, que celui de Georges Bensoussan.
Une seule chose à rajouter, peut-être: la pénible et dangereuse habitude politique actuelle, de confusion des concepts de mémoire et d'histoire.

lundi 21 janvier 2008

Serpents irlandais

En lisant l'Histoire Ecclésiastique du Peuple Anglais de Bède le Vénérable, on apprend que l'Irlande est un pays proche du paradis terrestre, abondant, clément et sans dangers aucuns. Un vrai pays de cocagne (I, 1):

En largeur, salubrité et douceur de climat, l'Irlande dépasse infiniment la Bretagne. La neige la couvre à peine trois jours par an: personne ne fait les foins en été pour constituer les réserves d'hiver, ni ne bâtit d'étables pour ses bêtes de trait. On n'y trouve aucune bête rampante, et même aucun serpent n'y pourrait vivre. En effet, souvent des serpents y sont emportés par bateau de Bretagne [de Grande-Bretagne], mais, dès que les bâtiments s'approchent des côtes et que leur parvient l'odeur de la terre, ces serpents meurent aussitôt. Plus encore, tout produit en provenance de l'île est d'une grande efficacité contre le poison. Nous avons même vu de nos yeux que, lorsque des personnes étaient mordues par des serpents, il suffisait de gratter quelques feuilles d'arbres en provenance d'Irlande, de les plonger dans l'eau et de les donner à boire, pour extraire aussitôt le poison et réduire la tumescence.

Tiens! Mince alors! Je croyais que c'était Saint Patrick qui, en christianisant l'Irlande, avait mis tous les serpents dehors! Le serpent symbole de Satan, bien sûr, qui est évacué au cours de la christianisation... mais non, Bède me dit que quand Patrick est arrivé, il n'y avait de toute façon pas de serpents, parce qu'il n'y a jamais eu de serpents en Irlande.
Qui croire, Bède ou la légende de Saint Patrick? J'ai du mal à trouver l'origine exacte de la légende, il faudrait je suppose faire de plus amples recherches. Mais confronter un texte et un autre ne nous aidera pas à dire si une légende est plus vraie qu'une autre. De toute façon c'est Bède qui a raison: il n'y a jamais eu de serpents en Irlande, pour des raisons de migration des espèces et d'évolution climatique, semble-t-il.

Du coup, sans même essayer de montrer que le témoignage de Bède viendrait avant celui de la légende de Saint Patrick, on peut arguer que la légende de l'historien anglais est antérieure à celle du patron de l'Irlande. L'antériorité d'un écrit sur l'autre ne changerait rien de toute façon: cela reste des écrits, alors que les légendes sont d'abord orales avant que d'être retranscrites par les moines. Et de même que le paganisme précède le christianisme en terre d'Irlande, on peut supposer que la superstition païenne d'une Irlande "terre d'abondance" précède celle de la christianisation symbolique de l'île par un saint évangélisateur. On retrouverait ainsi une vieille légende païenne sous la plume de Bède le Vénérable, qui par ailleurs nous explique ensuite comment on fait, justement, pour imposer le christianisme.

Mais pas n'importe quel christianisme. Il est remarquable que Bède ne parle jamais de Saint Patrick dans son Histoire. Certes, son propos est davantage centré sur le pays des angles que sur celui des "scots", l'Irlande. Mais les seules pages où il décrit le christianisme celtique que fonde Saint Patrick en Irlande au cours du Ve siècle, c'est pour dénoncer l'hérésie pélagienne.
A l'époque de Bède, la principale préoccupation des moines anglais est de défendre la suprématie du christianisme romain. Christianisme romain qui a triomphé du christianisme celtique en Northumbrie, comme on l'a vu dans les commentaires du dernier billet sur le sujet, au cours du synode de Witby. Du coup, Bède passe quasiment sous silence le christianisme celtique ou christianisme irlandais, parce que de toute façon pour lui la vraie foi c'est celle professée par Rome. Et du coup, il passe également sous silence les efforts de Saint Patrick: la seule évangélisation valable est celle des romains, sous la houlette de Saint Augustin de Canterbury, envoyé du pape Grégoire. En tout cas c'est ce que j'ai cru déduire des différents éléments en ma possession.

