Henri Meschonnic (1932-2009) est l'auteur d'une oeuvre considérable où poèmes, essais et traductions font le continu d'une théorie du langage et du rythme et d'une pratique d'écriture et de lecture pleines de vie l'une par l'autre. Ce blog offre simplement des documents à tous ceux qui de près ou de loin aimeraient continuer avec Henri Meschonnic.

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lundi 23 avril 2012

Poétique du traduire en poche



Poétique du traduire

Henri Meschonnic

608 pages
17 €
ISBN : 978-2-86432-677-9

Résumé
     Ce livre est une théorie d’ensemble de la traduction. Par son point de vue et son ampleur, il n’a pas d’équivalent parmi les ouvrages qui traitent du traduire.
     Il propose une critique, c’est-à-dire une fondation, des principes qui relient l’acte de traduire à la littérature.
     Il commence par l’examen des idées reçues, et l’histoire de la traduction en Europe, continent culturel bâti sur des traductions, à l’inverse d’autres, et bâti sur l’effacement de leurs effacements.
     L’objet est de fonder la nécessité de tenir l’acte de traduire, et ses résultats, par le fonctionnement des œuvres littéraires. D’où une critique de l’étude des traductions comme discipline autonome, qui revient à la remettre à l’herméneutique, aux seules questions de sens, en méconnaissant que le langage fait autant et plus qu’il ne dit.
     La question de la poétique est comment.
     Seule une théorie d’ensemble du langage et de la littérature peut situer la spécificité du traduire.
     Car on ne traduit pas seulement des langues, mais des textes. Si on l’oublie, cet oubli se voit. C’est ce qu’il faut montrer. L’élément déterminant est ici le rythme, et le continu.
     Poétique du traduire prolonge Critique du rythme.
     Une première partie établit la poétique du traduire comme éthique et politique des rapports entre identité et altérité, dans les transformations du traduire. Une seconde partie met des traductions à l’épreuve d’une poétique des textes. La théorie et la pratique sont inséparables.
     Les textes traduits vont du sacré à la poésie, au roman, au théâtre et à la philosophie. Ils passent par l’hébreu biblique, le grec ancien, le chinois classique, l’italien, l’anglais, l’allemand et le russe.


Extraits de presse
     La Tribune internationale des langues vivantes, n° 28, novembre 2000,
     par Jean-Pierre Attal,
     Que l’on vive actuellement un âge d’or de la traduction, cela ne fait aucun doute. Les causes en sont multiples, tout autant politiques, économiques, que scientifiques ou littéraires, et l’AELPL aussi bien que La TILV ont, depuis le début de leur existence, donné à ce domaine du langage la place légitime qui lui revient, en organisant des colloques, en ne publiant la plupart des textes littéraires qu’en édition bilingue, même lorsqu’ils sont originellement écrits en français, en créant des collections spécifiques, en rendant compte, de façon régulière, sous forme d’interviews ou d’articles, des ouvrages qui traitent de la question.
     Une des publications d’Henri Meschonnic, De la langue française, a fait l’objet d’un recensement dans le n’23 de La TILV sous la plume de Frédéric Lamotte. Une critique d’humeur qui s’explique en partie par le fait que F.L. connaît assez mal l’œuvre considérable de Meschonnic et qu’il n’a donc pas replacé l’ouvrage dans son contexte. Avec Poétique du traduire, Meschonnic donne une sorte de récapitulation de tous ses thèmes favoris, ou mieux un exposé quasi complet de sa doctrine, Car il est un des rares, peut-être le seul, des linguistes actuels, à avoir bâti, à partir de l’acte de traduire, un véritable système philosophique. Cette théorie d’ensemble de la traduction s’ouvre aux principes généraux de l’écriture et de la ré-écriture. H. M. sort la traduction de sa condition ancillaire pour lui donner « un rôle unique et méconnu comme révélateur de la pensée du langage et de la littérature » (p. 10), parce que « Traduire met en jeu la représentation du langage tout entière et celle de la littérature. Traduire ne se limite pas à être l’instrument de communication et d’information d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, traditionnellement considéré comme inférieur à la création originale en littérature. C’est le meilleur poste d’observation sur les stratégies du langage, par l’examen, pour un même texte, des retraductions successives » (p. 14)Dans cette optique, c’est tout un arsenal de termes et de concepts qui est inventé ou ré-inventé. H. M. les dresse en une série de couples contraires dont on pourrait donner un tableau (qui est nôtre) pour en montrer la procession articulée :
                    LANGUE VS DISCOURS
      DISCONTINU                             CONTINU
     HISTORICISME                          HISTORICITÉ
     IDENTITÉ                                    ALTÉRITÉ
     BINARITÉ                                   PLURALITÉ
     EMPIRISME                                EMPIRIQUE
     SÉMIOTIQUE                             SÉMANTIQUE
     SENS                                             SIGNIFIANCE
     ÉNONCÉ                                       ÉNONCIATION
     STYLISTIQUE                             POÉTIQUE
     MÉTRIQUE                                  RYTHMIQUE
     INTERPRÉTATION                    TRADUCTION

