lundi 8 mars 2010
Fives-Lille Argentine
Du 19e siècle aux années 50, Fives-Lille aura été le plus important site ferroviaire français.
Dans un laps de temps à peine plus étroit, Fives-Lille fut le nom d’une station au nord de l’Argentine où la compagnie avait amené capitaux et techniciens, rebaptisée Vera y Pintado en 1951. Originaire de la province, Bernardo de Vera y Pintado avait écrit l’hymne national chilien en 1819. Mais c’est un autre air qu’on a peut-être murmuré là-bas dès 1889 : l’Internationale, composée l’année précédente par le Fivois Pierre Degeyter.
L' habitante Mado, lectrice et plasticienne, a rassemblé une inestimable documentation sur Fives-Lille en Argentine. Les textes suivants s'en inspirent, extraits d'une série confiée à Delphine Sekulak, qui les a superbement mis en scène dans les rues de la ville ; exposition visible jusqu'au 28 mars 2010.
Je lirai ensuite sur les trottoirs de Fives, à l'initiative des éditions de La Contre-Allée.
PS - Article de Pauline Drouet dans la Voix du Nord.
PPS - Article dans El Litoral, quotidien de Santa Fe en Argentine
Acrostiche et télostiche F R E I N A B O L I L O C O M O T I V E S E M B A L L E E S S O L E I L S E M A P H O R E L E R A I L D E F I L E I N F I N I L E I T M O T I V L O G O R R H E E E N T R E P A Y S Frein aboli, locomotives emballées, soleil, sémaphore... Le rail défile, infini leitmotiv, logorrhée entre pays.
Source ci-dessous, le compte rendu annuel aux actionnaires en 1888
Mois de novembre mil huit cent quatre-vingt-huit,
l’espoir - comme un lingot du fond d’un coffre - luit !
Nous nous félicitons, au nom de Fives-Lille,
que l’effort consenti ne fût pas inutile :
commande d’un réseau pour les chemins de fer
de l’État argentin ! Il nous faut achever
l’ouvrage sans retard. Combien de kilomètres ?
Près de six cent cinquante. Accord en toutes lettres :
bâtir puis exploiter l’équipement rivé
entre San Cristobal, secteur de Santa Fe,
et Tucumán au nord, capitale du sucre.
L’Indigène, on le sait, travaille à peu de lucre :
jadis on l’a fixé sous charpente et métaux
où raffiner la canne en mélasse et cristaux.
Au nord de Santa Fe, les gens de Tucumán
souffrent chez eux l’exil et redoutent demain.
L’Usine les arrache aux rentes vivrières.
Console-t-on la faim moyennant des salaires ?
Doublons nos gains anciens de nouveaux dividendes,
apportés d’Atlantique à l'orient des Andes !
Cette concession vient du gouvernement,
la garantie en sus. Et fort commodément,
il fut constitué, par nos soins, Compagnie
Française des Chemins de Fer Argentins. Vie
longue y soit donnée ! Et cependant je vois
prudence à conserver dans un panier fivois
une part des œufs d’or. Pour la forge fivoise,
la banque de Paris et des Pays-Bas croise
foule de souscripteurs, à qui nous répondrons
en achevant la Ligne aux délais les plus prompts.
Nous aurons couronné de vertus offensives
l’éternité promise à l’Usine de Fives !
Les gens de Tucumán au nord de Santa Fe
vivaient jadis du champ qu’ils avaient cultivé.
Que l’Usine accomplisse une géante geste,
elle oublie à son seuil l’ancestrale sagesse.
« Belles présentes » : successivement les seules lettres de « Fives-Lille » et de « Vera y Pintado »
Ève, vieillesse ? Sève, liesse ! Fives s’éveille, se lève, lessive le fiel, effile les fèves lisses, vise l’if, visse les vielles fêlées… Vive les villes, les fiefs, les élèves, les fils, les filles, les elfes, les fées ! Vive Fives, vive Lille !
Notoriété de Vera y Pintado
Oratorio d’éternité indienne
Intrépidité de toréador
Opiniâtreté d’initiative
Inventivité d’itinéraire
Inondation évaporée
Rapidité de train
Addition de dividende
Notation d’inventaire
Intérêt retardataire
Trépidation d’intendant
Propriété de patronat
Vérité de Vera y Pintado
Acrostiches
Là-bas l’homme avance obstiné
Inca qui arpente Vera y Pintado
Laine de lama une étoffe l’enveloppe
La silhouette rouge affiche des pictogrammes
Et ce manteau dit une légende.
Fière allure l’Inca dérive
Indien escorté d’un lama
Voyage du nord au cœur de l’Argentine
Entrée au monde mécanique
Sifflement d’une locomotive...
Voie ferrée autrement dit lame en travers du pays
Et ce drôle de train qui rapporte toute une gare
Répétition de Lille-Fives ici
Avec quel butin le train repartira-t-il cette fois ?
Y a-t-il un trésor dans la tunique inca ?
Prince ou poète ou philosophe ou les trois ensemble
Inca en tout cas descendu voir Vera y Pintado
Nous l’avons croisé sans comprendre puis perdu de vue
Tache rouge c’était son manteau carré
Affichage ambulant de pictogrammes
Défi peut-être au nouvel âge de fer
Où est passé l’Inca ?
