Premier dimanche de Carême,
Dimanche de la sainte quarantaine.
Lectures de la Messe : épitre 2 Cor. VI 1-10 ; Evangile Matth. IV 1-11.

Francisco Pacheco (1564-1644) est un peintre espagnol de la fin de la période maniériste et du début de la période baroque, théoricien de l’art, mais aussi théologien (il n’était toutefois pas clerc, mais laïc et père de famille) et – cela pourra étonner – censeur de l’Inquisition.
Peu connu du grand public, il l’est toutefois des historiens de la peinture parce qu’il a été le maître de Diégo Vélasquez (1599-1660).
Le tableau sur lequel je désire attirer votre attention en ce premier dimanche de Carême est considéré comme son chef-d’œuvre et s’intitule « Le Christ servi par les anges dans le désert » : c’est une huile sur toile de grand format (hauteur : 2,68 m ; largeur : 4,18 m), datée de 1616 (le musée d’Art de Catalogne, à Barcelone, en possède un dessin préparatoire daté du 7 octobre 1615), qui avait été peinte pour le réfectoire de l’un des plus importants couvents de Séville, San Clemente el Real.
L’œuvre fut peut-être volée par les troupes napoléoniennes lors de l’occupation de Séville en 1810, ou bien a-t-elle été vendue vers 1835 lorsque le gouvernement espagnol d’alors a fermé un certain nombre de couvents et confisqué les biens ecclésiastiques.
Elle a été aux mains de plusieurs propriétaires avant d’être achetée en 1993 par la ville de Castres qui l’expose au Musée Goya.
Le jeune Diégo Vélasquez (il avait à peine 17 ans) a travaillé sur ce tableau : il est l’auteur de la nature morte que l’on voit au centre (sa première nature morte connue).

Francisco Pacheco (1564-1644) : le Christ servi par les anges dans le désert (1616)
[Musée Goya, Castres]
Pour celui qui s’attache à la signification spirituelle de ce tableau, il est d’une exceptionnelle richesse symbolique en représentant un point auquel de nos jours, semble-t-il, ni les prédicateurs qui commentent la péricope évangélique lue au premier dimanche de Carême ni les fidèles qui entendent cet Evangile n’accordent grande attention, alors qu’il se trouve pourtant très explicitement mentionné dans la dernière phrase de ce passage de Saint Matthieu : « Tunc reliquit eum diabolus, et ecce Angeli accesserunt, et ministrabant ei : Alors le diable Le laissa, et voici que des Anges s’approchèrent, et ils Le servaient » (Matth. IV 11).
Si l’on veut bien se donner la peine de réfléchir au fait que Notre-Seigneur était seul dans le désert, il faut nécessairement penser que c’est Jésus, et Lui seul, qui a porté à la connaissance de Ses apôtres et de Ses disciples les éléments de Son combat contre le tentateur ainsi que ce « détail » final… qui n’est finalement peut-être pas un détail sans importance ni un fait purement anecdotique.
Saint Marc, qui est pourtant des plus laconiques pour parler de la sainte quarantaine n’omet toutefois pas de mentionner le « repas servi par les anges » : « Et Il passa dans le désert quarante jours et quarante nuits ; et Il fut tenté par Satan ; et Il était parmi les bêtes, et les anges Le servaient » (Marc I 13). Saint Luc et Saint Jean n’en parlent pas.
Ce repas servi par les anges après les quarante jours de jeûne au désert, a été illustré par plusieurs peintres espagnols du Siècle d’Or. On le retrouve aussi dans la peinture française des XVIIème et XVIIIème siècle.

