Diderot et "les arts bruts", retour sur la première utilisation du terme... (29/05/2023)
C'est ici l'occasion de renvoyer les lecteurs, surtout nouvellement arrivés, et n'ayant pas (encore) eu l'envie ou le loisir d'explorer le passé de ce blog vieux de seize années, vers une note vieille, elle, de dix ans, due à Emmanuel Boussuge, qui possède, entre autres centres d'intérêt, la passion du XVIIIe siècle chevillée au corps. Cette note répondait à une question que je lui avais soumise en privé, concernant l'utilisation par Diderot du terme "art brut" dans un de ses textes de 1765 ou de 1767, utilisation qui avait été relevée par la chercheuse d'art brut Céline Delavaux dans son livre L'art brut, un fantasme de peintre, paru chez Palette en 2010. Voici cette note en lien.
Il se trouve que le camarade Emmanuel vient de voir la même note enfin éditée, avec un retard conséquent, dans un recueil de contributions diverses intitulée Lumières, ombres et trémulations. Hommages au professeur Jacques Wagner (Hermann, 2022 ; cette date étant fictive puisque le livre n'est sorti que tout récemment, en 2023 donc). Elle est quasiment identique dans ce livre à la note de ce blog. On peut s'en convaincre en la lisant ici, dans un autre lien, cette fois vers le fichier en PDF. Pour des besoins de "dynamisme" dans la conduite de son étude, Emmanuel m'y campe en curieux qui pourrait se révéler "déçu" en découvrant les distinctions qu'il opère entre l'art brut de Dubuffet et les "arts bruts" qu'envisageait deux siècles plus tôt le philosophe bien connu, auteur entre autres de l'Encyclopédie.
Or, je ne l'ai été nullement, "déçu.".. Lisant Delavaux, j'avais trouvé normal d'interroger un dix-huitièmiste distingué sur ce premier rapprochement de "brut" avec "art" dans l'histoire de l'art, sans rien attendre, forcément, de spectaculaire en retour. Juste un peu d'éclaircissement.
J'éprouve cependant aujourd'hui le besoin de faire retour sur le distingo boussugien. Si je comprends que les arts bruts, dont parle Diderot, sont vus par ce dernier comme une phase mal dégrossie du langage artistique premier, qui doit mener par paliers à un art raffiné de grand goût classique, que le philosophe paraît priser, je constate qu'Emmanuel dans la suite de son texte paraît infléchir sa réflexion, au point d'établir comme un double début de contradiction concernant la vision de Diderot, et surtout vis-à-vis de la conclusion qu'en tire Emmanuel.
En effet, Diderot, d'une part, critique le maniérisme, qui surgit peu à peu après le règne du goût classique (maniérisme qu'Eugenio d'Ors (1881-1954), bien plus tard, dans dans son livre Du Baroque (1935), verra lui, au contraire, positivement, y associant les arts et coutumes populaires¹, tandis que les illustrations du livre, en 1968, y rattachèrent le Palais Idéal du Facteur Cheval), car il y voit une "décadence", une "mauvaise imitation" due à des "singes appliqués à copier des modèles ayant perdu toute vigueur", ce qui le rapprocherait, selon Emmanuel, de Dubuffet conspuant les arts culturels. Donc, se dit le lecteur, Diderot aurait été à cet endroit, proche de Dubuffet (passons sur le fait que Dubuffet ne conspuait pas la "mauvaise" imitation, mais toute imitation en réalité). Première contradiction avec le distingo initial d'Emmanuel. Mais une deuxième contradiction s'ajoute alors à la première dans la suite de l'étude de l'ami Boussuge. Il nous apprend en effet que Diderot ne répugnait pas à souligner que "la poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage" ( et, ici, on croit véritablement entendre le Dubuffet de l'Honneur aux valeurs sauvages !), nécessaire pour lutter contre "l'affadissement généralisé" dû "au conformisme moutonnier et à la fausse originalité" de la période maniérée. Et c'est sans doute pourquoi Diderot, comme le signale encore Emmanuel, dans un passage étonnant de sa petite réponse à ma modeste question de 2016, s'intéresse à un sculpteur autodidacte, originaire de Langres, et passablement déséquilibré, qui modelait des figurines en argile qu'il balançait du haut de ses fenêtres, au fur et à mesure qu'il les trouvait réussies (il avait reçu "un coup de hache", comme dit le philosophe, employant là une expression dont notre "frappadingue" dérive sans doute, ainsi que l'expression "pète au casque" proposée par l'Aigre de Meaux dans les commentaires de notre note d'il y a dix ans).
Et Emmanuel de conclure tranquillement, après nous avoir répété que décidément Diderot et Dubuffet n'ont rien à voir, que "la caractérisation du personnage nous amène bien du côté de l'art brut".