Chanson
Promenons-nous en Argentine,
pays du sucre et du café,
par où le colibri butine
de Tucumán à Santa Fe.
Là-bas le vin s’achève en rire,
la racine pense à l’enfant.
L’hacienda reste à construire,
elle n'existait pas avant.
Les métallurgistes de Fives
ont fabriqué mille cinq cent
quarante-deux locomotives
à prix de sueur et de sang.
Ils ont forgé les fûts, les armes,
les tourelles et les essieux ;
pourvu que ne pleuvent ces larmes
quand la guerre assombrit les cieux !
Autre chanson
Tu n’as pas la berlue
un Inca nous salue
Vera-y-Pintado
prend Fives en photo
Notre locomotive
du pays de l’endive
garde un teint d’encrier
chez l’Indien sucrier
À supposer...
À supposer qu’en cette fin de XIXe siècle un citoyen de Tucumán lui demande quels travaux il a exécutés en France, l’ouvrier de la Compagnie de Fives-Lille dresserait un inventaire de matériel de chemin de fer, artillerie et élévation d’eau, d'outillage hydraulique des ports et des gares, d'appareils de levage, d'équipement d’ateliers, de machines à vapeur, générateurs et mécanismes divers, en répertoriant précisément - quantité et prix - 1.542 locomotives, 784 tenders, 200 wagons, 34.000 roues montées, 42.000 essieux, 7.800 freins Wenger, 870 compresseurs, 85 ponts tournants pour locomotives, 150 chariots roulants et autres, 90 grues hydrauliques et des dispositifs à injecter les bois, l’ensemble moyennant 105 millions de francs ; pour la Grande Muette 264 bouches de divers calibres, 3.200 affûts, une tourelle à éclipse (en attendant les Lumières de la Paix), des planchettes de chargement, des tubes à lancer les torpilles, ces machines-ci à découper les poudres, celles-là à ceinturer les obus, toutes à hacher la chair humaine moyennant 17 millions de francs (mais qui veut la paix prépare la guerre) ; les ports modernes d’Honfleur, de Saint-Malo, de Cherbourg, de Marseille, de Calais, de Dieppe, de Dunkerque, de Rouen, les écluses de la Seine à Bougival, le pont du bassin de la Villette, les installations hydrauliques de la gare Saint-Lazare à Paris, soit 9 millions supplémentaires ; 6.500.000 francs pour l’arsenal de Toulon, la fonderie de Ruelle, divers ports en France, à la Réunion, en Algérie, au Portugal ; et 7.500.000 francs de machines outils en Europe, en Amérique et en Chine ; et 3.500.000 francs de matériel d’élévation d’eau dans le Berry, à Lille, Constantinople, Barcelone, Paris ; des machines motrices, des générateurs à vapeur et des chaudières marines, des machines d’extraction et des compresseurs d’air, des bateaux et des chaloupes, des détendeurs à glace, quoi que ce soit de gigantesque dont l’industrie a eu besoin un jour, en échange de 18 millions de francs ; dans le monde entier une théorie de ponts monumentaux ou roulants, les charpentes aux Expositions universelles, des gares et des mines, des fondations pneumatiques : 155.754 tonnes de fer vendues 120 millions de francs - préciserait l’ouvrier un peu maussade d’avoir gagné tant argent sans le toucher ; l’industrie du sucre et de la distillation pour quoi l’Usine aura fabriqué 74 moulins à cannes, 152 appareils à triple effet, 208 chaudières à cuire dans le vide, 996 centrifugeuses, 1.065 machines à vapeur, 796 générateurs, 38 alambics et 19 engins à rectifier ; chantiers exécutés en France, en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion, en Angleterre, en Autriche, en Guyane, au Cap, à l’île Maurice, en Espagne, à Cuba, à Porto-Rico, aux Philippines, à Saint-Domingue, en Russie, en Italie, au Mexique, en Égypte, au Brésil, au Pérou, au Chili, à Java, au Japon, en Argentine enfin où l’on s’en retourne aujourd'hui en 1888...
Vers libres / 3 sélénets / Vers libres
Manuel le métallo fivois séjourne à Buenos Aires en août 1899
Un enfant est né dans la maison voisine au 840, rue Tucumán
nourrisson à la fois espagnol, portugais, anglais
Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo
Manuel entend la voisine chanter une berceuse
sur l’air de Au clair de la lune
Comment traduire en français ces mots espagnols ou portugais
quand on ne connaît que le picard de Fives…
Culte en Argentine,
on prêche un labeur
qu’apporte l’Usine
de trains à vapeur.
Psaume dans la gare,
crissent les essieux
et, parfum de gloire,
la fumée aux cieux.
Éclat d’Argentine,
le chemin de fer
chauffe la machine
sur un train d’enfer.
De Lille, de Fives,
Vera, Pintado...
les locomotives
vont au château d’eau.
Crise en Argentine :
par autodafé
la croyance andine
brûle à Santa Fe.
Mais d’où l’Inca migre,
disparaît l’humain.
Dans l’ombre, le Tigre
hante Tucumán.
Manuel chante les strophes insolites
un peu fort qui sait
Peut-être l’enfant entend-il
et craindra le Tigre toute sa vie
Robert Rapilly,
lundi 8 mars 2010
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