Le blogue de Robert Rapilly

Le sonnet portatif

À ne pas confondre avec le sonnet mince de Jacques Jouet ni le sonnet acéphale à la Maynard, le sonnet portatif, ou « s'port », sera une réduction de la forme classique à deux tercets et deux distiques. Un s'port comportant 1 contrainte supplémentaire sera noté s'port+ ; 2 contraintes s'port++ ; etc.
Exemple de s'port++ (vers isocèle / acrostiche du nom d'un poète peu porté sur le sonnet) :

Vogue mon sonnet arche énorme
Il s'en faut raboter l'esquif
Confisquer surcharge difforme

Transbordons ce fret portatif
Où notre nom par son accroche
Réduise le mètre & la strophe

Hachons l’encore sous tribord
Une coquille entre à bon port

Gouvernail sauve verso barque
Oriente qu'ailleurs Pétrarque

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Post-scriptum / Aussitôt diffusé ce billet, Gilles Esposito-Farèse me signale que la forme existait déjà... en 1891. Lecteur avant-premier (2002) de l'anthologie Quasi-Cristaux de Jacques Roubaud, il avait repéré ce « Sonnetin » à rimes croisées d'Emmanuel Souinet :

Le temps morne a fermé l'œil clair des pierreries
Sa poussière a terni le bois d'ébène et l'or
Et le riche brocard des lourdes draperies.

Le temps respectueux n'osa jamais encor
Faner ce frais visage et ces lèvres fleuries
Sur le lit centenaire où la Princesse dort.

Ô rose fleur, parmi les tresses décoiffées
L'éphèbe émerveillé la baisa doucement.

Voilà comme, un matin, le Prince élu des Fées
Tira de son sommeil la Belle au Bois dormant.

Note de Roubaud : « Le "sonnetin" est une sorte de "sonnet court", de répartition 3+3+2+2, avec la disposition de rimes aba bab cd cd. Je ne lui connais pas de descendance »... JR n'avait pas lu les plagiats par anticipation de Gef, dès 1997 :
- Recommandations
- Nano-sonnet
- Perdre
- Léger regel

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Post-scriptum bis / Guy Deflaux entre-temps a écrit un s'port+++++ : 5 contraintes rajoutées à la prosodie habituelle. Qui dit mieux ?

421 = quatre / vingt & un

Sur le zinc, on abrège couramment en « quatre vingt et un » le jeu de dés 421.

Quantique martingale
Un coup de dés jamais
Aléa ne l’égale,
Tant je la présumais
Rigoureuse statue
Et chère qui s’est tue.

Vague vibration
Inquiète paupière
Nombre d’ombre la pierre
Gouge sur le sillon...
Tissures de lion
& chèvre font chimère
Une muse sans mère
Naisse à Pygmalion !

Sonnet de forme statue-équestre = un sizain + un huitain avec QUATRE / VINGT & UN en acrostiche.

Le Secret de la Mère Poulard

.

Mère Poulard sur Mont ça dîne ça redîne
Idéal son creuset de cuivre chauffé blanc
Cuit l’omelette à point rissole la sardine
Hôtelière au grand jour service étincelant
Elle fouette les œufs sous nos yeux pleine table
La recette en dépit résiste inimitable

Auberge d’Abbaye où s'envole un détail
Ravise-t-on la Flèche y brille une cuirasse
Celle de Saint Michel munificente grâce
Haubert heaume cuissot tout... sauf dague & poitrail
Aucun convive ici gourmet ni pochetron
N'augure du secret qu’un prodige dévoile
Goût angélique aux mets c'est motif que la poêle
Eût pour manche l’Épée et culot le Plastron



À la suite du Sonnet de Wace, nommons « statue équestre » (= 6 + 8 lettres) :
- un sonnet acrostiche (ci-dessus « Michel Archange ») où les tercets précèdent les quatrains,
- soit, en soudant les strophes, un sizain avant un huitain,
- et dont le sujet sera quelque chose quasi disparu, presque présent.
Si vous voyez ce que je veux dire, moi pas très bien.

Le Sonnet de Wace

On connaît les « moments oulipiens », collection d’anecdotes à la source de textes cocasses, certains publiés au Castor Astral. Plus confidentiels sont les « épisodes pirouétiques », contexte invariable de studieuse austérité. Laissez-m’en vous conter un tout récent, circonstance de sérendipité entre statuaire et littérature.

Ce qu’advint. En juin passé, je sollicite Martin Granger ; s’agit de réaliser l’affiche et le prospectus du festival Pirouésie. Imprudent, j’ajoute que son prix serait le nôtre. Quelques jours plus tard, la Poste m’adresse centaines de posters, milliers de tracts. Livraison étincelante, remerciements téléphoniques, va sans dire j’ajoute :
– On te doit combien, Martin ?
– Euh… rien (hésitation, il semble se raviser)… ou alors une statue équestre du Maréchal Leclerc.
Nous parlons d’autre chose et bye-bye.