     À gauche (ou à sinistre) se classent les termes à sens mauvais, à droite ceux à sens juste qui s’y opposent. C’est donc dans un univers intellectuel spécifiquement aimanté que se meut la pensée de l’auteur. Il faut bien entendre, cependant, que ces termes n’acquièrent cette qualité négative ou positive que dans le contexte précis de l’acte de traduire. C’est dans le rapport à la traduction que s’opposent langue à discours, discontinu à continu, etc., dans ce que H. M. appelle « la poétique du traduire ou du retraduire ». C’est là que « la confusion entre langue et discours est la plus fréquente et la plus désastreuse ». Car traduire ce n’est pas uniquement faire passer ce qui est dit d’une langue dans une autre, c’est aussi participer à une activité du sujet qui, de sujet de l’énonciation et du discontinu de la langue, « peut devenir une subjectivation du continu dans le continu du discours, rythmique et prosodique » (p. 12). La traduction d’un texte littéraire (c’est uniquement de cela qu’il s’agit, bien entendu) doit ainsi faire ce que fait un texte littéraire, par sa prosodie, son rythme, sa signifiance ; ce qui déplace radicalement les préceptes de transparence et de fidélité de la théorie traditionnelle. L’équivalence ne se pose plus de langue à langue, mais de discours à discours, en effaçant l’identité pour faire valoir l’altérité dans son historicité. Réduire la traduction à un pur moyen d’information, c’est du même coup réduire la littérature tout entière à de l’information, une information sur le contenu des livres. Si le traducteur est un passeur, il lui faut prendre bien garde de ne pas être un Charon passeur de morts qui ont perdu la mémoire. Pour la poétique, la traduction n’est par conséquent ni une science ni un art, mais une activité qui met en œuvre une pensée de la littérature, une pensée du langage (p. 16-18). Définir une bonne traduction en termes d’équivalence, de fidélité, de transparence, c’est la penser comme une interprétation. Or l’interprétation est de l’ordre de la langue, du sens, du signe, du discontinu, radicalement différente du texte, du discours qui fait ce qu’il dit, qui est porteur et porté. L’interprétation n’est que portée. La bonne traduction doit faire autant que dire. Elle doit, comme le texte, être porteuse et portée. À la conception fallacieuse qui oppose les sourciers (qui louchent vers la langue de départ, en tâchant de la calquer) aux ciblistes (qui regardent devant eux vers la langue d’arrivée et qui ne pensent qu’à préserver le sens), la poétique répond que l’unité du langage n’est pas le mot et son sens, mais le discours, le système du discours, une sémantique sans sémiotique. L’unité, pour la poétique, est de l’ordre du continu - par le rythme, la prosodie - et non pas du discontinu qui distingue langue de départ et langue d’arrivée, signifiant et signifié, sans s’aviser qu’une pensée fait quelque chose au langage et que c’est ce qu’elle fait qui est à traduire. Il n’y a qu’une source, c’est ce que fait un texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait (p. 23).
     J’ai été d’autant plus sensible à ces arguments que je les ai moi-même, d’une certaine manière, exposés et défendus à plusieurs reprises depuis plus de trente ans : principalement dans maTraduction et commentaire de Homage to Sextus Propertius d’Ezra Pound (in L’Image « métaphysique », Gallimard, 1969), et, l’année dernière, dans la postface à ma traduction en vers anglais du Cimetière marin de Paul Valéry, L’Art poétique de Paul Valéry ou la traduction sans réduction, (La TILV, éditeur, Collection Traduire, 1999) où, m’appuyant sur les propos mêmes de Valéry qui disait que la poésie implique une décision de changer la fonction du langage et que la composition d’un poème relève plus du faire que du dire, j’ai tenté de rapporter à la traduction ces principes de non réduction du langage aux unités de la langue (signe et sens), pour mieux s’attacher à la signifiance et au rythme, et comme le dit Meschonnic : «… traduire le récitatif, le récit de la signifiance, la sémantique prosodique et rythmique, non le stupide mot à mot que les ciblistes voient comme la recherche poétique [...], parce que le mode de signifier, beaucoup plus que le sens des mots, est dans le rythme [...], c’est pourquoi traduire passe par une écoute du continu » (p. 24-25).
     Il faut donc, à mon avis, saluer la longue recherche de Meschonnic, lui reconnaître non seulement son originalité dans l’effort de théorisation, et par conséquent sa nouveauté, mais aussi l’importance intellectuelle de sa revendication ultime qui donne à la traduction le statut d’une véritable écriture : « Traduire n’est traduire », dit-il, « que quand traduire est un laboratoire d’écriture ». Et il poursuit : « S’il y a une aventure, c’est celle de l’historicité. Le rapport entre écrire et traduire est une parabole, une histoire apparente dont le sens est caché. Il se montre après coup. Écrire ne se fait pas dans la langue, comme si elle était maternelle, donnée, mais vers la langue. Écrire n’est peut-être qu’accéder, en s’inventant, à la langue maternelle. Écrire est, à son tour, maternel, pour la langue. Et traduire n’est cela aussi que si traduire accepte le même risque. Sinon traduire est une opération d’application, de conscience bonne ou mauvaise (l’honnêteté, la fidélité, la transparence)... » (p. 459).
     Traducteur lui-même et poète, il propose dans la seconde partie de son ouvrage une série de confrontations de traductions des Sonnets de Shakespeare, entre autres, (p. 275-307), où il compare et commente les traductions de F.-V. Hugo, Charles-Marie Garnier, Pierre-Jean Jouve, Jean Fuzier, Henri Thomas, Armel Guerne, Jean Rousselot, Jean-François Peyret, Jean Malapate et les siennes propres, des sonnets 27, 30 et 71. On regrette qu’il ait ignoré celles de Maurice Blanchard, poète moderne méconnu, qui aurait trouvé ici une juste place. La traduction par Meschonnic du sonnet 27 est tout à fait réussie, grâce, il me semble, à une résurgence (il le reconnaît lui-même) du rythme scévien. On peut ne pas être toujours d’accord avec ses commentaires et ses jugements de valeur, mais l’ensemble est une bonne illustration de sa théorie.
     Cette seconde partie consacrée à la pratique comprend aussi l’étude d’un récit de Kafka, Eine kleine Frau, Une petite femme (p. 319-342), d’un texte philosophique de Humboldt, Sur la tâche de l’écrivain de l’histoire (p. 343-393) ; de la traduction-mise en scène de La Mouette de Tchékhov d’Antoine Vitez (p. 394-419) et enfin de la traduction du sacré et du rapport au divin (p. 427-458), en particulier du passage de la Genèse sur la tour de Babel qui est, selon H. M., la scène primitive de la théorie du langage, et de la traduction et où il propose ce curieux néologisme embabeler.

