La Bretagne c'est chiant. Comme la pluie. En puis c'est plein de bretons. De bretonnes. Qui se reproduisent. Et que font tous ces bretons, toutes ces bretonnes, lorsqu'ils et elles se reproduisent ? Des petits bretons. Des petites bretonnes. Comme s'il en pleuvait. Vous parlez d'une fantaisie. À croire qu'ils n'ont que ça à foutre. Ou elles. En même temps, faut les comprendre, ils et elles vivent toute l'année au mois de novembre. Vous parlez d'un temps. Un novembre pluvieux. Un novembre à perpette. Un novembre de 366 jours les années bissextiles. Dans leur dialecte, le breton, ils et elles ont 735 mots pour pluie, 425 pour gris, 276 pour froid, 659 pour mouillé, 1 seul qu'on peut traduire, indifféremment, par soleil, beau, sec, chaud, ciel bleu ou agréable, mais qui est marqué dans le dictionnaire comme orig. lat., rare et litt.
Autant faire des bretons. Des bretonnes.
Je n'étais pas faite pour vivre ici.
Quand les bretons sont vieux, quand les bretonnes sont vieilles, quand ils et elles ne peuvent plus se reproduire, ils et elles vont taper sur du granit. Le granit ne leur a rien fait mais ils en ont des gros morceaux qui traînent partout. Vraiment partout. Sous des climats plus tempérés, casser du caillou est une punition mais pour les bretons, pour les bretonnes, le bagne ça leur fait des vacances. Quand on connait la dureté du granit, 6 à 7 sur l'échelle de Mohs, on ne s'étonne pas que leurs colonnettes, leurs tables de jardin, ne soient qu'à peine ébauchées. Ils y travaillent pourtant depuis plus de trois mille ans. Ils n'ont pas fini. Ils appellent ça des menhirs, des dolmens. En même temps, faut les comprendre, une table de jardin, pour l'utilité que ça peut avoir, en plein mois de novembre, y a pas le feu au raz.
Je suis née au bord de l'étang de Berre. Au chaud. À 1500 degrés centigrades. Loin des novembre en rafales et répétition. Je n'ai même pas de mot pour pluie dans mon dialecte. En même temps, faute d'appareil vocal, entre autres, je n'ai ni langue ni dialecte. J'ai grandi à toute allure. À peine sortie du gueulard, oxygénée à pleins poumons sur un lit de ferrailles, je me suis coulée en lingotière, l'élégance même, toute en voltes et sillons. Question fini, raffinement, tant pis pour ma modestie, c'est quand même autre chose qu'un bloc de granit, confusément dégrossi par trois mille ans d’opiniâtreté bretonne à fabriquer, en vain, du mobilier de jardin. Pour toute éducation, je suis passée par deux salons de massage. Un laminage musclé, à vous faire bramer, puis un second tout en finesse, douceur et volupté, de quoi parfaire une bobine enjôleuse, à damner l'un de ces saint aux mœurs brindezingues dont ils sont si friands, en Bretagne. J'ai quitté Lavera en train et dans ce très simple appareil, direction la Loire, sur les rives de laquelle je fus proprement emboutie, en tout bien tout honneur, après découpage. C'est à l'impression que j'ai tiqué. J'en aurais pleuré, si j'avais disposé d'un appareil lacrymal.
Les bretonnes et les bretons disposent, eux, d'un appareil lacrymal. Ils s'en servent. Et bruyamment. C'est qu'à force de se reproduire ou de taper sur du granit, a fortiori les deux en même temps, il leur prend soif. Du coup ils et elles boivent. La tasse. Des tas de tasses. De l'eau salée quand ils et elles sont en mer, tout liquide qui n'a eau ni sel quand ils et elles sont à terre. Ou les deux. Inversement et concurremment. C'est qu'ils et elles craignent la sècheresse comme la peste. Plus que la peste. À 37 degrés centigrades de température corporelle, ils et elles suffoquent. En même temps, faut les comprendre, ils et elles ont en permanence la nostalgie de novembre. Même en novembre. Surtout en novembre. D'un novembre intérieur. Il n'y a jamais, selon eux, selon elles, de mois de novembre assez mois de novembre. Du coup ils et elles pleurent. Se plaignent. Très fort. Très très fort. En même temps, faut les comprendre, entre le vacarme des coups de burin sur le granit, et rentrer tard le soir chez soi, dans les brumes de novembre, par mer ou par terre, rehumidifié jusqu'à la moelle pour aller se reproduire, l'usage d'un avertisseur sonore, à très fort volume, peut passer pour une solution de bon sens, une question de survie. Ça distrait. Du coup, ayant observé le bruit que font les intestins gonflés d'un noyé lorsqu'on saute à pieds joints dessus, autre divertissement, ils et elles en ont fait un instrument. De musique. Pas de torture. Pour pleurer très fort. C'est un coussin péteur en forme de pantin, un noyé aux bras morts et maigres, ballonné du bedon, qu'ils et elles utilisent comme un déodorant, sous les aisselles. Ils et elles appellent ça corne de brume. Ou de muse. Enfin ça corne. Les virtuoses obsédés de l'instrument, il y a des limites tout de même, sont exilés dans des pays lointains, sans espoir de novembre, où ils jouent de cornes à muses si considérables, si rétives, qu'ils s'assoient dessus, une serpillère autour de la tête pour garder leur chevelure en novembre. On les appelle des cornacs. Oui, il y a des bretons partout. Même sous les bananiers.
Pour ma part, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, je me suis retrouvée fourrée de gaufrettes dans un magasin à bretonneries de Quimper, entre de la vaisselle marquée I LOVE BZH, et toutes les déclinaisons commerciales possibles du bonnet de bigouden, du cache-parapluie au préservatif. J'ai fini dans le buffet d'une vieille dame, le meuble, les crèpes en dentelles dans le buffet de la vieille dame, l'organe.
La vieille dame ne m'a pas jetée.
C'est que bretonnes et bretons n'ont pas de boites en granit. Des dolmens, des menhirs ou des dalles tombales, mais ni boite ni table de jardin, ni urne ni cercueil. Les gaufrettes disparues, je me suis retrouvée fourrée de reliques. En châsse. Bretons et bretonnes, mais pas qu'eux, sont très gourmands de reliques. Tous les humains le sont. Les pauvres.
Photos, papiers, médailles. Trois générations.
Livrets militaires, diplômes scolaires, carnets de rationnement, cartes d'identité, certificats, reçu de prêts, billets de soldes, passeports, permis de conduire, missels. Portraits.
Oui, j'ai oublié de le préciser, mais bretons et bretonnes sont des êtres humains. Des vrais. De la naissance à la mort et réciproquement, ou l'inverse, et non, comme disent les mauvaises langues, en dépit des apparences. Ou alors, en dépit des apparences, comme tous les êtres humains. Et c'est une marotte, un rêve, un péché mignon toujours recommencé de ces êtres humains que de plonger leurs mains dans la mer, d'essayer, en vain, défaite après défaite, d'en capter, d'en retenir l'eau qui fuit entre leurs doigts, de n'en tirer, poussière d'échec, souvenirs de larmes, qu'un peu de sel sur la peau.
Reliques.
Saisir ce qui n'a pour eux ni commencement ni fin ni durée et toujours leur échappe et toujours leur échappera.
Leurs vies.
Bernard C.