...

...Comme la mine, le chemin de fer a ses gueules noires. Qu'il vente, qu'il gèle, qu'il pleuve ou qu'il neige, à minuit comme à midi, pendant qu'ailleurs on mange, on dort ou on chante, ils sont plus de trente mille ces hommes, mécaniciens et chauffeurs, sur leurs locomotives, à sillonner les voies à travers les plaines, les vallées et les montagnes de FRANCE.

...

...On les voit toujours noirs et la garde-barrière, qui connaît les anciens parce qu'ils passent devant elle depuis, dix ans, ne les reconnaîtrait plus s'ils étaient blancs.

...Ils ont les yeux brillants dont l'éclat ressort sur les visages de nègre sale et dont les regards, enflammés par l'air ou par la présence de quelque poussière ont déjà fait frissonner plus d'un voyageur. Souvent, ils portent des lunettes, des lunettes aux larges verres en forme d'amande et pourvues de bandes de caoutchouc qui leur collent au visage. Quand ils les relèvent sur le front, deux espaces moins noirs se dessinent sur leur visage, autour des yeux.

...

...La qualité des yeux est excellente. S'ils n'avaient pas de bons yeux, il ne seraient pas mécaniciens ou chauffeurs. Si leur vue baisse, ils abandonnent leur machine et reprennent au dépôt des locomotives l'occupation qu'ils remplissaient avant de rouler.

...

...L'aprenti chauffeur commence par quelques séances de manoeuvres sur un vieux "coucou" qui opère en gare de triage. Puis il retourne travailler à l'atelier pendant un mois, après lequel il roule un autre mois. Il "fait" alors ses premiers trains qui lui sont choisis parmi les services les plus faciles. Enfin, il revient encore à l'atelier, et on recourt à lui par intermitence, lorsque le trafic croît et que les chauffeurs en titre ne sont plus en nombre suffisant pour équiper toutes les locomotives en service.

...

...Le jour qu'il se présentera à l'examen sera un des plus terribles de sa vie, et celui où il sera sacré chauffeur, un des plus beaux. Enfin il n'aura plus un pied sur les machines et l'autre à l'atelier !

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN P5.

...

Pour un meilleur aperçu des petits détails, n’hésitez pas à faire un « clic » sur la photo

...

...Les gueules noires, avec leurs têtes et leurs mains sales aiment les machines propres. Quelle plaisanterie, pour les profanes, la propreté des locomotives ! Ne s'agit-il pas d'engins couverts de charbon, d'huile, de poussières de toute sorte, et qui, par définition, ne peuvent être que sales ?

...Si vous êtes enclin à faire ce raisonnement simpliste, demandez donc l'avis des mécaniciens et des chauffeurs. Ils vous diront que certaines machines sont aussi repoussantes que des tas d'ordures, et d'autres aussi resplendissantes que des bijoux neufs. Certes il y aura toujours du charbon sur le tender et de l'huile autour des bielles, mais les cuivres de la cabine ou l'extérieur lancent parfois des feux plus vifs que ceux des chaudrons qui font l'orgueil de la plus méticuleuse des ménagères.

...

...Quand les deux hommes ont terminé le graissage et le montage du feu et qu'ils attendent l'arrivée de leur train, ils grimpent le long des flancs de la chaudière, chacun de son côté, et astiquent les tôles et cercles métalliques qui les maintiennent. On peut aller derrière eux et passer le doigt sur la "peau" de la machine, on y trouvera aucune trace du genre de celles qu'on aperçoit sur les meubles de certains salons.

...

...Au cours des dernières minutes qui précèdent la sortie du dépôt, le chauffeur balaie le tablier de la cabine avec le balai qui existe sur toute locomotive et qu'il cache soigneusement après usage, précaution sans laquelle l'allumeur, toujours en quête de bois, ne manquerait pas de le passer dans le foyer pour faire flamber les premiers morceaux de briquette à la prochaine mise en pression de la chaudière.

...Puis le compagnon procède à un lavage à grande eau, et quand la locomotive se dirige sur son train, le ménage est terminé.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN  P 8.

...

...

...La "peau" des locomotives, c'est un peu la robe des femmes ou la fourrure des animaux. Les unes l'ont belle, les autres vilaine. Tout dépend de la peinture employée à l'issue de la dernière révision générale effectuée dans un grand atelier.

...Dès le retour de la machine au dépôt, le mécanicien juge si la peau restera unie ou si elle se couvrira de tâches comme un visage marqué par la rougeole. Dans ce dernier cas, il sera au désespoir jusqu'à la prochaine mise en peinture :

...-Je pourrai frotter tant et plus, il y aura rien à en tirer tant qu'elle gardera cette peau.

