« Je ne sais pas où il est (1), je ne sais pas qui a eu cette brillante idée ni qui a pris la photo, mais si je savais où le trouver, j’y courrais derechef.
- Derechef ? Vous l’avez donc déjà longé, ce canal ! Essayez s’il vous plaît de le décrire.
- Eh bien, d’une phrase, il dort lourd et noir entre deux berges fleuries de renoncules sous un soleil pâle presque toujours voilé de brouillard, et tout autour c’est la monotone et plantureuse campagne.
- Mais le canal perdu, est-ce d'un ciel si bas ou par humilité ? On devine à vous entendre qu’un charme passe là-dessus ; une atmosphère de mélancolie propre à certaine plaine, ce genre de plaine avec...
- Oui, c’est ça ! avec ses champs de terre jaune parsemés de toits rouges et que rayent de longues processions de vieux saules, avec un tel élan que de chacun des murs saccagés et branlants nous baiserions la pierre éclatée et meurtrie, avec sa végétation épaisse et pâle et comme gorgée d’eau, avec la mer tout près pour en apprendre à résister sous les tempêtes - et pour dernier terrain vague -, avec ses flots d’ombre et de moire et de vagues rochers que les marées dépassent et qui ont à jamais le cœur à marée basse, avec le vent de l'est, avec mon cœur fervent et fou dans l’air qui luit et dans le vent qui passe, et de noirs clochers comme mâts de cocagne où des diables en pierre décrochent les nuages, avec sa foi armée, avec le fil des jours pour unique voyage, avec le vent d'ouest, avec ses bras vermeils de l’un à l’autre bout des horizons, avec leurs paumes d’or, avec leurs poings de glace, avec un ciel si gris, avec son deuil et son effroi et sa bise sournoise et son gel volontaire et qu'il faut lui pardonner, avec en son cœur morne une vie qui cesse de bondir au-delà de la vie, avec ses lèvres d’or frôlant le sol des plaines, avec le vent, avec folie le vent du nord qui vient s'écarteler, avec un peuple de sirènes à bord, avec ma main qui longtemps s’abandonne à la douceur de se sentir sur tes genoux, avec mon être entier, avec...
- Ça devrait suffire à orienter notre barque. Revenons un peu à la « brillante idée » que vous évoquiez tantôt : d’où a-t-elle jailli ?
- Évidemment d’un paysage hollandais presque mystique, que la photo est impuissante à rendre.
- Diable ! et à quelle époque situez-vous ça ? Était-ce quand...
- Quand les fils de novembre nous reviennent en mai, quand la plaine est fumante et tremble sous juillet, quand elle paraît sur les plaines désertes, quand le vent est au rire, quand le vent est au blé, quand le vent est au sud…
- Votre voix porte, dites donc ! Ah oui, j’allais oublier : je l’ai retrouvée, la photo. Voyez, c'est Frida la Blonde. Vous souvenez-vous de la chanson d’alors ?
- Je peux essayer…

Cette exquise mine est-ce
L'éclat de ta jeunesse
Vois les clichés jaunis
D'autant tu rajeunis

Comment ne vieillit-on
Pas en photomaton
À rebours une image
Revisite ton âge

Avant à nouveau n'être
L'apparition c'est naître
Suspension cernée en t'
Arrachant du néant

Là dort un sel captif
Des grains de négatif
Ta moue instantanée
Mille encore une année...

- Nous y voilà ! Entre mille, l'obturateur fut déclenché à la seconde où on vous a pris en défaut...
- En défaut ? !
- Oui, l'instant révélateur d’un espoir secret : que Frida la Blonde devînt Margot ! »

(1) Tassili in « La vie en rousse »

Sablier retourné à l'aide d'Émile Verhaeren, de Jacques Brel et de la signature illisible au bas d'une carte postale de 1900.