Vêtu de rouge, le Seigneur Jésus-Christ est assis, tourné de trois quarts vers la gauche, devant une table garnie. Trois anges sont directement à Le servir à table : deux sont agenouillés et présentent des plats ; le troisième, debout, règle le service.
La luminosité de la table met en valeur les objets qui y sont disposés. Les spécialistes n’ont pas manqué de remarquer que le repas est servi dans des céramiques de Talavera : le peintre fait ici une sorte « d’inculturation », comme on dirait de nos jours, puisque c’est une vaisselle de la vie quotidienne espagnole.
Les doctes commentateurs du tableau nous disent que nous nous trouvons en présence d’une sorte de « rébus sacré » tel que les intellectuels sévillans les affectionnaient alors : à travers une scène d’apparence profane – un repas -, nous nous trouvons devant l’évocation du plus sacré de tous les repas, celui où le Christ S’immole et Se donne en nourriture, la Sainte Messe.
On est bien dans la tradition des réfectoires monastiques, où, pendant leur réfection physique et naturelle, les moines sont appelés à élever leurs âmes vers le banquet céleste. Pour ne citer qu’une autre œuvre, rappelons que la célébrissime Cène de Léonard de Vinci a été réalisée dans le réfectoire du couvent des Dominicains de Milan.
Ainsi donc, dans ce repas servi par les anges, les mets sont-ils disposés sur la table un peu comme des offrandes sur un autel ; Notre-Seigneur les bénit en même temps qu’Il élève les yeux vers le ciel, ainsi que le fait le prêtre à la Messe avant la consécration ; le pain, symbole de nourriture spirituelle et de vie éternelle, repose sur un linge dont le pliage n’est pas sans évoquer celui d’un corporal.
Cette allusion au Saint-Sacrifice de la Messe est renforcée par la présence du raisin, qui, avec le pain, fournit la matière du sacrement eucharistique, et par celle du poisson, symbole christique qui remonte à la plus haute antiquité.
L’eau, source de vie, purificatrice et régénératrice, et le sel, ne sont-ils pas une référence à la liturgie baptismale ?
L’ange agenouillé qui présente l’huilier et le vinaigrier, n’évoque-t-il pas le servant d’autel présentant les burettes ?
Quant à l’ange « maître de cérémonie », qui tient dans la main droite un couteau, ne nous renvoie-t-il pas à l’immolation de l’Agneau ?
Remarquez par ailleurs qu’il porte sur l’épaule gauche un linge tissé d’or et frangé, qui évoque davantage un tissu liturgique que du linge de table.

Remarquez enfin les végétaux présents sur cette table : le cédrat, fruit réputé à Séville comme favorisant la longévité et la fécondité ; la rose blanche, emblème de l’amour chaste ; l’œillet, qui renvoie à la divinité (le nom scientifique de l’œillet est dianthus qu’on traduit par « fleur des dieux ») ; les feuilles d’olivier, de chêne et d’acacia, évoquent évidemment des essences au fort symbolisme biblique.

Sur la gauche, derrière le Christ, trois anges musiciens jouent de la harpe, du luth et de la viole de gambe. Tandis qu’au-dessus d’une grotte (sans doute le lieu de la retraite de Notre-Seigneur pendant Son séjour au désert), trois angelots répandent des fleurs sur la table.

En haut à droite, encore éloignés, volent deux anges porteurs de plats couverts.

Si l’on excepte ces deux anges éloignés, on compte donc que Notre-Seigneur est entouré par trois triades d’anges et d’angelots : le chiffre trois, représenté trois fois, symbolise la perfection de la Trinité divine.
Dans le coin inférieur droit du tableau, on voit Saint Jean-Baptiste, près du Jourdain puisque c’est aussitôt après avoir reçu le baptême de pénitence de Son Précurseur que Notre-Seigneur a été conduit au désert.
Derrière le Baptiste s’ouvre une perspective de paysage désertique (c’est-à-dire non peuplé d’hommes), au fond de laquelle apparaît une cité : Jérusalem, la Cité sainte où le Christ accomplira Sa mission par l’oblation de Son sacrifice rédempteur.

Je ne m’étendrai pas ici sur les aspects techniques de cette œuvre d’exception (éclairage, forme, expressions, harmonie des couleurs, composition – qui est pourtant très étudiée d’un point de vue mathématique et géométrique -, équilibre…), mais je terminerai en insistant sur le fait que toute cette technique, très rigoureuse, est au service du symbolisme spirituel.
Sur ce point, j’ai encore un élément à signaler : outre le Christ, personnage central, le nombre total des personnages représentés est de douze : le nombre des tribus d’Israël, le nombre des apôtres, le nombre des portes de la Jérusalem céleste à laquelle nous sommes appelés, si nous profitons des grâces du salut que nous a obtenues le divin Rédempteur.
Frère Maximilien-Marie du Sacré-Cœur.
