Le Lido des Sénégalais.

Publié le 21/06/2010 à 15:42 par davidemurano

 

Sur la plage, les Sénégalais sont trois. Ils se distinguent des autres qui vont et viennent comme le vent, parce qu'ils restent entre eux ; et ainsi, ils en semblent  comme plus noirs. Parmi les trois, celui du milieu se remarque davantage que les autres : parce qu'il est blanc et noir. Blancs, ses cheveux, rares mais solides. Blancs, les poils de la barbe, comme poussés sur une peau de parchemin gris. En somme, on le remarque tout de suite parce qu'il est vieux.

C'est rare, un vieux parmi les " tu-veux-acheter ? ".

Dieu sait ce qu'il a laissé derrière lui pour venir ici. C'est pourquoi je m'attarde à le regarder, comme tout le monde, quand il passe avec son chargement de chemise Lacoste sur l'épaule, une pile de pantalons sur le bras et une ribambelle de sacs Vuitton à la main. Tout ça paraît bien lourd, mais le vieux marche comme les deux autres. Il avance lentement, sûr de lui, et nous interpelle avec dignité. On pousse un soupir de soulagement, à voir un vieil homme de ce genre, entre deux jeunes Noirs qui ne le quittent jamais. Mais le soupir est de courte durée. Le vieil homme semble tout à coup atteint d'un malaise. Il se recroqueville sur lui même et part à la recherche d'un soutien. Il le trouve en se jetant comme un sac sur une chaise à la terrasse d'un restaurant.

C'est la faim ! assure ma compagne Katia. Elle me fait signe de rester là un moment, court au bar, et revient avec un plat de spaghetti. Lui se redresse un peu, mange quelques pâtes et vomit. Ce n'est pas bien, sur les abords d'une plage comme celle du Lido. Par chance, à cette heure, il n'y a pas grand monde. Katia nettoie les vomissures. Lui se remet sur la chaise, mais il tremble de la tête aux pieds.

Il faut le faire voir par quelqu'un, dis-je, l'emmener à l'hôpital.

Il me regarde, devine :  Hôpital ?  Sa main m'effleure le bras. " Non, non, répète-t-il, pas d'hôpital, non, non .

Sa main est brûlante, elle tremble.

Je vais tout de même appeler un médecin.

Quand je reviens... "Disparu", explique Katia, il ne veut pas entendre parler de médecine.  Et les deux autres, dis-je, sont toujours avec lui ?

Volatilisés, fait-elle. Dès qu'ils ont vu qu'il allait mal, ils ont disparu avec le matériel.

L'après-midi, la plage s'anime un peu, mais nous devons nous en aller. Nous prenons la grande avenue... et le voici à un pas de nous, sur un banc.

Courbé sur lui même, les quatre poils sur sa tête, plus blancs que jamais. Il nous aperçoit et nous fait un signe. Nous ne savons pas si cela veut dire restez là .

Nous nous approchons, il tremble trop. Je tente à nouveau :  il y a un hôpital à deux pas .

- Pas de sous, répond-il, donc pas d'assistance.

- Mais aux urgences, lui dis-je, c'est gratuit.

Peur, peur, souffle-t-il, et le Sénégalais et comme écrasé par ses grosses lèvres. Peur qu'on le chasse d'Italie car il n'est pas en règle. Comment puis-je ne pas comprendre et insister :

- C'est un bel hôpital, nous trouverons le moyen de tout arranger, il y a aussi un secteur pour les longues maladies où il y a d'autres personnes âgées... dis-je maladroitement.

Il écarquille les yeux, devine : "longue maladie". Il ne tremble plus, il se lève, marche. Comme sur les plages sénégalaises, avec dignité. Alors je comprends, le vieil homme multiplie mes souvenirs : souvent mon père, autrefois, se plaignait que la tête lui tournait. Mais si on parlait de médecine, il serrait les dents et reprenait ses activités. Tout comme ce grand-père inconnu qui, maintenant, répète :  je vais mieux, je vais bien mieux.