     Le Monde, vendredi 4 juin 1999
     par Pierre Lepape
     Fidèle, mais à quoi ?
     Dans la cent vingt-huitième des Lettres persanes, Rica raconte à Usbek la rencontre entre un géomètre follement épris de méthode et de régularité, et un traducteur. « J’ai une grande nouvelle à vous apprendre, dit le traducteur, je viens de donner mon Horace au public. — Comment !, dit le géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est. — Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre à jour ; il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions. — Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ? »
     Les traducteurs ne pensent pas, sinon à l’ombre des auteurs qu’ils ont choisi de servir, voilà leur réputation. Eux-mêmes revendiquent, pour la plupart, ce statut subalterne comme une vertu professionnelle. Ils doivent être modestes, ils doivent s’effacer jusqu’à faire oublier que le texte dont ils proposent la version provient d’une autre langue. Leur excellence se confond avec leur transparence. Et la bonne traduction avec le naturel ; entendez : celui de la langue d’arrivée.
     Cette conception, admise comme celle du bon sens et de la saine morale artisanale, fait bouillir de rage Henri Meschonnic. Il faut dire quelques mots d’Henri Meschonnic, en sachant qu’on ne devrait pas avoir à le faire : tous les lecteurs devraient le connaître. Depuis une trentaine d’années, ce professeur de Paris-VIII a développé, à travers ses cours, ses essais théoriques, ses poèmes et ses traductions, une pensée et une pratique de la langue et de la littérature dont l’influence est considérable, tant en France qu’à l’étranger, tant sur les meilleurs écrivains que sur la communauté des chercheurs – en lettres, en histoire, en linguistique et en philosophie. Lorsqu’on fera, dans une vingtaine d’années, le bilan intellectuel de la France dans le dernier quart du siècle, il y a tout à parier que Meschonnic y figurera. Cette certitude a quelque chose de rassurant.
     Mais Henri Meschonnic, il est vrai, ne fait pas grand chose pour se mettre à la portée du grand public. Il préfère, et de loin, faire monter le public jusqu’à lui. Il veut, dit-il, reprenant Victor Hugo, des « lecteurs pensifs »: « Lecteur pressé s’abstenir. Mais s’abstenir aussi de comprendre quoi que soit au langage, dont même le lecteur pressé est composé tout entier. » Comprendre ce qui nous fait vaut bien un petit effort. Ce n’est donc pas forcément pour décourager les bonnes volontés un peu paresseuses que l’auteur précise dans les premières lignes de sa Poétique du traduire : « Ce livre n’a pu être pensé que comme une partie d’un travail d’ensemble, qui va de Pour la poétique 1 à Critique du rythme, à Politique du rythme, politique du sujet 2 et à De la langue française 3. On se tromperait lourdement sur la poétique, et sur ce que c’est que traduire, si on s’imaginait qu’on pourrait lire un livre sur la traduction, tel que je l’ai écrit, séparément des autres, et sans les connaître. » Nous voilà donc invités à un grand voyage, pas à du cabotage. Nous voilà parés pour l’été.
     On se tromperait pourtant à croire que les livres de Meschonnic – et ce dernier en particulier – sont difficiles. Ils essaient de penser notre expérience la plus commune, notre parole dans la multiplicité des langues. Mais ils sont complexes, comme la réalité elle-même, et ils sont écrits : Meschonnic ne se contente pas d’enfiler des énoncés et des démonstrations, des exemples et des conclusions. Sa pensée sur la poétique est elle-même poésie, c’est-à-dire littérature, action sur le langage, expérimentation, stratégie des effets, engagement personnel, histoire : discours.
     Pour comprendre ce que fait le langage, la traduction est un terrain d’expérience privilégié. Mais pour bien traduire, il est indispensable de penser le langage, de quoi il est fait, comment il agit. La pratique et la théorie se répondent, se critiquent et s’enrichissent continûment. Le livre est construit sur cet échange et cette tension. Dans une introduction, très dense, Meschonnic pose les principes de son entreprise. Cela prend volontiers la forme de dogmes qui sonnent comme des évidences. Ainsi de la fameuse comparaison du traducteur comme un passeur ; « Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n’est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. Charon est aussi un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont perdu la mémoire. C’est ce qui arrive à bien des traducteurs. » Dans les chapitres suivants, Meschonnic soumet ses dogmes, ceux des autres théories et les pratiques de ceux qui prétendent n’avoir point besoin de théorie, au feu de la critique. C’est un joli bûcher : « La poétique est le feu de joie qu’on fait avec la langue de bois. »
