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C'est fou ce que ça motive Kilian ! (1)
Deuxième jour de classe au CP. Enfin je crois. Parce que le premier jour, le maître les a pris un par un pour les tester. Il avait une ardoise et un feutre et il faisait l'infirmière scolaire dans un coin de la classe pendant que les 27 autres s'amusaient gentiment :
« Je vais écrire des petites syllabes sur mon ardoise, et je vais te les montrer. Tu dois essayer de me les lire. Si tu ne sais pas, ça n’est pas grave »
Après, il écrivait sur l’ardoise MA (en majuscules script) et il disait:
« /m/ et /a/, ça fait MA » [Il n'y a que moi que ça fait bondir, cette formulation antédiluvienne ? Et /t/ et /o/, ça fait RU, c'est bien connu, non ? Demandez à Kilian4 ! Grrr...]
Puis il interrogeait son patient, euh pardon, l’élève sur les 6 items suivants : LA ; MI ; UL ; OP ; DAR ; TAMI et enfin, il notait tous les résultats dans son grand tableau, accessoire indispensable pour programmer son année de CP.
Il paraît qu'il en a eu pour 2 minutes par élève. Dans un CP à 28, ça ne fait que 56 minutes, me direz-vous. Oui. Sans les impondérables. Nombreux lorsque 27 enfants sont livrés à eux-mêmes pendant 54 minutes. Admettons.
Ensuite, le soir, le maître a eu le temps de répartir ses élèves dans des groupes, aidé par son bréviaire qui a tout programmé :
- Tous les élèves ayant obtenu un score total de 6/6 à forment le groupe avancé, le « G1 ». Le programme débutera pour eux directement au Module 2, niveau 2
- Tous les élèves ayant obtenu un score de 4 ou 5/6 forment un groupe intermédiaire qui débutera au Module 2, niveau 1.
- Tous les élèves obtenant moins de 4/6 à cet exercice ne sont pas prêts pour cet outil. Ils doivent d’abord s’entraîner avec le Module 1. Le maître trouvera une évaluation à leur faire passer dans le Module 1[1] qui [est censée lui permettre] de savoir où commencer avec eux. [Eh oui, habituez-vous tout de suite à conjuguer les verbes évaluer et tester à tous les temps de l'indicatif, de l'impératif et du subjonctif, mais pas du conditionnel, vous n'en aurez pas besoin]
Nous sommes donc le lendemain. Ses groupes sont constitués. Ne me demandez pas combien d'élèves chacun d'entre eux contient. Cela dépend de ce qui s'est passé en maternelle. Ce que nous savons, c'est qu'il a déjà trois groupes. Trois groupes à faire avancer en parallèle, c'est déjà pas mal.
Hélas, ce n'est pas fini. Maintenant, il va s'agir de répartir le temps de classe de façon à ce que les élèves soient intégrés à des sous-groupes, dont certains de 4 enfants maximum pour les groupes faibles à très faibles. Ces groupes risquent hélas d'être très majoritaire dans les nombreux CP qui accueillent des élèves issus de « Maternelles 2002[2] »...
Admettons que ce ne soit pas le cas et que les élèves appartiennent tous, sauf deux ou trois, aux groupes 1 et 2. Nous aurons donc des groupes plus importants. Combien ? Le guide du maître pourtant très précis ne le dit pas. Ce qu'il dit, c'est ça :
- En travaillant avec des petits groupes de même niveau (de 4 élèves maximum pour les faibles).
- En offrant des séances quotidiennes de 30 minutes à chacun de ces groupes et deux séances quotidiennes de 30 minutes pour les groupes très faibles, à chaque fois que c’est possible.
- En sollicitant les élèves individuellement à chaque séance, le plus de fois possible.
- En répétant l’exercice, sans aborder le suivant, jusqu’à ce qu’il soit réussi.
- En faisant passer les tests pour s’assurer que la compétence est acquise, avant d’aborder la suivante[3].
Encore un petit tableau à compléter et voilà, nous sommes prêts.
Comme il s'agit, pour le groupe moyen, d'associer les cinq voyelles principales aux cinq phonèmes qu'elles traduisent, c'est encore assez intéressant pour un enfant de 6 ans ou presque et nous verrons que Kilian3 arrive à s'intéresser, avec sollicitations répétées parfois, dans son groupe d'un nombre indéterminé d'enfants.
En revanche, tous nos Kilian pourront peut-être se lasser pendant les x fois 30 minutes que son enseignant consacrera aux autres groupes. Ils vont bien faire un coloriage magique, un dessin, quelques lignes d'écriture (en majuscules script, c'est ce que conseillent les auteurs de la méthode... allez savoir pourquoi... sans doute parce que ça ne fait pas « perdre de temps »), mais tout cela n'occupera jamais 1 h, 1 h 30 ou même 2 h ou plus d'une journée de classe d'un petit bonhomme de 6 ans qui aime gigoter, bavarder avec les copains, agir, hurler de rire et s'entendre faire du bruit... Mais bon, admettons encore. L'enfant nouveau, peut-être ? En le collant face au mur, le nez sur une tablette ou un écran, sur un malentendu, ça peut marcher, non ? Au moins temporairement...