...

...Quand le mécanicien prend son congé annuel, il lui faut laisser sa machine. Quelquefois, il s'arrange pour partir lorsqu'elle se trouve en grande réparation, mais cette combinaison réussit rarement. Le maître doit alors la laisser aux mains d'un autre, ou vraisemblablement de plusieurs autres, et cette trahison l'empêche de jouir pleinement de ses vacances.

...

...Au moment de quitter le dépôt, quand il signe la fiche de permission que lui tend le chef de service, il essaie de savoir qui sera son remplaçant. Le plus souvent, il n'obtient aucun renseignement. Parfois, on lui donne un nom. Si c'est celui d'un ami, il se console un peu, mais si c'est celui d'un collègue qui n'a pas l'heur de lui plaire, il ne peut se contenir et part en manifestant sa mauvaise humeur.

...-Si c'est celui-là; il va se charger de l'arranger. Ca sera une charrue quand je vais la reprendre !

...Heureusement le chauffeur est là, il verra ce que le remplaçant fera avec elle; au besoin, il y mettra un peu d'ordre. Le compagnon ne prend jamais ses congés en même temps que le chef. De cette façon, il reste toujours un des deux hommes de l'équipe pour s'occuper de la dame et veiller sur elle.

...

...Quand c'est au tour de la machine de laisser les hommes, le plus souvent ceux-ci se séparent et s'en vont bricoler, chacun de son côté. Ils remplacent sur d'autres locomotives des collègues absents ou font des manoeuvres en gare de triage.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN  P 9.

...

Pour un meilleur aperçu des petits détails, n’hésitez pas à faire un « clic » sur la photo

...

...Entre le mécanicien et son chauffeur règne nécessairement une bonne entente. S'il n'en était pas ainsi, l'équipe serait condamnée à disparaître tôt ou tard. Certes, il peut survenir quelques discussions, quelques bouderies, quelques brouilles suivies de réconciliations; mais si le désacord persiste, si le compagnon a perdu la confiance du chef ou si le chef n'impose plus le respect au compagnon, il faudra en arriver au divorce. Comment pourraît-il en être autremant ?

...

...Les deux hommes se trouvent plus souvent ensemble qu'avec leurs femmes respectives. Durant huit à dix heures par jour, ils se tiennent côte à côte dans la cabine ou à proximité de la machine. Si leur travail se termine au dépôt de leur résidence, ils font routes ensemble, le plus loin possible, pour rentrer chez eux, mais s'ils arrivent dans une autre ville où ils doivent prendre leur repos, ils ne se quittent pas.

...En même temps, ils se lavent, font leur cuisine, vont boire une chope de bière au café du coin s'il fait trop chaud. Ils se couchent à la même minute dans la même petite chambre à deux lits, s'endorment à quelques instants d'intervalle et sont tirés de leur sommeil à la même seconde, quand l'éveilleur leur annonce que le moment est venu de reprendre la route.

...

...Certains chefs gardent leurs compagnons plusieurs années. D'autres, les hargneux, les grincheux, en réclament un nouveau tous les mois. Parfois, ce sont les chauffeurs qui demandent à fuir. Il existe dans chaque dépôt un petit lot de bêtes noires redoutées des jeunes. Inversement, on trouve toujours quelques compagnons qu'aucun chef, serait-il le plus conciliant, ne peut souffrir. On s'habitue donc à l'instabilité d'un certain nombre de liaisons précaires, mais il est des ruptures, faisant suite à des unions très anciennes, qui laissent dans l'ahurissement le dépôt tout entier :

... -Tu sais la nouvelle ? ROBIN n'est plus avec DUBOIS. Incroyable, mais vrai !

...

...Ces divorces sèment la consternation parmi les gueules noires comme le fait, dans dans le cercle de leurs intimes, la séparation de ces époux que tous croyaient liés pour l'éternité. Mais le fait est là, éloquent et brutal. Le plus souvent, c'est le mécanicien qui demande au chef du dépôt, au patron, de lui donner un autre chauffeur. Il tente de se justifier :

...Jusqu'à ces derniers mois, son compagnon était un bon petit gars, mais il a eu le tort de devenir trop familier avec lui. Il a perdu peu à peu son autorité, et l'autre n'en faisait plus qu'à sa tête. Il a patienté, essayé de réagir. Mais c'est fini : ils en sont arrivés à un point où toute réconciliation paraît impossible. Dans ces conditions, mieux vaut se séparer tout de suite.

...

