Le blogue de Robert Rapilly

Espace de Maldoror

Un angle à perte de vue de grues frileuses, méditant beaucoup, passe puissamment à travers l'hiver et le silence, voiles tendues vers une limite imaginaire matérialisée par l'horizon, d'où tout à coup s'élève le vent précurseur d'une frontière : cela suffit pour que la grue la plus vieille, qui forme à elle seule l'avant-garde, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait basculer telle une barrière de bois, tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, remue en ondulations qui présagent le même air, la même terre, mais plus tout à fait la même route en contrebas ; après avoir de sang-froid regardé changer la graphie des panneaux routiers, l'enseigne des boulangeries et jusqu'au paysage même, de ses yeux qui renferment quelque chose d'expérience, prudemment la première, poussant son cri vigilant de mélancolique sentinelle, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (un instant avant c'était peut-être la forme d'un pain triangulaire, mais on ne voit pas le troisième côté de l'espèce d'espace que forment ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, elle prend ainsi un chemin philosophique et toujours un peu émouvant.

(d'après Perec et Ducasse)



PS - Lieux au loin (synonymes) :

Franchir une douane est chaque fois quelque chose un brin touchant : rien d'autre qu'une ligne fictive concrétisée par une clôture en rondin (...) modifie quoi que ce soit, y compris le panorama : l'atmosphère est semblable, le sol identique, cependant la chaussée n'est plus exactement pareille, la signalétique des balises de circulation innove, les fournils ne correspondent plus précisément à ce que nous nommions, un moment plus tôt, fournil, les miches n'ont plus le même contour (...).

La caravane passe une frontière

La caravane humaine aux frontières du monde,
toujours par ce chemin qui n’a pas de retour,
passe traînant le pied, la limite du jour
buvant l’imaginaire émouvant qui l’inonde.

Le paysage change, où la tempête gronde ;
une barrière en bois abolit Prince, et Tour,
et la Boulangerie : un pain sorti du four
là-bas se croque-t-il sous une croûte blonde ?

On avance surpris des routes que l'on voit ;
quelque chose inconnu ? Tout se montre du doigt,
panneaux indicateurs et balises routières.

Il faut s’acclimater au désert sous le vent ;
pour cornes d’abondance on tient des panetières
dont la manne a perdu goût et forme d’avant.



(d'après « Espèces d’espaces » de Perec & « La caravane » de Théophile Gautier)

Espèce de jeune chien à la frontière

(...)
Il sortit alors et s'avança, passa sous la barrière de bois inclinée qui marquait la limite imaginaire du no man's land ; cela suffit à tout changer, et jusqu'au paysage même : c'étaient le même air, la même terre, la même poussière, mais plus tout à fait la même lanterne dans son anneau rouillé, dont la lumière falote tombait sur des tas de briques autrement calibrées, autrement cuites, qui jadis avaient été des maisons, pas tout à fait les mêmes maisons où d'autres humbles, obscurs citadins de la misère avaient vécu, avaient aimé, avaient rompu un pain de forme différente, mais eux aussi étaient morts après avoir toujours perdu.



(d'après Georges Perec « Espèces d'espaces » & Dylan Thomas « Le beau samedi », dernier paragraphe)

Or érotisé (10 millions de sonnets palindromes)

Suite à « Être venu damer Icare » (éd. du Camembert 2006, diffusion JJ), 10 millions de sonnets palindromes inspirés des « 100 000 milliards de poèmes » de Raymond Queneau.
Nouveauté, il ne s'agit plus d'octosyllabes, mais d'alexandrins. Ici encore, chaque couple symétrique de vers 1 & 14 est compatible avec les 10 couples 2 & 13. Ces 100 combinaisons s'accordent à leur tour avec 10 nouveaux couples de vers 3 & 12, soit 1 000 textes différents. Idem ensuite de 4 & 11 (10 000), 5 & 10 (100 000), 6 & 9 (1 000 000) et 7 & 8 (10 000 000 sonnets). Ceci sans altérer la métrique, les rimes, l'orthographe palindrome.
Diérèses et synérèses se dispensent ici et là de la diction classique.

             

Il reste à gagner en fluidité, régler la ponctuation, réviser le rythme, traquer d'éventuelles répétitions dans un même sonnet potentiel. Et le plus ardu, que l'on écrive très contraint ou peu : accéder à un degré de glaciale fusion poétique.