Allez hop, groupe 1, celui des très forts !
C'est parti pour une demi-heure. Avec vous, je commence au Niveau 2 (Lire des mots simples avec les lettres apprises). L'exercice 13.
L'éclate totale pour Kilian 1 et ses copains et copines de ce groupe ! Trop bien... Je fais voir au maître que je sais lire des lettres... et puis des syllabes... et puis des mots (de bébé, dit Kilian1, sotto voce, lui qui a lu Lila la petite fée, hier soir, au périscolaire avec Ahmed, l'animateur) et puis, tiens, des mots-outils... ceux que le ministre a déclarés interdits l'hiver dernier... Tu lis dans trois fois, Kilian, tu l'épelles et tu es prié de l'apprendre par cœur.
C'est pas fini, Kilian, tu iras faire tes coloriages magiques tout à l'heure... Il faut d'abord que tu sortes ton ardoise pour obéir au maître :« Vous allez écrire des vrais mots. Faites bien attention à l’ordre des sons ».
Il dicte alors à chaque élève 5 mots différents[4] (issus de la fiche 13) et leur fait systématiquement ajouter les lettres muettes.
Au groupe 2, maintenant !
Kilian2 arrive avec ses quelques camarades. Les quelques minutes de déplacement, installation ne sont pas prises en compte dans le protocole. Donnée non pertinente.
Comme ils sont dans le groupe des forts et qu'ils ont réussi à lire moins vite que ceux du GS les PI LA RUR TAF PLOC de la veille, ils ont droit à la fiche 13, eux aussi.
C'est plus laborieux. Hier, c'était en majuscules, comme avec la maîtresse de maternelle, quand elle faisait faire des fiches d'encodage, et puis là, ce sont des lettres qu'on n'a vues que pour « jouer » à les relier aux « lettres normales », celles qu'on nous a fait seriner depuis la Petite Section.
Et puis, c'est long, 30 minutes, vraiment long, quand on n'a à se mettre sous la dent que des od ut pa mu ri ou même des lire pile mare dont le maître, foi de guide du maître, n'est même pas censé en faire expliciter le sens...
Le groupe 2, finit péniblement. Le maître note sur son tableau de bord que ce groupe refera l'exercice 13 demain, à l'identique. Il en conclut que vraiment cette méthode est bien faite puisqu'elle se débrouille pour individualiser les parcours[5], dès le deuxième jour de classe.
Passons au groupe 3,
celui des Moyens, comme l'indique le tableau de bord.
Kilian 3 arrive avec ses petits camarades. Ici le travail, que nous pouvons voir en début d'article, est encore plaisant. Il associe agréablement vue et ouïe. Il y a même un petit peu de toucher sur la fin, lorsqu'il s'agit de repasser les lettres dans les trois écritures avec le doigt, tout en en prononçant le son.
Un petit coup d'Alphas et de Borel Maisonny serait le bienvenu mais bon, on ne peut pas vouloir instruire scientifiquement les cobayes, euh pardon, les enfants, et commencer déjà à polluer le test par des données parasites non-pertinentes, non ?
Le maître suit donc scrupuleusement le guide. C'est un peu laborieux sur la fin, mais, globalement, c'est plutôt pas mal.
Exercice 1 : Les voyelles A, I, O, U, E
1. « Par quel son commence le mot âne ? De même pour les mots ami, argent et abricot.
Prononcez tous le son /a/, chacun votre tour. Pour chaque son, il y a une lettre. Montrez la lettre A sur la fiche. Cette lettre s’appelle le « A ». C’est elle, qui fait le son /a/.
Le mot âne commence par le son /a/, donc pour écrire ce mot, on commencera par écrire la lettre A.
Une même lettre a plusieurs écritures : l’écriture que l’on lit, et celle que l’ont écrit dans les cahiers. Regardez bien les trois écritures du A ».« Par quel son commence le mot île ? ». De même pour les mots igloo, immeuble et idée.
Poursuivez avec le I comme pour le A.« Par quel son commence le mot oreiller ? ». De même pour les mots olive, orange, offrir.
Poursuivez avec le O comme pour le A.« Par quel son commence le mot usine ? ». De même pour les mots univers, usé, utile.
Poursuivez avec le U comme pour le A.« Dites moi chacun un mot contenant le son /e/. Le mot cerise contient le son E. Prononcez tous le son /e/, chacun votre tour ».
Poursuivez avec le E comme pour le A.
