Pierre Campion : Compte rendu du livre de Laurent Albarracin, Le
Secret secret. Le 13 octobre 2012, à Saint-Malo, Laurent Albarracin a reçu le prix Georges Perros des Rencontres poétiques internationales de Bretagne, pour son livre Le Secret secret. Sur ce site, Laurent Albarracin tient une chronique d'images de la poésie.
Laurent Albarracin et le sens du secretPoésie de la tautologieLe Secret secret. Dans le titre, un vocable, redoublé. Comme adjectif ou comme substantif ? Non : comme adjectif et comme substantif, par le redoublement, en plus et en une seule opération, de deux catégories de la grammaire française. Au cœur du secret, il y a encore du secret, dans lequel celui-ci se retire — comme substance et comme qualité. Ce mot, c'est celui de ce qui se cache, en quelque sorte intentionnellement, de ce qui se dérobe activement à l'intelligence, c'est-à-dire à la division en autant de parties et de qualités que l'on puisse l'analyser : obscur et massif, le secret, et en chaque chose brillant par là même. Distinct, parce que pas clair : L'éclatant n'est rien d'autre que de l'obscur mis au jour (p. 130). Ce n'est pas que le secret ne se dise pas — dans le titre, il se dit et, dans ce recueil, il se dit et se redit sans cesse —, mais ce sera sous la forme d'une formulation qui le redouble. Un poème en trois sentences, d'allure présocratique : Rien d'aussi simple que le simple Rien d'infini comme l'infini Rien de pareil au pareil
(p. 109) La figure qui dit la chose sans la diviser entre des substances ou l'orner de qualités et sans la renvoyer à d'autres choses, celle qui la redouble pour la dire suffisamment, c'est la tautologie (« le bras est bras », p. 16 ; « l'eau est l'eau », p. 52). La tautologie est la figure idéale du secret : elle le signifie, elle le constitue, elle le défend : « Le secret est gardé gardé » (p. 32). Mais ici, dans ce titre, ce qui se dit (le secret, en général) et redit (comme secret), c'est le statut de toutes les choses, envisagé lui-même comme une chose. Qui soutiendra que la tautologie ne nous apprend rien ? La tautologie ne cesse de dire que chaque chose est une chose, sans rien ajouter qui ne soit pas elle. Qui dit mieux ? La partie apparente est la mieux camouflée La surface n'est pas le contraire mais le siège deux fois obscur de la
profondeur (p.
116) D'où cette imagerie des surfaces et volumes, qui limitent chaque chose à elle-même et la séparent de toute autre chose : les pointes et les tranchants (les couteaux, les sabres, les poignards) ; les objets astiqués (« Qui frotte ce qui brille ?/ Qui brique la lumière ?/ Qui déchire la douceur ? », p. 79) ; les continuités du même (rivières, chaînes, racines et branches) ; les contenants : Le bol sur le bord de la table dans sa frugalité de bol contente le regard et satisfait l'esprit Il fait comme un nid à sa vastitude il assoit sa fragilité il est un plein évidé quelque chose de complet à quoi ne manque pas même le manque
(p. 85). D'où le thème récurrent du feu, où la chose se consume sans se dissiper, pour personne ni pour elle-même, et pour rien : Au feu flambe une flamme haute et claire et qui n'use rien qui est toute frottement pourtant agitation, abrasion liquide molle déclaration de guerre comme un flambeau flambant un chiffon qui brûle, une hache flottante un papier de verre doux qui flambe et qui n'use rien (p. 100). D'où ces structures poétiques
d'isolement sur la page : le court poème, la strophe, le
vers. Seulement deux séquences de prose dans tout le recueil, et
brèves. Albarracin n'en a jamais fini avec le secret des choses, disons : avec la réalité des choses, avec l'épaisseur de leur épaisseur, avec l'évidence de leur évidence, avec l'immanence de leur mouvement. Il tourne autour d'elles, il les provoque et il les pique légèrement au point où elles sont sensibles, il les promène en les tenant court à la longe, jusqu'à ce que, après un bref tour de piste, il les reprenne sous d'autres espèces et pour peu de temps… Là où elles sont sensibles, c'est-à-dire à la fois : en ce qui fait pour ainsi dire leur susceptibilité de chose (leur fierté, leur point d'honneur, leur ironie), et en leur présence concrète, en quoi elles tombent sous les sens… Presque au hasard des pages, on lit ceci : La rivière et les galets roulent la rivière et les galets (p. 107), et encore : Les nuages sont les nuages de transporter leur rêverie enclose ils en sont lourds et légers ils en sont les nuages
