« Entretien avec Daniel Delas à propos de l’essai Des mots et des mondes, Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures » dans Le Français aujourd'hui n° 94, juin 1991, p. 114-118.
mercredi 17 mars 2010
samedi 23 janvier 2010
Heidegger, ses mots, son langage, selon H. Meschonnic
Dans Multitudes, futur antérieur 7, automne 1991
Il s’agit, jusque dans la philosophie, de savoir (et de savoir comment savoir) ce qu’on fait des mots.
Henri Meschonnic, Le langage Heidegger, PUF, 1990, p. 21.
Le langage Heidegger est un livre situé. Au sens de la phrase liminaire de Max Jacob - "Tout ce qui existe est situé" - dans sa Préface de 1916 au Cornet à dés. Et le point de vue qui situe ce livre est celui du langage [1]. Ce livre montre la solidarité interne des conséquences de la tenue du point de vue du langage sur la pensée de Heidegger, sur le temps, sur la poésie et l’art, sur la technique. II y a la recherche d’un comment pour organiser ce point de vue, et c’est l’exploration de ce comment qui fait la méthode du livre. C’est cela sa situation. Ni lecture immanente, ni lecture transcendante, mais une lecture située [2]. C’est-à-dire une lecture, un mode de lecture, à l’opposé de l’hypothèse de Fink pour qui c’est "le problème qui détermine le sens des méthodes" [3], alors qu’il y a "réversibilité dans l’effet l’un sur l’autre du problème et de la méthode" (p. 38). Ce qu’on voit dans un des paradoxes majeurs de Heidegger qui "s’attachant à méditer sur la pensée (...) se trouve à méditer sur le langage" donnant donc "d’autant plus d’importance à son statut" (p. 339). Puisque c’est une pensée qui travaille assez spécifiquement dans -mais sans doute pas sur - le langage. Le paradoxe se poursuit en retour de la méthode, ou de ce qui en tient lieu, dans la pensée : "c’est le langage qui détermine cette pensée, dans la mesure de ce qu’elle en a fait" (p. 339). Ce qu’Heidegger fait du langage, et du temps [4], est le chemin que suit la méthode du Langage Heidegger dans ce qu’il fait de la pensée de Heidegger. C’est pourquoi c’est un livre sans fascination, ni rejet, pas un livre sur Heidegger, mais un livre "à travers Heidegger" (p. 5). La fascination ne dit rien, mais le rejet ne fait rien. Le même oubli du langage les enveloppe. L’impensé du problème est nécessairement un impensé de la méthode. Et s’il n’y a pas une méthode Heidegger, il y a bien un "comment il n’y a pas de méthode" - le langage Heidegger. Heidegger veut toujours être au-dessus ou au-delà, mais il est au-dessus dans le langage. Difficile d’adresser la question du comment à l’au-dessus en tant que tel, mais il est possible de l’adresser à la manière dont cet au—dessus est dans, si c’est dans le langage. Le langage Heidegger est donc la situation de la pensée Heidegger dans le langage. Le livre montre parfois comment Heidegger pense ou essaie de penser contre son propre langage, au sens, par exemple, où ce qu’il fait des mots ne dit pas la même chose que ce que dit l"énoncé. Mettant la philosophie dans le langage, dans une idée du langage, il met aussi le langage dans la philosophie.