...Parfois, c'est le chauffeur qui déclare que son chef vieillit et que son caractère devient insupportable. Beaucoup plus rarement, les deux hommes viennent ensemble s'expliquer devant le patron, et la conclusion de ce colloque à trois est qu'il est préférable de ne pas insister et de rompre avant de se quitter en mauvais termes.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN  P12.

...

...

...Quand un chef recherche un compagnon stable, il observe les jeunes gens qui passent sur sa machine, pèse leurs qualités et leurs défauts, interroge ses camarades sur certains petits gars dont on dit beaucoup de bien mais qu'il n'a encore jamais vus à l'oeuvre. Il lui arrive même de jeter un regard d'envie sur le chauffeur d'un collègue avec lequel il a roulé quelques fois et dont-il a pu apprécier les hautes qualités.

...Il voudrait bien le prendre quelques instants à part, ce compagnon, lui dire qu'il gagnerait plus de primes en changeant de chef, que sa machine marche à la perfection et qu'elle n'est pas du tout dure au gaz, que lui même tout compte fait, a bon caractère, qu'il a gardé un chauffeur trois ans et un autre, quatre ans, et que ces derniers ne l'ont quitté que lorsqu'ils ont été nommés fonctionnaires. Il lui expliquerait beaucoup de choses...

...

...Mais non ! Il ne peut pas ! Ce ne sont pas des procédés à utiliser entre "gueules noires". Ah ! Si le jeune faisait les premiers pas ; si, sachant que la place est libre près de lui, il venait lui-même apprendre que ça ne tourne plus très rond avec son chef, la situation ne se présenterait plus de la même façon, et la démarche du compagnon arrangerait bien des choses...

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN  P13.

...

...

...Le charbon joue un rôle considérable dans la vie des "Gueules noires". C'est déjà lui qui fait que leurs gueules sont noires, mais, plus encore c'est lui qui, selon sa qualité, les rend de bonne ou de mauvaise humeur et fait de leur métier la plus passionnante des aventures ou la plus détestable des corvées.

...

...Le charbon peut présenter toutes sortes de défauts : contenir trop de pierres ou autres corps incombustibles, former trop de mâchefer sur la grille du foyer, être trop fin de sorte qu'il étouffe le feu et brûle mal. Le vocabulaire expressif des "Gueules noires" comprend toute une gamme de substantifs inconnus du LAROUSSE pour désigner la houille qui se révèle incapable de donner du gaz.

...

...Parmi ceux-ci, on remarque le "couscous" et le "cale soupape", celui qui laisse les soupapes dans une immobilité telle qu'on les croirait soudées sur leur siège. Si la faiblesse du calibre est le défaut prédominant du combustible, celui-ci devient le "farinard", en somme, une farine qui aurait changé de couleur.

...

...Le premier coup d'oeil des deux compagnons qui arrive à la machine s'adresse au tender. Dès que l'autre s'approche, la première parole qu'ils échangent est encore pour le charbon.

... -T'as vu : on a un beau tender. Avec ça, ça doit marcher ! Cet optimiste liminaire fait place à une prédiction de mauvaise augure si au lieu des beaux morceaux de houille attendus s'est présenté le "farinard"

... -Va voir le tender... Un désastre ! Avec ça, on est pas foutu. On aura de la chance si on n'a pas dix minutes de retard en arrivant à PARIS.

...

...Le combustible sera la hantise de la journée de travail. Les mécaniciens et leurs compagnons sont pessimistes sur ce point. La plupart du temps, ils auront exagéré sur le chapitre de la mauvaise qualité du combustible et, sans doute après avoir lutté pas mal. Ils arrêteront leur machine à l'heure, à quelques mètres d'un heurtoir d'une gare de PARIS....

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN   P 14.

...

...

...Ce sont aussi, établis en 1857 : deux dépôts pouvant contenir ensemble 68 machines et leurs tenders, de vastes ateliers de montage, de forges et d'ajustage pour les machines, pour la réparation des voitures, et des wagons, des remises suffisantes pour abriter 400 voitures, des hangars et divers bâtiments affectés au service des marchandises à petites vitesses.

...

...Au tout début des années 60, grâce à son père qui occupait la fonction de "démarcheur", Réseau3 a eu la chance de pouvoir se rendre à l'intérieur du dépôt des BATIGNOLLES. Le souvenir qui en reste c'est : des rails, des rails, des rails partout !

...

...

