lundi 25 février 2013

Surplace dans un jardin : mea culpa sur un détail d'érudition historique

En janvier 2012, j'ai publié un article au sujet de l'interprétation par Arthur Rackham de Peter Pan in Kensington Gardens de J. M. Barrie, dans la revue en ligne Belphégor. J'y disais dans la note de bas de page n° 5 que « rien ne semble montrer que celui-ci [Barrie] ait vu les aquarelles de Rackham pour Rip Van Winkle, contrairement à ce que moi ou Céline-Albin Faivre (« Le péan de Pan », in James Matthew Barrie, Peter Pan dans les Jardins de Kensington, trad. Céline-Albin Faivre, Rennes, Terre de Brume, 2010, p. 10) avons pu noter sur le sujet, ni a fortiori que ce soit lui qui ait eu l’initiative de cette collaboration. »



The Fairies have their tiffs with the birds,
illustration de Rackham pour Peter Pan in Kensington Gardens de Barrie, 1906.

Mme Faivre, qui avait par ailleurs contribué à ce numéro de revue entièrement consacré à Peter Pan, m'avait alors écrit pour me reprendre en me disant qu'il y avait bien des traces historiques de la présence de J. M. Barrie à l'exposition de Rackham consacrée à ses illustrations pour Rip van Winkle au printemps 1905. Il s'en est suivi une petite polémique aussi vive que stérile, comme souvent entre gens qui ne se connaissent que par contact épistolaire – qui plus est numérique, moyen de communication dont la rapidité ne permet pas aux esprits échauffés de se refroidir par la lenteur qu'impose le papier.
Toujours est-il qu'après avoir récemment fait l'acquisition de la monographie de Derek Hudson sur Rackham, qui me faisait défaut et que j'hésitais encore à acheter à cause de son caractère onéreux (et qui est par ailleurs introuvable en bibliothèque excepté à la BNF ou à Sainte-Geneviève), j'ai enfin retrouvé l'élément dont j'avais moi-même pris connaissance il y a des années de cela, et qui m'avait dans un premier temps fait dire que Barrie avait été à l'origine du projet (dans un précédent article paru dans la revue de la BNF, « Arthur Rackham dans les jardins de Kensington », la Revue des livres pour enfants, n° 247, juin 2009, p. 105-114), et qui en effet, comme l'avait également relevé Mme Faivre, pouvait accréditer cette idée d'une origine barrienne du projet. Il s'agit comme Mme Faivre l'indique d'une lettre de l'écrivain Edward Verrall Lucas à Rackham, citée p. 58 de l'ouvrage de Derek Hudson, que je reproduis ici:

2 Gordon Place, Campden Hill, W.
March 29, 1905

Dear M. Rackham,

I have at last been able to get to your exhibition; which I enjoyed immensely. Hiteherto one has had to go to the Continent for so much mingled grace & grotesque as you have given us. The drawings seem to me extraordinary successful & charming. The only thing I quarrel with is the prevalence of "sold" tickets – one on every picture that I liked best. Barrie tells me he has the same grievance. I am glad to hear that you think of treating Peter Pan in the same vein. Believe me yours sincerely.

E. V. Lucas 

Mea culpa, donc. Je retire ce que j'ai dit, et reviens à ce que j'avais moi-même écrit auparavant en 2009. Et pourtant pas complètement… Après un aller (l'article de 2009), un retour (l'article de 2012), et un nouvel aller (le présent billet), j'ai un peu l'impression de faire du surplace, mais cela a au moins eu le mérite de me faire lire avec un peu plus d'attention cette missive de Lucas à Rackham. La lettre de Lucas corrobore tout à fait le fait que Barrie se soit rendu à l'expo de Rackham, cela est un point acquis, et mon mea culpa ici est entier: j'y reconnais mes torts entièrement. Mais l'origine barrienne du projet reste en revanche encore à démontrer: le fait que Barrie ait apprécié au printemps 1905 l'exposition des aquarelles pour Rip van Winkle, et que Lucas parle dans la même lettre d'une prochaine illustration de Peter Pan par Rackham ne font pas nécessairement de l'auteur de Peter Pan l'instigateur du projet. Derek Hudson dit même exactement l'inverse trois pages plus loin (p. 61-62) : « The initiative in commissionning these [Peter Pan] drawings came from Messrs Ernest Brown and Phillips of the Leicester Galleries, who arranged a meeting between Rackham and barrie for a preliminary discussion in June 1905. » Cette entrevue de juin 1905 prend pourtant place trois mois après la lettre de Lucas à Rackham mentionnant l'idée d'illustrer Peter Pan.
D'où vient donc alors cette idée? « I am glad to hear that you think of treating Peter Pan in the same vein » renvoie à une parole entendue par Lucas, peut-être prononcée par Barrie dont il vient de parler, mais peut-être aussi par ses éditeurs, Hodder & Stoughton, qui en voyant l'exposition de Rackham en auraient parlé à Barrie, le même Barrie visitant l'exposition à un moment où beaucoup d’œuvres sont déjà vendues, soit donc relativement tard après le début de la manifestation artistique. Ce dernier enchaînement des faits n'est toutefois bien sûr qu'une hypothèse, et il est difficile d'arriver à reconstituer exactement le cours des événements de ce printemps 1905 sans autres éléments à ajouter au dossier. On insistera néanmoins sur une chose, à savoir le fait que Lucas parle en mars 1905 du projet comme s'il émanait de l'artiste, non de l'écrivain : « I am glad to hear that you think of treating Peter Pan… » S'agirait-il d'une allusion à une réponse positive de l'artiste à une demande émanant de l'auteur ou de son éditeur? Rien ne l'indique dans les pièces que j'ai pour l'instant à ma disposition, mais je serais ravi d'en découvrir d'autres pour éclaircir les choses.

On me permettra en attendant de continuer à douter du fait que Barrie soit à l'origine du projet. Ce qui ne veut pas dire que je juge que cette origine barrienne soit fausse, ni vraie d'ailleurs, je la juge simplement douteuse. Plus probable qu'avant, certes, du fait avéré de la prise de connaissance par Barrie de l'art de Rackham dès mars 1905. Mais l'opération artistique étant dans la publication de Peter Pan in Kensington Gardens au moins aussi importante que l'opération littéraire, on nous permettra de continuer de pencher pour la théorie d'une idée émergeant dans la galerie Leicester plutôt que dans les locaux de Hodder & Stoughton. J'espère au final que l'on me pardonnera mon inconséquence de la note de bas de pages n° 5 en se rappelant que cette dernière n'était que marginale par rapport à mon propos, et que son contenu ne remettait pas en cause le fond de mon article.