     À chacun sa langue de bois. Meschonnic, qui a déjà consacré un livre au Langage Heidegger 4, ne revient que pour mémoire sur le vague théorique de la phénoménologie du langage – type Michel Serres ou George Steiner – où traduire, interpréter et comprendre sont équivalents. Il n’y a plus langue, que des signes et des interprétants. Où est passée la littérature ? C’est la même question qu’il pose aux linguistes structuralistes, beaucoup plus sévèrement. Il est vrai que ces derniers tiennent le haut du pavé, au prix, affirme Meschonnic d’un long contresens sur Saussure. Avec leurs beaux scalpels, couteaux à lexique, tranchoirs morphologiques et ciseaux syntaxiques, les linguistes peuvent pratiquer avec dextérité l’anatomie d’un texte, mais ils n’atteignent que du mort, du descriptif, du sens, des schémas de fonctionnement, de la langue. La vie leur échappe : ce que fait le texte à la langue, ce qu’il y aurait précisément à traduire. Ce que Meschonnic nomme discours, rythme, poésie, oralité : « L’oralité, comme marque caractéristique d’une écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une écriture, c’est l’enjeu de la poétique du traduire. » Ce n’est pas le parlé, c’est le « primat du rythme dans le mode de signifier ». C’est le mode de présence du sujet, historiquement inscrit, dans le texte. « Il en découle clairement que, dans un texte littéraire, c’est l’oralité qui est à traduire. » L’acte littéraire qui est une énonciation, et non un énoncé. Dès lors, la vieille querelle de la traduction entre ceux qui privilégient la langue d’origine et ceux qui donnent tous leurs soins à la langue d’arrivée n’a plus grand sens. Pas plus que les déplorations sur l’intraduisible. Tout peut être traduit, pourvu qu’on s’en donne la pensée et les moyens littéraires, à commencer par la poésie, où il y a moins de risque à confondre littérature et information. À condition d’en finir avec le mythe de Babel et avec la nostalgie d’une langue unique où les différences seraient enfin effacées. Alors que traduire, c’est traduire le différent. L’autre comme autre. Comme le faisait saint Jérôme lorsqu’il retraduisait la Vulgate en hébraïsant fortement le latin.
     C’est pourquoi les bonnes traductions ne meurent pas. Celle des Mille et Une Nuits de Galland, par exemple. Elles vieillissent, comme les textes littéraires eux-mêmes. Pour la bonne raison qu’elles sont des textes littéraires. La traduction d’un poème doit être un poème, chacun en conviendra. Sinon elle n’est rien, ou pis : une désécriture. C’est ainsi, montre Meschonnic preuves à l’appui, que quelques-uns des grands livres du patrimoine universel n’ont jamais été réellement traduits dans notre langue. Nous n’en connaissons qu’un vague squelette, une ombre amputée et déformée, une information sur le contenu. C’est le cas, en France, de la Bible, alors que les Allemands, eux, disposent de Luther, et les Anglais, de la King James Version. Meschonnic explique pourquoi, et comment. La traduction est aussi affaire d’histoire et de politique.
     Mais nous n’en sommes plus aujourd’hui à l’époque où une déviation dans la terminologie pouvait envoyer son auteur au bûcher, comme il advint à Étienne Dolet. Si la philologie mène au pire, comme l’écrivait Ionesco dans La Cantatrice chauve, elle n’est plus mortelle. Les traducteurs n’ont plus besoin de disparaître derrière leurs traductions comme de timides violettes. On aimerait qu’ils les revendiquent hardiment, qu’ils en expliquent la pensée – c’est-à-dire celle du langage et de ce qu’est la littérature. Sûrement autre chose qu’un brin de style ajouté à du sens.
On aimerait aussi que les écrivains traduisent davantage, sans que cela soit une garantie. La liste des belles réussites – de l’Iliade de Pope aux negro-spirituals de Marguerite Yourcenar en passant bien sûr par Baudelaire réinventant Edgar Poe – s’équilibre par autant de magnifiques ratages et de brillants contresens, tels les Kafka de Vialatte. Il y a toujours le risque que l’écrivain-traducteur mange le traduit, qu’il lui impose son souffle et son rythme et le parasite. Mais, à tout prendre, le dommage est moindre d’être trahi par trop de présence que par excès d’absence.
     On peut concevoir un traducteur aveugle, pas un traducteur sourd.
     1. Six volumes publiés chez Gallimard entre 1970 et 1978.
     2. L’un et l’autre chez Verdier, 1982 et 1995.
     3. Hachette, 1997.
     4. Presses Universitaires de France, 1990.