L’essentialisation d’abord et encore
Un des modes de signifier principaux de la pensée Heidegger, qui précisément la transforme en langage Heidegger, est l’essentialisation. Elle a ses variantes, ses figures. C’est par l’essentialisation du langage qu’elle passe, et ce "jeu de langage porte les termes à la fois vers leur abstraction maximale et leur patrie mystique" (p. 172). Elle veut produire une transcendance en inversant "la question de l’essence de la vérité" en celle de "la vérité de l’essence" comme le pense Heidegger [5]. Et l’essence puise sa transcendance dans l’origine, infinitisée car "inversant le commencement dans un pas encore" p. 50 de l’histoire de l’être. On voit que l’essentialisation sépare Histoire l’apparence racontée, et Geschichte liée au destin collectif (Geschick). C’est pourquoi elle est la "figure du destin dans le langage" (p. 173). L’empirique, la matière de l’empirique y est ce qu’on doit vaincre, de toute façon inessentiel, de la même façon que "les guerres mondiales restent superficielles" (Questions I, p. 191, cité p. 173) en comparaison du polemos du fragment 53 d’Héraclite, analysé par Heidegger comme "ce qui seul fait apparaître les Dieux et les Hommes, les Libres et les Esclaves, dans leur essence respective" (id.). C’est en ce sens que l’un des retournements majeurs chez Heidegger est que "l’essentialisation du combat est une figure essentielle de l’essentialisation" (p. 173). Combat vers le sublime, le superlatif, l’absolu. Où "la lutte est essentielle et l’essence une lutte" (p. 170). Le dire superlatif, le dire le plus, le plus vers l’essence, le plus l’essence, est la nature même du dit. Et le Selbst, entrant dans le paradigme de l’auto-affirmation, de l’auto-méditation, de l’auto-détermination [6], devient "superlatif absolu du sich dans le champ de la décision et de la détresse, qui est celui de la solitude" (p. 171). Solitude et destin, solitude et décision. Décision absolutisée par intransitivisation : c’est la décision, et non plus la décision de Eric Weil, qui disait, en 1947, "décision vide, décision à la décision" [7]. Ce qui fait que "l’essence est elle-même essentialisée, absolutisée" (p. 174). Décision, ou refus, sans complément, sans objet. Henri Meschonnic note que c’est par ailleurs la caractéristique spécifique d’un aspect de l’époque, le souci, l’angoisse, la mort, dans leur résonance expressionniste. Mais le type d’intériorisation intransitive de Heidegger essentialise le sujet lui-même dans les mots de l’essence.
Dans le langage, c’est bien sur les mots que porte l’essentialisation. Mot isolé, le On (das Man), le pas-encore (das Nochnicht) et le là : "Par l’ouverture, l’étant que nous appelons Dasein est dans la possibilité d’être son là" [8]. La substantivation travaille à l’intérieur du terme "en motivant séparément ses deux éléments, le retirant par là-même à son sens empirique - et à sa traduction coutumière, antérieure, par ’existence" [9]. Cette opération d’essentialisation retourne le sens des notions qui apparemment la combattent, et même dans le cas où Heidegger prend en compte positivement ces notions. C’est le cas du dialogue. "Nous sommes un dialogue" dit Heidegger (cité p. 357), et il accentue un dans la mesure où la parole dans le dialogue doit "rester relative à l’Un et au Même" et cela relié à "la nomination des dieux" (cité p. 358). C’est l’unité qui domine le sens, et le mythe derrière elle, enlevant toute valeur linguistique au terme dialogue [10]. Et il est vrai que le tu est particulièrement absent chez Heidegger. Son dialogue monologue. De même, à cette unité transcendante de l’essentialisation qui touche à tout, correspond le ton et la volonté du sublime - défini comme "tenant l’un dans l’autre le caché et le révélé dans une relation où le langage est oracle" (p. 183) - qui voisine lui-même avec le sacré, dans ses deux sens possibles, union des contraires et "continu entre les forces cosmiques et le langage" (id.) ; tout est au-dessus dans le langage Heidegger, tout est méta, par un mode sacré de relation des mots et des choses : "Le mode de langage ne se juxtapose pas au monde. Il le porte, il l’élève (...). C’est pourquoi à la fois il peut être dit non-nazi et hyper-nazi. Il est au-delà et il l’inclut. Il le sublime ; Méta-nazi" [11]. L’historique n’est que contingence. Seul ce qui est au-dessus est essentiel parce que ce qui est essentiel est essentiellement au-dessus.