Du coup, on peut même supposer que la légende de Saint Patrick existait à l'époque de Bède, mais qu'il l'a évacuée avec le reste du folklore du christianisme celtique. Cela voudrait dire qu'il aurait substitué une légende païenne à une légende chrétienne? Bizarre pour un homme d'église... Mais peut-être pas si bizarre que ça, après tout: la signification chrétienne d'une terre sans serpents (id est sans Satan) est conservée, mais d'une autre manière. Là où Saint Patrick évangélise activement en débarrassant l'Irlande de ses serpents, Bède fait de l'Irlande une terre bénie de Dieu, où l'absence de serpents la prédestine à accueillir la bonne parole catholique et romaine.
Paradoxe de l'histoire (et pure hypothèse de ma part, sans autres éléments historiques à mettre dans le dossier), Bède aurait utilisé une superstition d'idolâtre pour combattre une légende chrétienne: il aurait repris une légende païenne pour remplacer une hérésie chrétienne. Car mieux vaut, dans l'esprit de Bède, décrire une irlande païenne prédestinée au christianisme, que de rapporter l'existence d'une mauvaise christianisation.

jeudi 17 janvier 2008

Comment savoir si l'on a péché?

En ce moment, je lis pour mes loisirs (je sais, ça peut paraître un peu étrange comme lecture, à côté d'Harry Potter) l'Histoire Ecclésiastique du Peuple Anglais de Bède le Vénérable, qui est la toute première histoire de l'Angleterre à être écrite, au tout début du VIIIe siècle.

Bède y raconte comment l'île de Bretagne fut investie par les bretons, qui furent tour à tour envahis par les pictes, les scots, les romains, les angles et les saxons. Surtout, il veut raconter l'histoire de l'évangélisation de la Bretagne, et comment Saint Augustin (pas lui, l'autre) s'y prend pour extirper le péché de ces méchants idolâtres que sont les Angles.
Le Pape Grégoire écrit ainsi à Augustin, évèque de Canterbury, pour répondre à une question que celui-ci s'était posée à propos des péchés commis dans les rêves (I, XXVII):

Nous devons nous demander si cette pensée n'était rien d'autre qu'une suggestion, la recherche d'une jouissance, ou, ce qui est plus criminel encore, un consentement au péché. Car tout péché s'accomplit de trois manières: par voie de suggestion, par délectation et par consentement. C'est le diable qui instille la suggestion; la délectation naît de la chair; et le consentement, de l'esprit. Le serpent a suggéré la première faute; Eve, comme si elle était la chair, a été charmée; mais Adam, comme s'il était l'intelligence, a consenti. Cependant, l'esprit doit faire appel à un grand discernement pour juger s'il s'agit de suggestion ou de délectation, de délectation ou de consentement. En effet, si le démon suggère un péché à l'intelligence et qu'il ne s'ensuive aucune délectation, alors il n'y a pas eu de péché. Mais quand la chair commence à s'en délecter, alors le péché commence à sourdre; mais si elle y consent délibérément, alors on doit tenir le péché pour accompli.

La source du péché est donc dans la suggestion, la croissance du péché se fait par délectation, et le péché s'avère dans le consentement. Il arrive souvent que le mal semé par le démon dans la pensée, la chair l'attire vers la délectation, à laquelle l'âme cependant ne consent pas. Et quoique la chair ne puisse pas se délecter sans l'accord de l'esprit, cependant l'esprit qui lutte contre le plaisir de la chair est, d'une certaine mesure, assujetti contre son gré au plaisir de la chair, de telle sorte qu'il s'y oppose de toute sa raison, de peur d'y céder; et cependant, le fait d'y être soumis avec délice le fait gémir de douleur à cause de son lien.

Les flagellants illustrent bien (ils arrivent bien plus tard, au XIe siècle semble-t-il) cette lutte d'une partie de l'homme contre soi-même, cette liberté de l'esprit qui ne consent pas au péché, et qui essaye tant bien que mal de sortir des rets du plaisir de la chair, en la punissant par d'autres rets, ceux de la souffrance. Merci Saint Paul...

Je me demande si le stade de la chair ne peut pas être "sauté", et si on ne peut pas passer directement de la suggestion diabolique au consentement intellectuel. Qu'en penserait Grégoire? Il dirait bien sûr que ce n'est pas possible, que l'esprit ne peut consentir à des chaînes qui ne sont pas ressenties. Mais il ne semble pas tenir compte de la possibilité d'une délectation intellectuelle... Après tout, la suggestion diabolique ne se fait-elle pas au niveau des pensées? C'est ce que l'on appelle aujourd'hui un fantasme, mais ce concept est un peu en dehors du cadre intellectuel de Grégoire et de Bède.

En tout cas, ce que dit Grégoire devrait vous rassurer: tant qu'on n'a pas vécu le péché dans la chair, on est tranquille, on peut continuer à rêver de ce que l'on veut sans que péché soit véritablement avéré. Méfiez-vous de vos songes, cependant, ils peuvent contenir des suggestions malencontreuses. Vous êtes prévenus!