1
Or érotisé l'Art n'a lacé Dracula
Porter se continue et nage disparue
L'été bai dénudé doit café tralala
Argos on se délia l'angora d'ère nue

Jette vice-versa, le haut révélé gît
La Rome de Pô rue, être l'alizé trace
Et s’aviser pas mort ne cuve, resservit
N’ont ivresse revu cent Roms à pré si vaste

Écartez il alerte Europe de moral
Tige, l’évertua hélas rêve civette
Jeune Réda rogna l’aile Desnos ô Graal !
À l'artefact iode, dune, diabète

Leur apside gantée unit noces rétro
Palu car décalant râle si torero

2
Or Genet n’omet ocre mercantile là
Porc calamistré snob à banale verrue
L'été la braderait en orteil, Pergola
Gré tari déité ne borne en retenue

Je terrasse troc, Zeus l’infidèle vernit
L’abat idéel Oc, radio rude n’a faste
Et rap anobli tue et Panini me frit
À bâtir féminin, apte eut-il Bonaparte

Et sa fane du Roi d’Arcole édita bal
Tin révélé d’If, Nil, Suez : Cortés s’arrête
Jeûne terne enrobé ne tiédira tergal
Ogre plié trôné, tiaré d’arbalète

Leurré vêla nabab, on sert si mal accro
Pâle lit nacré, mer côté Monténégro

3
Ô réparable Icare, il a dépassé Râ !
Pore lobe, Circé ce tiret l’a relue
Lever ténu d’amen, gorgeon Corbeil perla
Génie opiomane Ibn, une déesse nue

Je tresse de la soul, forcené lemme fit
L’agir damne et ne gradua trafics à liasse
Et sac à l'écarlate office recueillit
A-t-il lieu ce récif fœtal, race la caste

Essai lascif, Artaud argente en madrigal
Tif emmêlé nécro, fluo sale desserte
Jeunesse Éden, un bien à moi Poe inégal
Replié broc, Noé grogne ma dune trêve

L’Euler altérité, ce cri, ce boléro
Paressa pédalier à ciel, bar, apéro

4
Or à tort s’accusant, narra ce sérum-là
Porc imago diffus, reg, rebut, sel, ciguë
Le trépassé dosé, longeons à l’œil ô fla !
Viré le calicot sexuel lia cornue

Jeter ce pardi saï, Nigérian n’oit Cid
L'arène grosse d’onc à brio sud ne m'axe
Égaré dôme d’or, importer ça servit
S'est ivre sacré trop, Miro démodé rage

Examen du soir, bac nô d’essor général
Dictionnaire gin, Iasi drape crête
Jeun rocailleux, estoc il a celé rival
Folie ! Ô las Noé, gnôles, Odessa, perte...

Leu gicles-tu, berger, suffi dog à micro
Palmure se carrant n’a suc, Castro taro

5
Olé mil émeris, nase tic Attila
Polis eh Cornélien, oh Pelé tonitrue !
L’être vêt Épernay, culte loi vante-la
Ci porté l'os salé, séide lot ça pue

Jet lectorat ce soir tapa stomacal lit
L’As s’y balança sel, laïc epsilon trace
Eh cratère bélître, féru le délit
Utile déluré, fertile béret arche

Écart noli spécial, le sac n’a l’abyssal
Tillac à mot sapa trio sec, tarot celte
Jeu pactole, Diesel assole tropical
Etna violet lu, cyan répète verte

Leur Tino téléphone, il enroche silo
Pâlit Tacite sans ire méli-mélo

6
Ô limaçons, une volage m'attela !
Polisario berça ta bellissime due
L'été baleine vêt, n’a dromadaire fla
Mi naturel barra scène, mue et tortue

Jette ver, calamar, Rueil, Œdipe et Cid
L'an giron usuel bedonne... heu garage ?
Eh ça barra clim à hareng, il a médit
Nanti de m’aligner à Hamilcar rabâche

Égara Guéhenno de bleus un orignal
Dicte épi d'Éolie, Ur rama la crevette
Jeu : trotte eumène csar, râblé rut animal
Féria d'Amor Dante véniel à bête

L'eudémis s'il le bat, âcre boira silo
Palet ta mégalo Vénus noça Milo

7
Ô l'Émile, maton turc, çà ne mord ni là !
Pôle vaporisé d'avalés rots à crue
Le Dé cligna Yéti, vents en Oïl enrôla
Gercé vaste laps sert ! s’écria la Menue

Je tétanise gnou mal si Nuptiale rit
L’ave crêpe le Gers réitère sillage
Edgar a peloté le libre gai verdict
Cidre viager bile le tôlé par Agde

Égal liseré tiers, regèle Perceval
Tire-lait punis-la, muon gési n’a tête
Jeune m’a l’air ce stress : palets avec régal
Orné lion est né, vite Yang il cède