Sens et histoire
L’étude de l’essentialisation montre qu’elle est l’aspect langagier de l’histoire de l’être. Comme conséquence de l’ontologie qui exerce la plus grande pression, une violence, sur tous les autres aspects de la pensée. Tout vient de l’être et tout y retourne. Mais dans un paradoxe encore. Car, logiquement, on ne peut rien dire sur l’être puisqu’il faudrait un prédicat "plus général que l’Être même" alors que l’être précisément "est-ce qu’il y a de plus général" [12] dit Heidegger lui-même. Pourtant il y a du sens, mais réservé : "Seul le là-être a le sens et peut donc être "sensé" ou "insensé" (...) - et ce dans la mesure où dans Être et temps le sens "précède le langage" (p. 187). Il y a donc avant toute chose le "sens de l’être" (id.). Et même si la notion d’être est malaisée, comme le remarquait Henri Birault [13], elle produit malgré tout la convergence de tout ce qu’elle élimine, l’altérité, le discours,Rede qui devient Gerede, bavardage ou parlerie [14], et qui vide la vie et l’histoire de l’homme de tout sens, malgré la protestation d’humanisme. C’est un humanisme de haut. Le sens de l’être est partout la mesure, mais il n’y a nulle part de réflexion sur "l’être du sens" (p. 17), comme si le sens du sens était une question inaperçue. L’être est assimilé à l’authentique [15] tandis que sont rejetés dans l’inauthentique le culturel, l’anthropologique, les sciences humaines, l’Aufklärung. L’inauthentique est l’actuel qui n’est que déclin. Sens et histoire, parlerie et culture sont le déclin de l’être, leur sort et un sens fixé et leur sens un sort fixé [16]. On ne peut donc pas, comme Habermas le suggère, dire que c’est l’échec du national-socialisme qui entraîne la conception fataliste de l’histoire de l’être (p. 113). Être et Temps le montre déjà, il n’y a de sens et d’histoire que de l’être. Mais ce fatalisme passe de "la destination commune (Geschick)" incluant le politique, à la victoire spirituelle du peuple des penseurs et des poètes, qui déplace et transcende le politique" (id.). C’est la dimension "préalable (p. 13) du Dasein, son aspect d’orientation anti-historique et méta-historique.
Le "tabou dans le tabou" (p. 116) qu’est l’antisémitisme de Heidegger peut alors sortir de l’impasse biographique. Ce n’est justement plus l’antisémitisme de Heidegger qui s’analyse, mais le lien entre le statut d’allusion du problème - pas de grossièreté explicite directe là encore dans les livres - et le statut du silence, compris dans deux directions convergentes. Il y a un "dire sans dire" chez Heidegger qui n’est pas un "non-dire mais un toutest-dit" (p. 122). D’abord, dans la coïncidence historique des mots de Heidegger et des mots des autres, Volk et völkisch par exemple - mais aussi régénération qui suppose dégénérationnote, parmi d’autres, Henri Meschonnic. A partir de 1862 puis 1871, le mot Volk prend une "charge polémique qui n’est pas ditepar le mot" (p. 126), charge anti-française, anti-Aufklärung, et surtout le terme se charge du concept de race [17]. Le mot a "absorbé du nationalisme et du racisme". Ce n’est plus la peine de le dire. Ensuite le silence lui-même a un statut dans Être et Temps, c’est un "mode de la conscience" (p. 166) et du parler - "La conscience parle uniquement et constamment sur le mode de se taire" (par. 56, p. 273). J’en retiens que les ambiguïtés de Heidegger, son silence "après", trouvent leur sens auprès de ceux à qui il fait appel, qui peuvent comprendre, se taisant avec lui. Ce silence parle. Pas directement. Mais par-dessus le sens et l’histoire. Le sens, et le sens de l’être, sont toujours autre chose que ce qu’en disent ceux qui n’ont pas l’être, puisqu’il est aussi bien symétrique du rien, du néant [18]. Hors sens et hors histoire, ne reste que la pureté de l’être - "L’histoire de l’être est l’être lui même et seulement cela" (Nietzsche, cité p. 210). Autre paradoxe me semble-t-il qui montre l’être tellement au-dessus et en dehors du sens et de l’histoire, qu’il semble le retirer de toute menace, et ne laisser au sens et à l’histoire que d’être la circularité d’une menace pour eux-mêmes.
