Jour 4
(vendredi 11 juillet)
La nuit dans le rang des lièvres s'est bien passée. Pas de pluie ni de charpente effondrée. Au matin, je prends le temps de déjeuner tranquillement tout en questionnant la charmante patronne des lieux sur l'état des routes et des sentiers de la région.
Cette fois, il va falloir que je me frotte à ces montagnes que je voyais grandir depuis plusieurs jours. L'objectif de la journée est double: rejoindre le parc national du mont Orford, et tâcher de passer une première journée sans embûche. Je ne suis pas loin du mont Orford, un peu moins de 40 km, mais comme la grimpette est au rendez-vous, je décide de faire deux étapes, une première sur une route secondaire appelée "chemin des diligences", jusqu'à Eastman, au pied du mont, puis une deuxième par la piste à flanc de colline dans les bois.
Beau soleil, belle route, belles côtes. Pour la première fois, j'utilise les huit vitesses sur chacun des trois plateaux du vélo. Beaux mollets en perspective. À belle côte, belle descente, et après avoir soufflé un peu dans le charmant cimetière de Silver Valley, j'atteins la vitesse folle de 57 km/h, conscient de frôler la limite de l'équilibre en raison des sacoches.
À Eastman, je cigarette et je café régulier. Pendant ce temps là, à la table d'à côté, un homme ment sans vergogne, annonçant au téléphone qu'il est désolé, mais qu'il ne pourra pas venir avant mardi parce qu'il est présentement à Montréal pour affaires.
Je m'éclipse, car je veux arriver tôt au lac Stukely dont on m'a vanté la beauté. J'aimerais y passer deux jours, m'y baigner peut-être, faire du canoë, marcher, lire.
Mais encore faudrait-il arriver. La piste se fait cruelle, et l'ascension devient lourde et lente. Comme je croise une route, je regarde la carte un peu vite et décide qu'elle me mènera tout droit au camping du parc. De fait, voici bien une entrée.
Face à l'adolescente en bonne voie d'obésité qui végète à l'entrée, je m'insurge du prix exorbitant qu'elle réclame : 38 $ par nuit pour une tente, c'est trois fois ce que j'ai payé la veille, et environ 30% de plus que la moyenne.
Mais je pense au lac, m'acquitte de la coquette somme et me hâte de monter la tente. Comparé au parc national de l'Algonquin, où j'étais récemment, l'endroit me semble bien peu respectueux des conventions du genre, mais bon, je suis pressé d'aller plonger mon corps d'éphèbe dans l'eau glacée et de compléter mon bronzage zébré.
Ne trouvant pas la foutue plage, je reviens voir la lourde et lente adolescente pour lui demander où diable est donc caché le lac. Faut-il payer un supplément?
Rire glucide.
L'opulente jeune fille rit donc, et m'explique que je me suis trompé, que je ne suis pas encore dans le parc, que celui-ci est à environ vingt minutes en reprenant la piste que je n'aurais jamais dû quitter.
Grand moment de solitude; je cherche une issue de secours.
Heureusement, la charmante et gracile demoiselle a l'amabilité de me rembourser. Furieux contre moi-même, je remballe ma tente et mon orgueil à la vitesse de la lumière, et je reprends ma route avec un sourire crispé en passant devant la guérite de Blanche-Neige.
La piste est une salope. Inutile d'espérer pédaler dans le coin, je dois mettre pied à terre pour ménager ma monture. Conrad et Kipling n'avaient rien vu, cette fois c'est la jungle. Escaladant d'un côté, plongeant de l'autre. Mes freins n'en peuvent plus et hurlent de douleur, faisant fuir tout ce que ce coin désert aurait pu m'offrir de rencontres animales.
Au bout d'une éternité et quart, j'arrive dans une clairière, où un avant-poste du gouvernement et deux gardes en uniforme m'apprennent que cette fois, je suis bien à l'entrée du parc. Tout en précisant que le camping est complet pour les trois prochains jours.
- Même pour une petite tente?
Le plus jeune va faire un appel radio pour se renseigner.
- Alpha-Zoulou à Papy-Tango, on a un vélo qui sort du bois et qui voudrait dormir ici. Qu'est-ce qu'on fait?. Bien reçu Papy-Tango. Over.
Se retournant vers moi:
- Même pour une petite tente.
C'est fou ce qu'on apprend en voyage: qu'il faut réserver pour dormir dans les bois, ou comment ne pas fondre en larmes à la première contrariété. À la cinquième non plus d'ailleurs.
L'air visiblement désolés, les deux employés du parc offrent très gentiment de m'aider à trouver un autre camping. Par exemple, celui de l'autre côté de la colline, d'où je viens. Mais on a sa fierté, et pas assez de force dans les jambes pour reprendre ce chemin. La seule autre option semble se trouver un peu après Magog, à une vingtaine de kilomètres d'ici par la route.
Adieu donc la solitude et le repos espérés dans cette belle nature, je dois repartir sans attendre si je ne veux pas dormir sur le bord de la route, car avec tout ces contretemps il déjà plus de cinq heures.
Je traverse en deux heures ce parc où je comptais rester deux jours, j'aperçois un bout de lac et rattrape la vraie route. Vive les cadences infernales! Je fonce, car maintenant j'ai peur que tous les campings de la région ne soient complets pour le week-end. Magog, le bord du lac Memphrémagog, que je m'étais juré de voir à cause de ce nom que je trouve si beau, défilent de chaque côté de mes œillères, sans que je puisse en profiter.
Essoufflé, déçu, mais soulagé, j'arrive vers sept heures trente au redoutable camping d'Omerville, dont il faudra reparler.
___________________________
65 km, 22 km/h de moyenne, 282 km depuis le départ.