J’y repense le soir. Un bourrin avec Leclerc de Hauteclocque juché dessus, est-ce que seulement la chose existe ? Fût-il « ami du cheval », ce Philippe-là se déplaçait plutôt en char – prudence rapport à la Wehrmacht alentour. Zéro bronze idoine en vue ? La suite prouvera qu’impossible n’est pas oulipien. Car ici l’histoire cesse d’être drolatique. Dimanche 27 juillet passé, inauguration de Pirouésie. J’entends Henry Landroit dire que l’affiche est belle. Tiens, soumettons-lui la requête de Martin. Sa réponse me sidère : à défaut de Leclerc en jockey, le Fonds Gilbert Farelly détient une copie du poète normand Robert Wace intitulée « Statve Eqvestre » et datée de 1160 ; Henry m’assure l’avoir vue une fois. Je m’éclipse du cocktail, j’appelle en vitesse Patrice Debry à Bruxelles. Une heure plus tard, du siège Farelly, rue Jean d’Ardenne n° 50, fac-similé m'est faxé :

Sonet saus gîgas ni cumcerts
Terzas en chief quatrans por basse
Acrochons sur tiltre nos vers

Tey d’Archange exem son Pégasze
Vace à cor d’espi das Pirou
Efaicé-jo Roman de Rou

Eskrîre ç’obblige palestre
Que d’hermitaige ou que convent
Voue ajurer sa veie au vent
Emprente de cius mas terrestre

Sant Michel se force parestre
Tragice escuer triumphant
Retintir muetique olifant
Estompe la statue équestre

Le même en français moderne (première occurrence historique où « sonet » peut se traduire en « sonnet » – la forme poétique – et non plus en « chanson ») :

Sonnet sauf gigues ni concerts
Tercets en chef quatrains pour base
Accrochons sur titre nos vers

Tel l'Archange exempt son Pégase
Vace à court d’épi dans Pirou
Effacé-je Roman de Rou

Écrire ç’oblige palestre
Qui d’ermitage ou qui convent
Voue abjurer sa vie au vent
Empreinte des ciels mais terrestre

Saint Michel se force paraître
Tragique écuyer triomphant
Retentir mutique olifant
Estompe la statue équestre

Exégèse s’ensuivra quelque jour (retenons déjà que le thème majeur est l’absence, prosopopée hippique la figure dominante). Mais d’abord évaluons la formidable révélation en filigrane : avant de revenir d’Italie en France, la forme sonnet aurait été exportée en Sicile par les Normands. Ainsi le texte de Wace (selon les copies Vaicce, Vacce ou Vace ci-dessus) serait arrivé à la cour de Frédéric II, roi sicilien dont la langue maternelle était le normand. Sur place Giacomo de Lentini, celui que Dante appellera le Notaire, aura pu étudier ce prototype de sonnet, le transmettre à ses auditeurs.

Innovation de fil en aiguille via Pétrarque, la tradition italienne inversera l’ordre des strophes ; désormais les quatrains précèderont les tercets. On se réjouira de noter que Wace, résident coutumier du bocage où naîtra l’Oulipo, anticipe in situ de 800 ans la manière oulipienne. Il surcharge en effet son texte de deux contraintes, pas moins : l’acrostiche et le premier principe de Roubaud – la strophe initiale annonçant comment sera composé le poème (1).

J’avoue dès lors – le public du festival m’en pardonnera – avoir délaissé l’animation de Pirouésie, consacrant mes journées, mes nuits à creuser la découverte de Landroit et Debry. J’ai réservé mon temps à visiter le Mont Saint-Michel, le Scriptorial d’Avranches, une théorie d’abbayes, prieurés et ermitages depuis Coutances jusqu'au Mont. Partout me saute aux yeux la même apparition de l’Archange ; l’iconographie unanime atteste un chevalier sans cheval, corps blindé sous son armure. Blindé… mais oui bon sang ! tout pareil que Leclerc dans son char.

                      
                 

Eurêka, dare-dare coulons à la façon de Wace une Statue Équestre au format patronymique originel du Maréchal Leclerc, les 14 lettres DEHAUTECLOCQUE. Martin la tient, sa rémunération pirouétique :

Dot envers Martin Granger
Ersatz de statue équestre
Héroïque fors danger

Allouons à l’homme-orchestre
Un monument dont lourd tank
Tienne place de mustang

Esbigne aux coups de breloque
Char en lieu de canasson
L’exergue orne l’écusson
On entend loing haulte clocque

Claironnant ou ventriloque
Qu’importe d’où bruit le son
Univoque sa leçon
Est grêle qui grandiloque

(1) L'allusion au Roman de Rou que Wace « efface » (vers 6) plagie aussi par anticipation le premier principe de Roubaud (Rou + baud = celui qui trouve en silence) : la Chronique Ascendante de Wace est rétrograde, elle s'enroule à revers et gomme une à une la vie des ducs de Normandie. À propos d'effacement, de palimpseste, d'actualité oulipienne : n'est-ce la main de Wace qui aurait gommé le Livre d'Aliénor, sa contemporaine, son amie ?

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