(p. 74), ou encore : Qu'est-ce qui martèle les feuilles pour quelles soient les feuilles tendres et minces comme l'interstice à peine qu'elles prennent pour se glisser en elles ? Elles semblent nous dire à l'œil combien toujours l'effort de la simplicité est grand (p. 61), et puis, pour finir, cette goutte saisie au moment où elle va tomber, et reprise quand elle recommence à se former en une autre rigoureusement semblable et distincte, les perles d'un collier continué en esprit : La goutte d'eau perle pour ne rien Elle s'élabore lentement pour tomber dans le collier du perdu comme un pur fruit dans sa lumière comme un grain dans l'égrainé comme un fait dans le défait (p. 64), et alors on se dit : oui, c'est bien ça, et rien d'autre. Deux figures principales dans le manège d'Albarracin, en apparence incompatibles : la métaphore et la tautologie. La première déporte telle chose vers telle autre chose (la finesse des feuilles d'arbre vers la simplicité de la pensée par la ténuité de la feuille d'or, ou d'aluminium, ou de cuivre…) ; la seconde boucle la chose sur elle-même à simple, double ou même triple tour. La métaphore est la plus fréquente, la tautologie est la plus fondamentale, et les deux s'emmêlent volontiers : Les écailles sont les écailles du grand peigne des poissons (p. 47). La tautologie met en mouvement la chose par elle-même, avec elle et en elle, selon le circuit le plus court que la phrase puisse effectuer, celui qui porte la chose à son même : c'est encore un mouvement, un transit. Et puis, éventuellement, elle s'explicite en explication, par une métaphore : L'eau est l'eau parce que l'eau en permanence vient humecter l'eau et passer une langue malicieuse sur des lèvres délicieuses (p. 52). La tautologie change les choses telles qu'en elles-mêmes, en s'efforçant de mimer le geste dérobé de la jalouse considération que chacune observe à l'égard de soi-même, et que j'appellerais bien la chose de la chose — Albarracin l'appelle son secret. Ou encore : le procès de la tautologie note ce mouvement, à nous si décevant, du retrait que les choses conservent à notre égard, cette espèce de quant-à-soi et de mauvaise volonté en elles qui navre en nous notre cœur, notre pensée et notre être : un secret qui n'en est un que pour nous. Ou aussi : elle signale notre propre incompréhension relativement aux choses, qui d'ailleurs n'en peuvent mais et ne se soucient nullement de nous ; notre propre mauvaise volonté, celle que nous mettons à admettre que nous ne sommes rien pour elles. Pour elles ! oui, on pourrait le dire, si elles avaient si peu que ce soit de subjectivité ! Mais voilà, ce ne sont pas des sujets — sinon grammaticaux, mais c'est déjà ça —, et la tautologie feint de croire qu'elles le sont, serait-ce seulement sujets d'elles-mêmes, un instant. Cependant, n'est-ce pas beaucoup, n'est-ce pas un mystère passionnant que nous nous impliquions dans les choses par ce que nous pensons, croyons, sentons comme leur secret, à chacune ? Dire que « le feu brûle[1] » ou que le secret est secret, c'est dire que le feu nous brûle et que le secret nous exclut. Du feu, on pourrait dire qu'il brûle la forêt, les animaux, l'hydrogène des étoiles les plus lointaines, et le feu lui-même, par nos contre-feux, mais on ne le pourrait que parce que cette propriété de brûler, somme toute particulière et accidentelle, regarde l'homme et sa peau : la tautologie et la métaphore sont des figures du bref discours que nous tenons, à chaque fois, devant les choses. Du secret des choses, on ne peut parler que parce que le secret sollicite notre sens de l'intellection et de l'appropriation : il l'inquiète, il le frustre et le fascine. Le secret n'est pas notre ami : « Un chemin de guerre entoure les choses […] une luisante coquille d'hostilité » (p. 78). Telle est la forme que prend notre sens du secret. À vrai dire, si les choses (res) et les êtres (l'infinitif substantivé, multiplié et spécifié dans chacun de nos semblables) nous paraissent si jaloux de leur réalité, c'est que nous sommes jaloux du fait de leur pure et simple réalité, tant nous en manquons par nous-même. Alors, cette profusion joyeuse d'images inattendues et presque toujours convaincantes, à la réflexion. Le pont ne passe pas sur la rivière ni la rivière sur le pont mais la rivière tend le pont comme un arc et décoche la rivière dans la demi-cible du pont et la rivière sort de la rivière passe le pont et accède à la rivière et le pont descend du pont passe dans la rivière et enjambe le pont. (p. 17) Avec Albarracin, même la métaphore est tautologique, parce qu'elle ne fait que porter la chose de telle chose vers la chose de telle autre chose, par exemple celle de la rivière vers celle du pont, par celle de l'arc : on ne sort pas de l'essence des choses, — si l'on veut bien nous passer un instant cette désolante approximation, d'appeler essence la chose des choses. Car justement la chose de chaque chose n'est ni son idée, ni son essence, ni sa substance, mais bien ce par quoi toutes les choses échappent à toute définition, ce qui fait qu'elles sont chacune purement et simplement adéquates à elles-mêmes, sans le secours de quelque pensée humaine que ce soit, — sauf que l'adéquation serait encore une proposition de la métaphysique, l'une de ces inévitables échappatoires par lesquelles se dérobent à nous la chose de la chose et le secret de notre humanité. Comment passe-t-on de la tautologie à la métaphore ? Je dirais : tout naturellement, à condition d'expliciter cette espèce de démarche naturelle par l'image intermédiaire de la métonymie. Albarracin repère les proximités, implications, innervations, complicités… que certaines choses entretiennent en nature entre elles (le pont et la rivière, le lit et la rivière ; le poisson dans le ruisseau ou dans la vase, la pagaie dans l'eau ; le ruisseau dans l'herbe, l'arbre dans l'air ; l'ivraie et le bon grain…), toutes ces appartenances signalées de poème en poème et en vertu desquelles chaque chose est comme chez elle dans la totalité des choses. Encore, et avec enjambements entre les vers : Si le coq frémit ainsi c'est que tout le coq est la crête du coq son cimier, sa houppe furieuse la rutilante suture du coq et du coq à cet endroit criant du monde (p. 99). Et puis ceci : Un léger dé d'eau fait dodeliner l'eau en la faisant aller sur des dos d'âne d'eau C'est qu'un certain dé d'eau bosselle le ruisseau et le marque sous toutes ses faces du chiffre mille fois unique de l'eau (p. 52). Qu'est-ce qui dans la chose lâche et ose ? (p. 107) Car, bien sûr, toutes ces opérations poétiques se forment dans la langue, c'est-à-dire dans le système de choses langagières (phonèmes, lexèmes, sémantèmes, modèles phrastiques) où l'humain dit le secret — et situe une autre forme du secret, à défier lui aussi à tout moment, celui des interactions innombrables qu'un long et très ancien usage a formées ou rendues possibles : à faire jouer et rejouer le langage. Là où, suivant le génie de telle langue, le français, les substantifs deviennent des adjectifs et les infinitifs des substantifs, où, par expressions de la langue, le pont « passe » la rivière, et la rivière le pont, où « le pont descend du pont » (par un geste plein de noblesse reconnaissant comme sienne l'ombre apparentée en nature qu'il projette dans la rivière), où le pont « enjambe le pont » comme le vers dans tel poème — mais non dans celui-ci. Serait-ce pour cela que Laurent Albarracin écrit sans arrêt images et tautologies ? Pour égaler, autant que possible, à la présence de la chose des choses la capacité de la parole humaine à parler en lui et pour tous ? Pour boucher tout vide ou interstice dans la continuité excitable des choses et dans celle du poème ? Pour établir entre les hommes un lien de communauté qui respecte le secret des choses et le secret de chacun — le secret de ce que chacune d'elles est pour chacun d'eux ? La seule chose que l'on puisse dire du secret, c'est qu'il est (le) secret, et qu'il doit être dit, comme tel — deux propositions dites, de fait, ensemble. Et immédiatement : le secret ne peut être révélé, au sens d'un contenu positif. Car alors il serait liquidé, comme si l'on étouffait le feu, parce qu'il brûle, sous des tonnes d'eau. Et, par la suite, reprendre à chaque occasion, à l'occasion de l'être de chaque chose, la diction de ce qui peut en être dit, comme secret. Ainsi : Une lampe de silence brille dans le simple état des choses Cela fait comme un peu de chair sombre qui pend au morceau de chair Rien n'est ajouté à ce qui est que cela est Une ampoule nue vide la lumière (p. 118). On ne saurait rien ajouter à ce qui est — « que des cités, les voies ferrées et plusieurs autres inventions formant notre matériel[2] » 8212; sauf ceci, une seule phrase sous mille formulations : que « cela est ». Telle est la vocation du poème : de ne rien ajouter au secret, sinon la diction du secret, sans laquelle en effet il n'est de secret pour personne. Acquiescer à la réalité des choses, l'acte sans lequel il n'est pas de réalité des choses : nous avons besoin du secret, nous avons besoin du poème. La métaphore inévitable de la lumière ainsi traitée signifie que toute chose, comme toute chair, ne brille que par l'aveu du désir obscur que nous en avons. Le secret n'est caché pour personne : le loup le plus blanc a les mâchoires de l'eau (p. 22) La belle ambiguïté ! Parce que Personne n'a caché pour personne le secret dans les choses, tout le monde sait bien qu'il y a du secret dans toute chose. Cependant, si le secret est connu comme le loup blanc, eh bien pourtant nous faisons tous nos efforts pour l'éluder, l'oublier : la chose du monde la mieux partagée, c'est le secret ; c'est aussi la moins avouée, à nous-même et entre nous. Prenant sur lui l'aveu, le poète se garde pourtant de crier au loup — bien vite on ne l'entendrait plus —, il se contente de rappeler à notre sens endormi du secret, doucement et à tout propos, la « tendresse implacable » des choses. Pierre Campion [1] Laurent Albarracin, Le Feu brûle, postface de Pierre Campion, Atelier de l'Agneau, 2004. Voir, sur ce site, un fragment de ce recueil, en prépublication (2002). [2] Mallarmé : « La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs autres inventions formant notre matériel », La Musique et les Lettres, dans Mallarmé, Œuvres complètes, II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2003, p. 67. |