Langage et temps Heidegger
Théorie du langage et théorie du temps ont un lien d’implication réciproque. C’est une des découvertes du livre. Henri Meschonnic part de Benveniste qui a montré une "temporalité produite par l’énonciation" (p. 217) au sens où "dire je n’est pas seulement accomplir l’énonciation, mais réaliser le présent comme langage" (p. 218). Il semble que cette intuition, dans un autre contexte, ait été celle de Saint-Augustin qui, dans ses Confessions, (XI, 23), ne reconnaît qu’un temps, le présent, et lié au langage [19]. Car, pour Saint-Augustin, les choses vraies racontées ne font pas sortir de la mémoire "les choses ellesmêmes, qui sont passées, mais les mots conçus à partir de leurs images" (Confessions, )XI, 23 - cité p. 220. C’est la rupture fondamentale avec le temps continu, mesuré, défini par l’espace qu’on trouve chez Aristote [20] ; Mais on voit que Heidegger fait, lui, retourner le temps à l’espace par la "spatialité originaire du làêtre" (Être et Temps, par. 26, cité p. 237), par sa définition du vectorisation, par ses poétismes à sémantisme spatialisant - "habiter la maison de l’être". L’historicité est rejetée du temps par l’alliance du Schicksal, "destin comme temporalité" (p. 246) et du Geschick, "destin comme historicité envoyée" (id.) ; Même lorsqu’Heidegger donne apparemment le primat au temps - "la temporalité constitue l’être du là-être" (cité p. 248) -, c’est un déni de temporalité par le renvoi au Dasein, qui lui est décision et destin. La temporalité ne peut attendre que l’être, c’est-à-dire ce qui ne peut pas se dire, c’est-à-dire ce qui se dit tout seul. Le Dasein fonctionne comme un "méta-sujet de l’histoire, ou d’une méta-histoire" (p. 249) ; ainsi : "Temporalité et historicité se fondent dans le destin comme l’individu dans la communauté. C’est le passage du Schicksal au Geschick où le préfixe gedevient allusion au rassemblement de sens, de l’histoire et du peuple en un" (id.). Et c’est le travail des signifiants qui, diversement, mais toujours dans une convergence and-temporelle montre le primat d’un temps de l’être contre une temporalité historique et subjective : l’Anwesenheit est poussée vers un "présent au senslocal" (p. 252), un être là opposé à absent - ou encore l’Ereignis voit l’élimination du sens d’événement, temporel, par "le rapprochement avec eigen" (p. 257) [propre, authentique] et donc avec l’ontologie fondamentale d’un destin décisionnaire et tragique.
Beaucoup, donc, passe par les signifiants. Langage Heidegger, langage à tout faire. A tout faire parce que j’y vois le sens de l’épigraphe de Spinoza qui ouvre le livre, où on peut nier ou affirmer des choses "parce que la nature des mots supporte ces affirmations et ces négations, mais non la nature des choses" (Traité de la réforme de l’entendement, )cité p. 5. Mais précisément, le langage ne peut pas tout faire. Ou c’est de la langue qu’il s’agit, lieu de l’être, à l’écart de la parole au sens de Saussure. La trace historique la plus visible en est l’abandon même du concept de Rede, quelle qu’en ait été la théorisation par ailleurs, de Sein und Zeit à Unterwegs zur Sprache. Ne reste que la langue, Sprache [21]. Et la langue "est une pensée du est",c’est la disparition même du sujet, du je - en linguistique, chez Benveniste, la 3ème personne est une non-personne [22]. A la place du sujet, il y a l’étymologie, le mot - A. Kelkel a déjà remarqué "la méthode d’analyse étymologique en guise d’analyse conceptuelle" [23]. L’étymologie s’auto-vérifie sans contraintes autres que celle du renvoi à l’origine supposée. Et cette origine, liée à l’essence, est dans le mot. Car la vérité d’un mot, chez Heidegger, "peut se trouver dans le mot lui-même" (p. 297) assurant par là que la théorie du langage est bien réduite au champ de la langue. Il n’y a d’ailleurs que deux langes pensantes, l’allemand et le grec. Le reste est déclin, passage du grec au latin par exemple. D’où Heidegger tire le raisonnement - mais ce n’est pas un raisonnement, encore moins une argumentation - qu’il "n’y a pas de mot pour", pour tel concept grec dans une autre langue. Ce n’est pourtant que l’illusion obtenue par le transport de l’observateur dans la langue observée remarque Meschonnic. De plus, c’est toujours par l’allemand qu’on voit qu’il n’y a "pas de mot pour" et qu’il finit par y en