...Il arrive que le refus du charbon de remplir son rôle crée une situation difficile. La pression tombe. Le niveau de l'eau descend dans le tube indicateur. Le compagnon utilise de moins en moins sa pelle et de plus en plus son ringard et son croc. Sa chemise lui colle sur le dos. Le chef essaie d'intervenir, mais rien n'y fait : la pression tombe toujours. Les "Gueules noires" appellent cela "battre la purée", si la purée devient telle qu'elle les conduit à perdre du temps sur l'horaire prévu, chef et compagnon disent qu'ils "sèment des minutes" ou qu'ils "font une marche funèbre".

...

...Enfin, quand ils doivent s'arrêter en pleine voie parce que la machine a vraiment dit son dernier mot, ils "plantent un chou ou ils "font cul". Le chou planté, on ouvre le souffleur en grand, on laboure encore le feu avec le croc, on casse les dernières briquettes, s'il en reste, et on les envoie dans le poêle. On attend que tout "remonte" : la pression au manomètre, l'eau dans le tube à niveau et le moral chez les hommes.

...

...Si rien ne veut remonter, il ne reste plus qu'une solution : jeter le feu en abaissant la bascule, et refaire un feu neuf débarassé des parpaings de mâchefer qui obstruaient l'arrivée de l'air sur la grille.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN   P 14.

...

...

...Le "chou" qu'on plante parce que la pression fait défaut n'est pas, hélas, le seul coup d'infortune qui puisse arriver aux "gueules noires". Si les incidents ou accidents de route sont rares, leur liste n'est pas limitative et reste susceptible de varier à l'infini.

...

...

...

...Une pièce mécanique peut se rompre en marche. On continue ou on s'arrête suivant l'importance de l'avarie. S'il faut stopper, on retire les morceaux de la pièce et grâce à une série de combinaisons plus ou moins savantes dont le mécanicien trouve recettes sur un petit recueil qu'il doit toujours avoir sur lui, on repart généralement avec ce qui reste de la locomotive.

...

...Quelque fois, en rampe, sans avarie et la pression au timbre, la machine s'arrête encore parce que le train de marchandises qu'elle remorque est trop lourd et le rail trop glissant. Elle patine et n'avance plus. Il faut alors dédoubler, c'est à dire couper le convoi en deux, conduire la première partie à la gare située au sommet de la rampe. Revenir chercher la seconde partie et manoeuvrer en gare pour recoller le tout avant de repartir.

...

...Il peut encore se produire une rupture d'attelage, La rupture d'attelage a lieu généralement au cours des réactions qui précèdent l'arrêt, au cours du démarrage ou à faible vitesse. Si on peu réaliser une liaison de fortune sur place on va au ralenti jusqu'à la première gare où on laisse le wagon ou les deux wagons endommagés, mais parfois, l'attelage ne peut être remplacé, même provisoirement, et la seule solution consiste encore à emmener le train en deux parties à la première gare où on pourra le reformer.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN   P 18.

...

Pour un meilleur aperçu des petits détails, n’hésitez pas à faire un « clic » sur la photo

...

...Parmi les coups durs qui peuvent s'abattre sur les "gueules noires", il en est deux qui prennent à leurs yeux une importance considérable : le franchissement d'un signal à l'arrêt et le coup de feu ou fusion des bouchons visés dans le ciel du foyer de la machine.

...

...De même que les soldats devant les ordres de leurs supérieurs, les "gueules noires" doivent l'obéissance passive aux indications des signaux. En présence d'un signal, pas de discussion, pas d'interprétation, mais une abnégation totale.

...Les "gueules noires" admettent cette soumission mais d'autres, à leur place ne le comprennent pas toujours. Il semble fastidieux à ces derniers que soit repris avec la plus grande sévérité le mécanicien qui franchit de quelques tours de roue un carré ou un sémaphore à l'arrêt, alors que nulle part n'apparaît le second mouvement dont la proximité serait susceptible de provoquer un accident.

...

...Cette rigueur est cependant une nécessité. Elle a pour mission de rappeler aux intéressés le caractère impérieux des règles de sécurité auxquelles ils doivent se plier.

...Si aujourd'hui on admet un dépassement d'un mètre, on tolérera demain deux, trois, puis quelques mètres. On ne saura plus dès lors exactement où s'arrêter et un jour prochain ce sera la catastrophe organisée.

...

...Franchir un signal à l'arrêt, "griller" un carré ou un sémaphore disent les "gueules noires", constitue donc des fautes professionnelles les plus lourdes que puisse commettre un mécanicien. Il en résulte pour lui les conséquences matérielles et morales, qui, à l'avenir, l'inciteront à se montrer moins téméraire.

...

...CEUX DU RAIL, Etienne CATTIN   P 19.

...