Les éditions José Corti publiaient la première version intégrale d’une œuvre écrite au tout début du XIXe siècle. Le titre en était à la fois mystérieux et familier : Manuscrit trouvé à Saragosse. Au centre de la couverture noire, comme en abîme la photographie d’un vieil in-quarto semblait signifier qu’il s’agissait là d’un livre neuf, et pourtant très âgé, ou d’un vieux volume redécouvert au fond d’une malle, dans une maison abandonnée, offrant soudain au lecteur sa richesse oubliée.
Et d’ailleurs, en ouvrant le roman, je lisais un avertissement liminaire, une borne comme en marge de l’intrigue, où il était question d’un officier français des armées napoléoniennes en Espagne dénichant près de Saragosse un vieux manuscrit espagnol : "persuadé que le livre ne reviendrait plus à son légitime propriétaire, je n’hésitais point à m’en emparer" ; capturé par les Espagnols, voilà notre soldat faisant traduire en français ce mystérieux manuscrit, qui devient alors le texte entre les mains du lecteur.
Il paraissait donc que l’auteur, qui n’était ni français ni espagnol, mais un comte polonais écrivant en français, avait suggéré d’emblée la disparition et la réapparition de son texte. Ainsi je pénétrais dans le labyrinthe de Jean Potocki et du Manuscrit trouvé à Saragosse. Et persuadé que l’histoire ne reviendrait plus à son légitime propriétaire, je n’hésitais point à m’en emparer.
Il n’avait pas suffi que le roman lui-même fût un étrange labyrinthe de récits ; il lui était aussi échu de se perdre, durant un siècle et demi, dans un singulier labyrinthe éditorial, composé d’éditions fragmentaires ou pirates, de manuscrits volés et de textes plagiés, de redécouvertes incomplètes et de volumes fantômes ; et durant toutes ces époques jusqu’à aujourd’hui, un sortilège avait enfermé le livre mutilé dans les limites d’un genre équivoque - le fantastique.
De fait, du vivant de Potocki seuls étaient parus deux fragments de son vaste roman, à Paris en 1813 et 1814 : d’abord Avadoro, histoire espagnole, par M. L. C. J. P., qui regroupe les récits du plus présent des raconteurs, puis les Dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden (sans nom d’auteur). Selon son élève et ami, Julius Klaproth, le manuscrit complet du Manuscrit trouvé à Saragosse aurait été envoyé à Paris pour publication définitive ; si c’est le cas, il disparut de manière inexplicable.
Près de trente ans plus tard, un fameux et sordide scandale de plagiat littéraire ravivait le fantôme du Manuscrit. Le vol éhonté du début du roman par un aventurier de basse extraction donna l’idée à l’émigré polonais Edmond Chojecki de rechercher un manuscrit complet dans les papiers de la famille Potocki ; il traduisit le manuscrit en polonais et publia la traduction en 1857 ; il aurait ensuite détruit l’original. Cette version devait permettre au roman d’occuper, dans l’aire polonaise, une place de chef-d’œuvre marginal - tandis qu’en France il sombrait dans l’oubli, ou ne survivait que dans les limbes de notes érudites sournoises. Il fallut attendre 1958, que Roger Caillois prenne l’initiative de rassembler et rééditer les deux versions partielles de 1813 et 1814 (en corrigeant les Dix Journées à partir d’épreuves imprimées plus anciennes).
Dans sa préface documentée, Roger Caillois rapproche les spectres de Potocki avec ceux de Cazotte et d’Hoffmann. Il remarque que le Manuscrit appartient par de nombreux traits au XVIIIe siècle, et surtout, que son originalité propre outrepasse le genre fantastique. D’ailleurs, la partie du Bohémien Avadoro est essentiellement de nature amoureuse et picaresque. Hélas, il n’avait pas suffit, comme l’écrit Caillois, qu’une "rare conjuration de hasards exceptionnels" rendît aux trois quarts inédite, inconnue ou méconnue dans sa langue originelle, l’œuvre de Jean Potocki. Ses appels à retrouver la version française complète ne furent guère suivis d’effet avant trente ans. Et l’on persista à confiner le roman fragmentaire dans la sphère du fantastique.
Le lecteur du Manuscrit jugera par lui-même. Il ne manquera pas de voir combien le jeune Alphonse van Worden, malgré sa témérité et sa jeunesse, semble peu dupe des histoires qu’on lui conte et des spectres de la Sierra Morena : humaines, trop humaines, les délicieuses apparitions qui le séduisent à l’auberge Quemada ; grotesques et peu crédibles, les délires métronomiques de Pacheco le démoniaque ; l’ambiguïté du cabaliste ne suppose guère d’explications magiques. Somme toute, s’il y a mystère, secret à dévoiler, il sera d’une autre nature : il puise au souterrain des origines. Un secret de famille - une grande famille, assurément, partagée entre les rives de la méditerranée, entre des fois religieuses rivales, famille d’Occident et d’Orient orpheline d’une unité perdue.