Donnez la fiche aux élèves.2. « Chacun votre tour, vous allez dire le son d’une lettre, en passant votre doigt sur chaque écriture de cette lettre ». Chaque élève est interrogé à tour de rôle sur chacune des lettres.
3. « Chacun votre tour, vous allez pointer du doigt une lettre, en disant le son qu’elle fait ». Chaque élève est interrogé 20 fois.
Pour le groupe faible,
c'est une autre histoire. Kilian4 n'entend pas [a] au début du mot ami, ni /e/ dans cerise qu'il prononce [sriz]. Remarquez vu que son copain Enzo dit fraise, c'est déjà un bon début...
Kilian4 se perd entre toutes ces informations, d'autant que sa voisine Emma a plombé l'ambiance dès le mot usine en cherchant à raconter que son papa et sa maman se retrouvaient au chômage tous les deux parce que leur usine a fermé la semaine dernière... et même qu'ils savent pas s'ils vont pouvoir payer le crédit de la maison, maintenant... et puis que la mamie de Siabou, c'est pareil, paske... Données non-pertinentes, les cocos ! Au travail ! A I O U...
La petite bande repasse à la va-comme-je-te-pousse les lettres avec l'index. L'exercice tourne à la course de vitesse. Pendant ce temps-là, les 24 autres s'agitent... même les tablettes, qu'ils se disputent, n'ont pas l'effet calmant escompté. L'heure de la récréation approche...
Le maître indique sur son tableau de bord que cet après-midi, et sans doute demain, ce groupe 4 reprendra cette fiche à l'identique. Ça finira bien par rentrer, quand même ! De toute façon, il faut. Tant que chacun des 5 bambins n'arrivera pas à lire sans hésiter les 20 lettres prévues par le n° 3 du protocole de test, ils ne passeront pas à la fiche 2.
Il déprogramme la séance d'EPS prévue de 15 h 00 à 15 h 30. Sinon, c'est sûr, ça ne passera pas. Les autres joueront avec les tablettes. Ils adorent les tablettes. Et ceux qui n'en auront pas feront des coloriages magiques. Ils aiment bien les coloriages magiques.
Kilian 5 fait quant à lui partie du groupe des très faibles.
Je n'ai pas le test du Module 1 censé éclairer le maître sur les potentialités de ces deux ou trois enfants déclarés en échec profond parce qu'ils n'ont pas su, le premier jour de leur CP, après 8 semaines de vacances, déchiffrer LA MI UL OP DAR et TAMI...
Je suppose que pour eux, nous allons repartir dans l'audio-oral cher aux 24 années de maternelle précédentes et qu'après ces trois années qui ne les ont pas convaincus, ils vont continuer à mouliner encore un peu ces exercices visant à faire travailler l'ouïe indépendamment de la vue et du toucher. À moins que, on peut rêver, puisque Thierry Venot l'a fait... quelque chose qui aiderait réellement les élèves à prendre conscience qu'intuitivement, depuis leurs 24 à 36 mois révolus, ils ont largement fait la preuve qu'ils entendent les sons, et qu'ils n'ont plus qu'à apprendre pas à pas chacun des petits symboles qui servent à écrire les sons qu'ils prononcent ?...
Comme je ne peux que supputer, j'arrête ici, c'est plus simple. Je continuerai quand une bonne âme m'aura envoyé le Module 1...
Pendant ce temps-là, ailleurs, en France :
CP : Les débuts en écriture-lecture (1) ; CP : Les débuts en écriture-lecture (2) ; CP : Les débuts en écriture-lecture (3) ; CP : Les débuts en écriture-lecture (4)
ou bien
CP : Rituel d'imprégnation graphémique (1) ; CP : Écriture graphémique (1)
Et pour ceux qui sont sûrs que ça devrait quand même finir par devenir intéressant :
C'est fou ce que ça motive Kilian (2)
Notes :
[1] Si quelqu’un a ce module 1, je suis preneur, vous vous en doutez bien !
[2] Encore très largement conseillées (c'est un euphémisme) aux jeunes et moins jeunes collègues, il y a moins de 5 ans dans le département dans lequel j’exerçais.
[3] « J'ai évalué, j'avais évalué, j'aurai évalué, j'eus évalué, j'évaluai, j'évaluais, j'évalue, j'évaluerai, évalue ! évaluons ! évaluez ! que j'évalue, que j'aie évalué, que j'eusse évalué... mais surtout pas « si j'en ressentais le besoin, j'évaluerais cet enfant ».
[4] Pourquoi différents ? Des fois qu’ils se copient dessus, les petits fourbes, peut-être ?... Sales mômes, toujours prêts à perturber les tests avec leurs données non-pertinentes, tiens !
[5] En français trivial, dans la vraie vie des écoles et des classes, nous traduirons cette expression par creuser les écarts et compliquer la vie d’un adulte et de 20 à 25 autres élèves...
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