La procession des athées vénitiens.

Publié le 24/07/2010 à 13:15 par davidemurano

 

 

Humidité hivernale sur la lagune, brouillard, les eaux sont hautes sur les rives. Les restaurants sont barricadés, clôture annuelle des grands hôtels ; rares bruits de pas, rien d'autre, à quelque heure que ce soit, sept, huit, neuf... Mais durant trois jours, en plein hiver, tout à coup, jour et nuit, une foule immense se déverse dans les rues ; silencieuse ou bruyante suivant les heures, elle envahit ponts, rives, "calli", galeries, dans une seule direction : " la Salute ". C'est une fête domestique, insulaire, sur un quai des brumes tout joyeux.

 

La Salute, c'est cette sorte de monument en marbre sur la pointe de la douane de mer. Tous les amoureux de Venise l'ont à un moment ou un autre effleuré en passant en bateau : grand signal eau-air, entre la ville et la lagune. Élevée à la gloire de la Madone, à la suite d'on ne sait plus quelle peste ; l'astucieuse a réussi à échapper à la colère de Dieu. Même si tous ne croient pas en lui, ni en la Madone, tout le monde tient à leur santé...

 

Malgré l'obscurité, on ne peut pas la manquer. Un seul point éclairé en bout d'île trace la voie d'anciennes conquêtes. Durant trois journées, pour en raccourcir le chemin, on a mis un nouveau pont sur le grand canal. De fait, ce pont bouleverse tous les itinéraires. Les passants tournent à présent dans des ruelles d'habitude mortes ou désertes, brusquement ressuscitées, ouvrant au public une Venise oubliée, une Venise inversée. Jusqu'au moment où surgit le pont, avec tous ses embarcadères oscillants, entre les murailles sombres des palais ; il s'enfonce tout de suite dans l'eau empruntant ce gué inquiet que forme le Grand Canal.

 

Vu depuis ces quatre planches en équilibre sur la puissante marée de décembre, la Sérénissime change. Les légères façades gothiques gémissent sous les vagues. D'un bout à l'autre du canal, des clochers-aiguilles-lanternes-voiles-volutes-colonnes-piliers, toute l'immense machine de la "Salute" se gonfle de lambeaux de brouillard, sur le court chemin chargé de peuple et d'espoir. Mais la coupole de l'église là-haut, la maternelle coupole-sphère se met sûrement en mouvement grâce aux coups de vent. Elle tourne sur ses tambours de pierre, entraînant anges et saints dans un majestueux ballet, en plein accord avec la ronde des touristes. Cà et là sur les rives, de petits ballons d'argent, de petites bougies peintes, des beignets, forment des étalages dans le flot inépuisable des visiteurs. Ce sont des restes de fête. Mais au milieu des coups de vent, des bouffées odorantes se dorent et montent, puis, devant les arcs de triomphe, éclairent le clou inattendu du spectacle : de minces bateaux accostent à deux pas des anges de pierre. Un flot de personnes surgit de l'eau, mi-or, mi-noir. Ce sont les habitants des "sestieri" : les gens du littoral des îles perdues, les plus lointains vénitiens. Réunis à la foule du coeur de la ville, ils montent des flots comme des ombres et entrent tout de suite dans le cercle menant sur la rive de marbre. Ils gravissent la montée et arrivent sur le grand palier aérien tout autour de l'église. Dans une orbite toujours plus dense, ils entrent par les portes étroites de la "Salute". Avec eux, monte et tourbillonne une étrange pluie-brouillard. Quelques-uns redescendent vers l'eau, d'autres se remettent dans le carrousel, mais personne ne se dépêche ; tout cela participe d'un rite hydromantique, comme si le but de l'eau et du brouillard n'était plus de mouiller, mais de réunir cette entité dans un mouvement de fluidité. Des anges avec trompettes donnent le signal, sous les arcs ; c'est le moment, il faut pénétrer dans l'église.

 

Ce n'est pas encore l'église. La foule avance pas à pas dans la puissante galerie circulaire qu'on appelait autrefois "déambulatoire", quelque chose entre un filtre et un drainage. Une sorte d'anneau de décélération. Quelques dévots, agenouillés la tête entre les mains se lèvent et décident à rejoindre la procession. D'autres sont plus incertains. Dans un calme élan, avec le mouvement irréel de ceux qui ont survécu aux gestes d'une vie entière, ils avancent par saccades. Le cercle qui continue fait l'unité de tous. Il donne la sensation de tournoyer sur un zodiaque de marbre, sans fatigue aucune.

 

Le visage qui les attend, à l'intérieur d'une courte ellipse de murs et de colonnes, dans une contre-église intermédiaire est celui de la Madone noire. Hissée sur son socle, cette icône gréco-arabo-byzantine est arrivée par la mer, il y a mille ans, on ne sait comment. Des volutes de musiques et de fumées montent, c'est le moment où des milliers de regards s'accrochent à ce visage noir : chacun à sa manière, demande la force de continuer le cercle, fût-ce en se traînant, à l'extérieur aussi. Et celui qui ne demande rien, suit inconsciemment la prière des autres. Il n'y a ni réponse ni même rejet. L'œil de l'icône est à la fois inerte et pénétrant. La Madone cible jusqu'au mécréant.

 

La foule recommence à se déplacer lentement, en direction des cloîtres, vers la sortie. Chaque groupe suit son cercle comme sous l'effet d'une poussée. Un couple de jeunes gens cherche une place à l'abri, deux sœurs s'éclipsent en riant, avec leur cierge éteint. Un barbu descend en courant d'autres escaliers et fonce, tête baissée.

Une femme seule me fixe. Dieu qu'elle est belle ! Nos regards se croisent, puis se perdent en souvenirs. Je pense à elle...

Images matérielles de tant de bilans spirituels, qui peut-être, devant cette immobile Madone noire, se sont manifestés un instant, et maintenant s'ouvrent à de courtes rafales d'espérance...


Tandis que pour d'autres, pour la majorité des vénitiens, tout reste confus et obscur. Ils laissent faire la Madone noire jusqu'à la cloche finale, et se demandent si la véritable procession déambulatoire de la "Salute" ne serait pas celle des "amours" athées...