Or ce qui nous hante de cette lecture, ce ne sont pas tant les fantômes incertains et grotesques, les princesses maléfiques, ou même le cauchemar obsédant d’un gibet maléfique - non, mais l’histoire, bien plus extraordinaire en vérité, d’un garnement qui manque se noyer dans une grande jarre pleine d’une encre destinée aux beaux esprits qui écrivent, et préparée par son père, veuf inconsolable, le plus casanier et retiré des hommes. Pour sauver l’enfant, la tante doit briser la jarre. Alors le père chasse le fils, condamné à une inexplicable errance :
"Il semble que mon père, en m’éloignant ainsi de lui, ait eu quelque pressentiment de la prodigieuse différence que la nature avait mise entre nos caractères. Car vous avez vu combien il était méthodique et uniforme dans sa manière de vivre, et j’ose vous assurer qu’il serait presque impossible de trouver un homme plus inconstant que je l’ai toujours été.
J’ai été inconstant jusque dans mon inconstance, car l’idée d’un bonheur tranquille et d’une vie retirée m’a toujours suivi dans mes courses vagabondes, et le goût du changement m’a toujours arraché à la retraite. Si bien que, me connaissant enfin moi-même, j’ai mis fin à ces inquiètes alternatives en me fixant dans cette horde de Bohémiens. C’est bien une espèce de retraite et de vie uniforme, mais au moins n’ai-je pas le malheur d’avoir toujours devant les yeux les mêmes arbres, les mêmes rochers, ou, ce qui me serait encore plus insupportable, les mêmes rues, les mêmes murs et les mêmes toits."
Aussi il me paraît que pour dissiper les lueurs incertaines et les fantômes trompeurs de la Sierra Morena, il faut peut-être reprendre le roman en prenant un autre chemin, en commençant par l’histoire d’Avadoro le Bohémien, le premier des doubles, l’errant qui assume les ruptures de son identité. En entrant dans le labyrinthe par une autre porte, tout s’éclaire d’une manière différente : le faux début, les lueurs spectrales et fallacieuses des Dix Journées, publiées anonymement en 1814, nous égarent ; le vrai début, cette "histoire espagnole" publiée en 1813 sous les initiales de Jean Potocki, ne dissimule plus guère derrière un fantastique parodique, la démultiplication des portraits et le travestissement de l’identité - l’éclatement d’une vie brisée dans une fiction autobiographique.
Au long des pages de sa biographie nécessaire, Aleksandra Kroh confirme ce pressentiment. Après trois années de recherche passionnée, se confrontant aux sources dispersées, elle nous offre aujourd’hui le récit élégant d’un destin fantasque, substrat d’une œuvre sans pareille. Par la même occasion, elle évoque l’Europe des Lumières que bouleversent les révolutions, l’Orient fascinant des voyageurs, la Pologne partagée et la Russie expansionniste, le Caucase aux peuples inextricables - théâtres successifs des identités et des travestissements d’un voyageur savant. Les rêves de princesses maléfiques ne purent jamais distraire le comte cosmopolite de l’archéologie du passé, et de l’observation insatiable de tous les traits et détails humains présents. Dans un même mouvement, le disciple de Diderot et des encyclopédistes poursuivait l’ambition démesurée d’une histoire universelle, trame immense de tous événements, récits et savoirs rassemblés par des lignes synchroniques, divergentes ou parallèles. Si le projet scientifique, ethnographique et historique du comte Jean Potocki est demeuré à l’état de fragments de valeur inégale, aux heures de l’échec politique et familial, de la solitude et de la maladie, la vision éclairée de l’aristocrate explorateur et érudit s’est transmuée en ce roman-labyrinthe où un mathématicien distrait veut mettre l’amour en équation, et où un prétendu Juif errant apparaît, non pour effrayer les niais, mais pour instruire le lecteur attentif sur les origines philosophiques et religieuses.
A la fin de sa vie, ruiné et divorcé, reclus dans une Ukraine provinciale, orphelin d’une société engloutie dans l’affrontement de la Révolution et de la Réaction et les boucheries napoléoniennes, il ne voyage plus que sur les lignes de son roman, parmi les héros picaresques et libertins de ce monde méditerranéen qui avait ébloui sa jeunesse. La satire, véritable unité tonale du Manuscrit, se teinte de mélancolie et d’amertume. Parmi les personnages savants et romanesques, l’un choisit de se suicider avec des paroles qui ne trompent pas. Ce sera le dernier voyage, le plus lointain.