avoir un, en allemand justement. Comme dans la traduction-commentaire du chré, chez Parménide, par "il est d’usage", c’est-à-dire "un certain tour de main, vers lequel on s’est toujours tourné vers ce qui est manié (Gehandhabte) de manière à respecter son être, et par là de façon que le maniement (Handhabung) le fasse apparaître" (cité p. 312). Autrement dit, "la formule du sens est allemande" ce qui induit un paradoxe nouveau : "cette pensée qui veut penser la pensée, pense le mot. Par quoi elle dissocie l’essence de l’universel" (p. 311). L’essence est allemande - même le grec se soumet au sens allemand dans le labyrinthe étymologique [24]. L’aventure exemplaire de l’aletheia prend son sens dans cette réduction autorisée par la position première de Heidegger, le réalisme logique - les mots à la place des choses - tenue dans les livres de jeunesse, Traité du Jugement dans le psychologisme (1914) et la thèse de 1916 sur Duns Scot [25]. Heidegger lui-même reconnaîtra que l’étymologie, et le sens, de l’aletheia commeUnverborgenheit (dévoilement, hors retrait propose Martineau) n’est pas tenable. Mais Jean Beaufret poursuivra cette étymologie dans une sorte de "scène primitive" située au vers 93 de l’Odyssée [26]. Voulant maintenir le sens de découvrement de la vérité, il dit qu’Ulysse verse des larmes aux yeux de tous mais qu’on ne le voit pas, pour maintenir qu’aletheia est "l’ouverture même du domaine où tout se montre à découvert" (cité p. 317. )C’est une projection de sens, car aletheia est bien dans le champ sémantique de la vérité opposée à mensonge [27]. La langue est une projection d’elle-même sur elle-même qui fait apparaître l’essence rêvée et réalisée. Le mot se signifie lui-même à travers son signifiant, tourné vers l’allemand.
C’est donc ce qu’est l’invention conceptuelle elle-même qui est en cause dans ce livre et à travers Heidegger. Contre la néologisation systématique de Heidegger, avec Bergson et Benveniste, Meschonnic la pense non comme "travail dans les mots"mais comme travail sur ce qui n’a pas encore de nom" (p. 380). On peut inventer avec des mots simples. L’unicité de l’historicité d’un texte s’y retrouve. Heidegger invente dans le signifiant du mot, mais répète à côté une conceptualité ordinaire. C’est encore le rapport du mot et du concept. La modernité cherche des conceptualités nouvelles et a mis l’historicité de l’art et du langage au premier plan. Conjointement, la recherche va vers "la longue durée de l’histoire de l’historicité" (p. 392). Parce que toute conceptualisation, ou tension vers le conceptualisable, trouve en chemin la question de l’historicité linguistique des concepts comme indissociable de celle des problèmes qu’ils découvrent.
[1] Langage est pris par Henri Meschonnic, dans une continuité avec Saussure, comme "système (...) des modes de signifier qui tient l’un dans l’autre, l’un par l’autre le sujet et le social, l’historicité radicale et la spécificité, la pluralité du faire sens, inséparablement poétique et politique. En ce sens, la théorie du langage (terme de Saussure) est une anthropologie historique du langage (...)", Le langage Heidegger, PUF, 1990, p. 18. Désormais je n’indique que la page entre parenthèses.
[2] A propos du lien d’Heidegger avec la nazisme, qu’Eric Weil, à raison, refusait de voir dans une relation causale directe (on ne peut pas "déduire" le nazisme de Sein und Zeit), mais pour, lui, sauver corrélativement l’existentialisme de Heidegger, Henri Meschonnic note au contraire : "Il ne s’agit ni de déduire, ni de "réfuter", mais de situer." (p. 174).
[3] Eugen Fink, De la phénoménologie, Minuit, 1966, p. 200, cité p. 38.
[4] Solidarité des deux, car "le sens du sens et le sens du temps sont un seul et même sens", et ceci puisque "du langage on a la représentation qu’on a du temps (...) et du temps celle du langage" (p. 5). C’est un des axes du livre. Voir plus loin.
[5] Martin Heidegger, De l’essence de la vérité (1943), dans Questions I, p. 191, cité p. 173.
[6] Selbstbehauptung, Selbstbesinnung, Selbstverwaltung, cité p.170. Je proposerais plutôt "auto-administration" pour Selbstverwaltung, à cause du sens politique d"’autodétermination".
[7] Cité p. 174.
[8] Heidegger, Sein und Zeit, par. 79, cité p. 176.
[9] Le langage Heidegger, p. 176. D’où la traduction proposée, le là-être pour le Dasein.