Leur castor se lava de sirop à vélo
Palindrome n'accrut, n'ôta méli-mélo

8
On a Gulliver vil et calot ôté là
Pontarlier a perçu, salie, une verrue
Le testé fit ruffian, serpette dévoila
Buté duel labo bleu quasi : l'Assidue

Je tétanise gain, en rock Nuptiale rit
Lapin à brus salé, trimes-y d'alliage !
Eh cap à Nuevo León cassé remit
Nid d'intime ressac : Noël, ove, un Apache

Égailla d'Ys émir tel Assurbanipal
Tire-lait punk corné nia gési, n'a tête
Jeudis salis, auquel Bob alleu de Tubal ?
Io vedette près naïf, furtif et Sète

Leur Ré venue, il a sucré pareil rat nô
Paletot : ô lacté Livre, vil Lugano !

9
Olé mil emmurés ! S’émut-il l’uléma ?
Portemine vida, ne nivela la crue
Le Dé pur d’au quota ne sauça Vesoul fla
Minarets ! m’a hélé Rio Muni menue

Jeter carré sellé rameuta, tsé-tsé prit
L’aveu que - fariné sinua - j’égayasse
Égates : a rugi futal l’exil éfrit
Nantir Félix, Ella tu figuras étage

Essayage jauni s’en ira feu Queval
Tir pesté statué, marelle serra crête
Jeune mi-nu moiré, le hamster animal
Fluo s’évacua sénat ou quadrupède

Leur cal aleviné n’a dive ni métro
Pâmé Lulli tu m’es sérum méli-mélo 

10
Ô tare ! Le désir féroce décala
Potage l’amer tint à Rémi l’entrevue
Lèpres et Luc consul, ce raide me deala
Péri par fabliau qu’ose part assidue

J’émets baderne goal, accoté me sertit
Lapone ta péri, ma reliure lace
Évaporez élu, donc radial écrit
Ne mentir ce laid arc, nodule zéro pave

Écale ruilera, mire pâte nopal
Titre semé, toc calao, genre d’abstème
Jeudis satrapes où ? Qu’ail bâfra pire pal
Aède média reclus n’occulte serpe

Leu vert n’élime rat ni tréma legato
Palace décoré, frise de l’Érato

Regrets de Jeumont et d'Erquelinnes

Retour de Babel se produira à Lille vendredi 22 mai prochain, Gare Saint-Sauveur...

Heureux qui comme Ulysse a franchi la frontière
ou comme celui-là qui poursuivit le vent,
et puis a repassé le bois de la barrière
vivre dans l’autre sens quelque chose émouvant.

J’ai souvent enjambé - limite imaginaire
qui suffit à gommer la province d’avant
en un nouveau pays sur une même terre -
la borne du faubourg où j’étais un enfant.

L’enrobé macadam des routes jeumontoises
se transmuait béton par le site wallon ;
tout changeait : les panneaux, le pavé, les ardoises.

Pour la boulangerie et le goût du pain, l’on
restait en Avesnois ; tabacs de Borinage...
tant m’ont plu les saveurs douces de métissage !

(d'après du Bellay et Perec)

Nerval en avril

On connaissait ce poème de Gérard de Nerval :

Avril

Déjà les beaux jours, - la poussière,
Un ciel d'azur et de lumière,
Les murs enflammés, les longs soirs ;
- Et rien de vert : - à peine encore
Un reflet rougeâtre décore
Les grands arbres aux rameaux noirs !

Ce beau temps me pèse et m'ennuie.
- Ce n'est qu'après des jours de pluie
Que doit surgir, en un tableau,
Le printemps verdissant et rose,
Comme une nymphe fraîche éclose
Qui, souriante, sort de l'eau.

Chance inouïe, le syndicat des Producteurs de Poivron de Perpignan, dépositaire d'un manuscrit inestimable, en a fait ce jour don ophyciel au Fonds Farelly : deux strophes oubliées, jumelles de ce même « Avril » ! Soigné par le docteur Blanche à Passy en avril 1853, Nerval vante les vertus thérapeutiques du piment doux :

Le Poivron d'Achéron

Le docteur Blanche, - de Passy,
Prescrit un bouillon pris ainsi :
- Reflet rougeâtre sur l'écume,
Avant d'avaler goulûment
Scrutez le marc, car il ne ment ;
Sage est l'oracle du Légume...

Clinique aux patients âgés
Puisant Jouvence en potagers !
Maître Queux de soupe subtile,
Qu'y nage : - Syrène ou poisson ?
Tends-moi l’Assiette à potion,
Que traverse un Poivron d'Asile !

         

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