L'hôpital est dans cette direction, alors il part de l'autre. Il se retourne un instant et  nous interroge :  Le train ?

- Le train ? C'est loin, il faut traverser Venise.

- A pied ?

- Non, en bateau.

Il me regarde, "en bateau ?" avec des yeux perdus qui ont oublié qu'à Venise, il y a des canaux, de l'eau, des barques et des bateaux... Il allait vendre des Lacostes sur la plage avec les deux autres, et maintenant il est seul parce qu'il est vieux, et surtout, il n'a plus rien à vendre...

Nous l'accompagnons au bateau, c'est aussi notre direction.

Commence la lente traversée, du Lido à Saint-Marc, de Saint-Marc au Rialto. Venise entière défile devant nous, il lève de temps en temps  les yeux, et de temps en temps, il murmure quelque chose comme "Mage-mage". Magie, peut-être ? Magie de Saint-Marc, du Rialto ?

- Dommage, dommage, articule-t-il.

- Dommage de s'en aller de Venise ?

En face de moi, il ouvre ses yeux énigmatiques : plus que de Venise, ils parlent de la vie. Il fait un effort et dit :

- Je m'appelle Léopold.

J'ai envie de lui dire : comme Senghor, votre grand poète, mais il s'en fiche de Senghor, alors je simplifie :

- Je n'oublierai jamais votre prénom, mais les autres, où sont-ils, n'étiez-vous pas toujours trois?

- Les autres, souffle-t-il, ne voulaient pas que je quitte le pays, je suis un poids mort.

Il regarde les palais autour de lui :

- Et maintenant, dit-il, c'est comme si j'étais aveugle, dommage, dommage...

Nous sommes déjà à la gare :

- Où allez- vous ? lui dis-je.

- A Viareggio. Là bas j'ai des amis.

Je comprends, d'autres plages, d'autres Sénégalais. Je me prépare à lui prendre un billet.

- Non, m'arrête-t-il, l'argent, le voici.

Plein de sable, sable du Lido, ou de qui sait quelles autres plages. Il sort son argent, disparaît quelque instant, et revient avec le billet de train.

Je me rappelle tout à coup ce que me disait Katia :

- Probablement a-t-il faim ?

A côté, il y a le restaurant, mais il ne veut rien, il refuse sèchement, têtu. Nous ne savons s'il refuse parce qu'il ne veut rien de nous, ou parce qu'il se sent vraiment mal. Avec les vieux, blancs ou noirs, on ne sait jamais... A présent , je ne sais plus quoi dire, maintenant, tout comme lui, je suis comme aveugle...

- De l'eau, dit-il, ça oui.

J'achète une bouteille d'eau minérale ; Dieu sait pourquoi, d'un litre et demi. Il hésite à croire que c'est pour lui, personne ne lui a jamais autant offert d'eau. Nous arrivons juste à temps pour la correspondance.

- Le train pour Viareggio, lui dis-je, est direct.

Il s'assoit, et nous nous disons adieu. Il se met à la fenêtre ; il salue, il rit.

- Adieu brave Léopold.

Mais le feu est encore au rouge, je remonte dans le train sans qu'il me voie, je le regarde par la porte entrouverte : je vois qu'il recommence à trembler. Il tremble terriblement, mais aussi,  en regardant mieux, il serre les dents. Il se lève, prend la grosse bouteille d'eau et l'embrasse. Je n'ai plus une minute à perdre, le train va partir, je dois descendre. Le convoi s'éloigne emportant le vieil homme et sa bouteille.

Il doit partir.

Nous devons tous partir...

Plus jamais je ne repenserai à la plage du Lido  sans y associé Léopold...

Plus jamais je n'achèterai une bouteille d'eau sans penser à lui...

Car ce jour là, Venise s'effaça devant un vieux Sénégalais... et mes yeux le cherchent encore.