Alors? Certes, la notion d'art brut au sens de Dubuffet, art sans nom produit en dehors de la culture artistique par des personnes restées obscures (au début...), n'a pas été inventé dès le XVIIIe siècle, mais on peut tout de même raisonnablement voir en Diderot un précurseur, sur la voie de la problématique des arts hors culture savante qui allaient nous ravir aux XXe et XXIe siècles. Il alla même assez loin en rapprochant les mots "art" et "brut", pour la première fois dans l'histoire de l'art. On sait que cette géniale invention terminologique a été pour beaucoup dans le succès sans cesse grandissant de l'art brut.
Qui sait si Dubuffet n'avait pas lu Diderot? Ce ne serait pas tellement étonnant étant donné le fin lettré qu'il était (plus fin lettré qu'homme du commun, rôle auquel il aurait aimé faire croire au début de l'aventure de son art brut) ! Pas pour inventer la notion, mais le terme d'art brut!
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¹ Voici un passage intéressant du livre d'Eugenio d'Ors : "Chansons populaires, costumes régionaux, mœurs locales charmantes, parurent (...) une chose séculaire, immémoriale pour mieux dire. En réalité, information prise, tout ceci date de la civilisation baroque. Du XVIIIe siècle surtout, de cette heure historique où, simultanément, parut l'Encyclopédie et se fixa le Folklore."
13:10 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : diderot, arts bruts, emmanuel boussuge, céline delavaux, bruno montpied, maniérisme, singulier de langres, jean dubuffet, fin lettré, coup de hache | Imprimer
Commentaires
Assimiler les "arts et coutumes populaires" au folklore et donc, selon ce que vous comprenez des conceptions d'Eugenio d'Ors, les associer au baroque, me semble être une lecture un peu rapide et abusive. Ce n'est en effet pas ce que celui-ci dit lorsqu'il écrit que le folklore se "fixe" à l'époque de l'Encyclopédie, "date" de la civilisation baroque. Cela laisse entendre qu'il y a une simultanéité, que peut-être cette fixation est la conséquence de cette "civilisation" mais sans associer comme vous le dites l'une à l'autre dans sa théorie du baroque.
Qu'ensuite des éditeurs aient voulu associer le palais idéal du facteur cheval au baroque (pour sa proximité stylistique avec le baroque manuélin) est une autre question. Le palais est évidemment baroque au sens d'Eugenio d'Ors. Mais tout le monde s'accordera à reconnaitre qu'il ne relève pas du folklore.
Écrit par : Le bar rock | 30/05/2023
Eugenio d'Ors associe bien les arts et coutumes populaires au Baroque en ceci - la note ci-dessus n'est pas une analyse de son livre non plus, et je n'ai donc pas voulu entrer là dedans dans la note de bas de page, ce qui peut vous donner l'impression que ma lecture a été "rapide", alors qu'il ne s'agissait que d'indiquer une piste - qu'il y voit, par delà les caractères nationalistes ou régionalistes de ces arts et coutumes, un "paganisme incorrigible qui n'est en fait que le résultat paradoxal d'un artifice arbitraire". Artifice qui trahit le retour de l'éon baroque, comme dans le cas entre autres de Gauguin allant s'enivrer en Océanie d'un idéal de "vie primitive", ce qu'Eugenio d'Ors trouve comme un autre cas de "baroquisme".
Mais je ne veux pas discuter de cette vision du baroquisme en réalité. Ma note porte plutôt sur le double discours sur les "arts bruts" que l'on peut entrevoir chez Diderot, tel que rapporté dans l'étude d'Emmanuel Boussuge, à laquelle je n'avais pas répondu en la mettant en ligne sur ce blog voici dix ans. Une fois de plus, je constate que certains des commentateurs qui croisent par ce blog adorent parler A CÔTÉ du sujet central développé dans la note, chacun ayant sans doute sa marotte (peut-être ici, chez monsieur bar rock, la passion, caractéristique du mâle dominant, de montrer que je ne comprends rien à mes lectures?).
Je voulais seulement indiquer qu'à mon avis se faisait jour, dès le XVIIIe siècle (et peut-être avant aussi bien) de manière inaboutie, germinative, un intérêt naissant pour l'art dans ce qu'il a de plus brut, c'est-à-dire aussi, de plus pur, ingénu, innocent. Siècle qui vit aussi apparaître un Jean-Jacques Rousseau, créateur du mythe du bon sauvage qui eut si grande influence sur les adeptes de l'art instinctif et spontané au XIXe et surtout au XXe siècles...
Écrit par : Le sciapode | 30/05/2023