[10] C’est à l’opposé de’ la conception du dialogue de Humboldt et de Benveniste remarque Meschonnic. Conception humboldtienne que Jürgen Trabant décrit comme la découverte que "le langage (et par là nécessairement la pensée) se tient toujours - plein de désir - en rapport avec le tu, que le parler ensemble est simultanément un comprendre et un ne pas comprendre, qu’il n’est pas la transmission d’une matière comme nous le suggèrent tout le temps tous les modèles de la communication, mais au contraire qu’il n’est qu’une impulsion de l’autre pour, de son côté, produire en lui-même la matière, qu’il est une mise en mouvement d’un autre jeu sur les cordes de la lyre (...)", "Rhythmus versus Zeichen - Zur Poetik von Henri Meschonnic", dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, Stuttgart, Steiner, Band C, 1990, p. 209. Je traduits.
[11] Le langage Heidegger, p. 184. Henri Meschonnic montre un paradigme du méta résultant du statut du langage et de la pratique du langage chez Heidegger. On a un statut méta-linguistique de la langue (261), un métahumanisme (201, 203), du méta-historique (209), une méta-langue (329), un méta-poème (349),. Je note le tiret de non-union des deux mots dans tous ces termes et y vois une valeur d’écriture et d’analyse liée à ce double mouvement particulier qu’est le méta chez Heidegger "à la fois en dehors et au-dessus des valeurs" (p. 214). Il faut donc distinguer métalinguistique, concept dans lequel il y a du linguistique inclus, au sens de termes du langage pensant le langage, et méta-linguistique, au-dessus et en dehors du langage - et qui autorise conjointement le mépris de Heidegger pour la linguistique et la philologie. Mais on trouve aussi méta-politisation (p. 172), sans tiret, car là, le terme désigne le type de réalisation opérée par les termes de Heidegger comme l’indique le suffixe du procès dans le mot. Il y a par contre du méta-politique (p. 13). Métapolitisation, comme concept de ce que réalisent les termes dans le langage Heidegger - méta-politique, comme concept du résultat de l’essentialisation généralisée réalisée par les terme dans leur travail de substantivation.
[12] Heidegger, Nietzsche, Gallimard, 1971, tome II, p. 169, cité p. 197.
[13] Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, Gallimard, 1978, cité p. 195. Il y est noté une multitude de valeurs de l’être : le Abgrund, l’Ereignis, le Sein barré, la substantialité de la substance par exemple. Tout cela ensemble.
[14] Henri Meschonnic rappelle et reprend cette traduction de Gerede à Lévinas (dès 1932) pour garder l’aspect péjoratif (cf. 190).
[15] Notion qui vient de Husserl, des Leçons sur le temps de 1905, prise elle-même à la psychologie de Brentano, et qui désigne l’expérience "intuitive et définitivement adéquate" (cité p. 190).
[16] Uri aspect essentiel de l’historicité selon Henri Meschonnic est dans la solidarité du sens et de l’histoire, traitée historiquement et linguistiquement : "Le sens est une disposition d’histoire. L’histoire est une disposition de sens",la rime et la vie, Verdier, 1990, p. 20.
[17] D’où l’appréciation de "fausse querelle" à propos de la traduction de völkisch, car c’est "une question de concept pas de mot" (p. 135). Dans un autre contexte, Edgar Mass confirme tout à fait le problème lorsqu’il évoque la rédaction de la loi constitutionnelle fondamentale de la R.F.A. naissante, en 1948, en plein blocus de Berlin : "(...) la notion même de "peuple" était devenue suspecte, ayant appartenu au jargon nazi, à la L.T.I., la Lingua Tertii Imperii, comme Viktor Klemperer l’avait baptisée. Les mots de Volkskammer, Volksbefragung, et Volkssouveränität avaient des connotations de jadis, comme le Volksgerichtshof ou le Völkischer Beobachter.", dans "Montesquieu et la loi fondamentale de la R.F.A.", Montesquieu et la Révolution, Dix-huitième siècle, PUF, 1989, n° 21, p. 174.
