On connaît les « moments oulipiens », collection d’anecdotes à la source de textes cocasses, certains publiés au Castor Astral. Plus confidentiels sont les « épisodes pirouétiques », contexte invariable de studieuse austérité. Laissez-m’en vous conter un tout récent, circonstance de sérendipité entre statuaire et littérature.
Ce qu’advint. En juin passé, je sollicite Martin Granger ; s’agit de réaliser l’affiche et le prospectus du festival Pirouésie. Imprudent, j’ajoute que son prix serait le nôtre. Quelques jours plus tard, la Poste m’adresse centaines de posters, milliers de tracts. Livraison étincelante, remerciements téléphoniques, va sans dire j’ajoute :
– On te doit combien, Martin ?
– Euh… rien (hésitation, il semble se raviser)… ou alors une statue équestre du Maréchal Leclerc.
Nous parlons d’autre chose et bye-bye.
J’y repense le soir. Un bourrin avec Leclerc de Hauteclocque juché dessus, est-ce que seulement la chose existe ? Fût-il « ami du cheval », ce Philippe-là se déplaçait plutôt en char – prudence rapport à la Wehrmacht alentour. Zéro bronze idoine en vue ? La suite prouvera qu’impossible n’est pas oulipien. Car ici l’histoire cesse d’être drolatique. Dimanche 27 juillet passé, inauguration de Pirouésie. J’entends Henry Landroit dire que l’affiche est belle. Tiens, soumettons-lui la requête de Martin. Sa réponse me sidère : à défaut de Leclerc en jockey, le Fonds Gilbert Farelly détient une copie du poète normand Robert Wace intitulée « Statve Eqvestre » et datée de 1160 ; Henry m’assure l’avoir vue une fois. Je m’éclipse du cocktail, j’appelle en vitesse Patrice Debry à Bruxelles. Une heure plus tard, du siège Farelly, rue Jean d’Ardenne n° 50, fac-similé m'est faxé :
Sonet saus gîgas ni cumcerts
Terzas en chief quatrans por basse
Acrochons sur tiltre nos vers
Tey d’Archange exem son Pégasze
Vace à cor d’espi das Pirou
Efaicé-jo Roman de Rou
Eskrîre ç’obblige palestre
Que d’hermitaige ou que convent
Voue ajurer sa veie au vent
Emprente de cius mas terrestre
Sant Michel se force parestre
Tragice escuer triumphant
Retintir muetique olifant
Estompe la statue équestre
Le même en français moderne (première occurrence historique où « sonet » peut se traduire en « sonnet » – la forme poétique – et non plus en « chanson ») :
Sonnet sauf gigues ni concerts
Tercets en chef quatrains pour base
Accrochons sur titre nos vers
Tel l'Archange exempt son Pégase
Vace à court d’épi dans Pirou
Effacé-je Roman de Rou
Écrire ç’oblige palestre
Qui d’ermitage ou qui convent
Voue abjurer sa vie au vent
Empreinte des ciels mais terrestre
Saint Michel se force paraître
Tragique écuyer triomphant
Retentir mutique olifant
Estompe la statue équestre
Exégèse s’ensuivra quelque jour (retenons déjà que le thème majeur est l’absence, prosopopée hippique la figure dominante). Mais d’abord évaluons la formidable révélation en filigrane : avant de revenir d’Italie en France, la forme sonnet aurait été exportée en Sicile par les Normands. Ainsi le texte de Wace (selon les copies Vaicce, Vacce ou Vace ci-dessus) serait arrivé à la cour de Frédéric II, roi sicilien dont la langue maternelle était le normand. Sur place Giacomo de Lentini, celui que Dante appellera le Notaire, aura pu étudier ce prototype de sonnet, le transmettre à ses auditeurs.
Innovation de fil en aiguille via Pétrarque, la tradition italienne inversera l’ordre des strophes ; désormais les quatrains précèderont les tercets. On se réjouira de noter que Wace, résident coutumier du bocage où naîtra l’Oulipo, anticipe in situ de 800 ans la manière oulipienne. Il surcharge en effet son texte de deux contraintes, pas moins : l’acrostiche et le premier principe de Roubaud – la strophe initiale annonçant comment sera composé le poème (1).
J’avoue dès lors – le public du festival m’en pardonnera – avoir délaissé l’animation de Pirouésie, consacrant mes journées, mes nuits à creuser la découverte de Landroit et Debry. J’ai réservé mon temps à visiter le Mont Saint-Michel, le Scriptorial d’Avranches, une théorie d’abbayes, prieurés et ermitages depuis Coutances jusqu'au Mont. Partout me saute aux yeux la même apparition de l’Archange ; l’iconographie unanime atteste un chevalier sans cheval, corps blindé sous son armure. Blindé… mais oui bon sang ! tout pareil que Leclerc dans son char.
Eurêka, dare-dare coulons à la façon de Wace une Statue Équestre au format patronymique originel du Maréchal Leclerc, les 14 lettres DEHAUTECLOCQUE. Martin la tient, sa rémunération pirouétique :
Dot envers Martin Granger
Ersatz de statue équestre
Héroïque fors danger
Allouons à l’homme-orchestre
Un monument dont lourd tank
Tienne place de mustang
Esbigne aux coups de breloque
Char en lieu de canasson
L’exergue orne l’écusson
On entend loing haulte clocque
Claironnant ou ventriloque
Qu’importe d’où bruit le son
Univoque sa leçon
Est grêle qui grandiloque
(1) L'allusion au Roman de Rou que Wace « efface » (vers 6) plagie aussi par anticipation le premier principe de Roubaud (Rou + baud = celui qui trouve en silence) : la Chronique Ascendante de Wace est rétrograde, elle s'enroule à revers et gomme une à une la vie des ducs de Normandie. À propos d'effacement, de palimpseste, d'actualité oulipienne : n'est-ce la main de Wace qui aurait gommé le Livre d'Aliénor, sa contemporaine, son amie ?