[18] Substantialisation symétrique du rien, à côté de celle de l’être, note Meschonnic (p. 197). Sur le réalisme du rien, le néant comme essence réalisée dans le langage, l’analogie avec le catharisme, voir pp. 383-388
[19] Même référé au présent de "la sagesse de Dieu", à l’éternité, Henri Meschonnic y voit le paradoxe de "formuler d’avance le fonctionnement ordinaire du je dans le langage" - et ceci parce que "l’énonciationréénonciation / est / le seul équivalent-temps de cet aujourd’hui éternel" (p. 220).
[20] Aristote, Physique, livre IV, chap. 10-14, cité p. 216.
[21] Sur cette question capitale l’analyse fouillée (pp. 284-286) des diverses traductions en français de Sprache (de Waehlens, Martineau, Vezin) montre que le terme n’est jamais traduit par langue, mais par parole ou langage, cachant par là même que le travail de Heidegger est un travail à partir de ce concept.
[22] Dans d’autres linguistiques, que je ne peux analyser ici, la 3ème personne est au contraire la personne fondamentale. Tradition d’analyse du il impersonnel ou unipersonnel de Guillaume, reprise par Gérard Moignet qui la baptise "personne d’univers", et, pragmatiquement, par Alain Berrendonner qui pense que "la langue ne lui permet pas de se manifester autrement que par le néant" ce qui en fait "un déictique de l’ordre des choses" (cf. Jean Cervoni, L’énonciation, PUF, 1987, pp. 30-35). Il est remarquable que le métalangage de description soit du côté du cosmique, univers, néant, et ordre des choses. Convergence avec Heidegger au moins dans la désubjectivation de l’usage grammatical de la personne.
[23] A. Kelkel, La légende de l’être, Langage et poésie chez Heidegger, p. 210, note 5, cité p. 297.
[24] Cette dimension anti-universelle est, me semble-t-il, une des conséquences fortes que découvre ce livre, conséquence d’un statut du langage réduit à la langue, et à une langue-essence et essence du sens : "on ne peut pas plus durement que lui confisquer la pensée dans la langue pensante. C’est-à-dire pousser à une crise de l’universel" (p. 344).
[25] Pour Heidegger, dans le livre de 1914, le sens du sens est dans la copule est dont la "valeur" est "la forme de réalité" (cité p. 340). Je note que la thèse sur Duns Scot et le langage a été accueillie négativement par Walter Benjamin dès 1920 : "Ce livre ne touche pas à la philosophie du langage de Duns Scott (sic) d’un point de vue philosophique ; le travail qui reste à faire n’est pas min ce", Lettre à Scholem, 1.12.1920, Correspondance, tome I, 1910-1928, Aubier, 1979, p. 227.
[26] Je renvoie à toute l’analyse de détail pp. 316-318. Ulysse se cache bien pour pleurer (ce que ne reconnaît pas Beaufret), et seul Alkinoos, près de lui, l’entend, mais ne le voit pas - comme on le voit dans les deux vers suivants. Beaufret isole un vers, et un sens du mot aletheia qui fait problème.
[27] Henri Meschonnic donne le champ sémantique de aletheia et de lethe d’après le Dictionnaire étymologique de Chantraine et le Lexique de Platon de ces Places, donc, note-t-il lui-même d’un vocabulaire "employé après Homère" (p. 318). Dans son livre La mémoire et l’oubli dans la pensée grecque jusqu’à la fin du Vème siècle av. J.-C., Les Belles Lettres, 1982, Michèle Simondon analyse l’aletheia pour Hésiode - citant Detienne qui en fait dans Les Travaux et les Jours une "rigoureuse observation des dates", opposée à l’oubli de ces dates, cité note 9, p. 38 -, pour Pindare chez qui l’aletheia est "acquittement d’un devoir" et où aletheia est liée à atrekeia, l’exactitude (p. 59), mais note l’occurrence, exceptionnelle chez Hésiode lui-même, de deux vers isolés de la Théogonie, vers 27 et 28, où deux sens de la vérité coexistent, aletheia comme révélation "non-voilantdévoilant dans une connaissance indirecte" - citant, p. 112, J.-P. Levet dans Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque, Les Belles Lettres, 1976 - etetumos "identité entre une certaine présentation du réel et de la réalité elle-même (id.). Y a-t-il projection chez Beaufret à partir d’un sens pré-homérique ? le livre ici les éléments de la discussion. La projection et l’oubli des vers suivants semble de toute façon indiscutable.