     Libération, 6 mai 1999,
     par Jean-Baptiste Marongiu,
     Le sens du rythme
     Penseur, il dit ce qu’il fait ; praticien, il essaie de faire ce qu’il dit. Poète, traducteur, théoricien du langage Henri Meschonnic n’a pas cessé depuis un quart de siècle de brocarder toutes les métaphysiques de l’indicible et de magnifier, non sans orgueil, les bonnes raisons du faire. Ainsi il faut considérer Poétique du traduire, son dernier livre, comme une pièce d’un travail d’ensemble théorique qui va de Pour la poétique à Critique du rythme, et de Politique du rythme, politique du sujet à De la langue française. La théorie étant toujours seconde chez Meschonnic par rapport à l’expérience, tout cet effort de conceptualisation présuppose, accompagne et alimente une activité permanente de traducteur, notamment Les Cinq Rouleaux de la Bible et une production poétique foisonnante, cinq livres de poèmes. Né en 1932, Henri Meschonnic est professeur de linguistique à l’université de Paris-VIII.
     L’Europe est née de la traduction et par la traduction. D’une certaine manière, histoire de la traduction et histoire de l’Europe sont inséparables. Des grandes civilisations, l’occidentale est la seule dont les livres fondateurs sont des traductions : du grec, pour la science et la philosophie et de l’hébraïque pour la Bible, l’Ancien comme le Nouveau Testament. Assez remarquable est dès lors, selon Henri Meschonnic, la « série d’effacements » qui se trouve au cœur de cette histoire. Une traduction « qui efface » est justement celle qui, dans le transport d’un texte d’une langue à une autre, oblitère complètement le point de départ comme pour mieux en signifier l’annexion définitive, au lieu de se placer sur la ligne mouvante du décentrement. Tout traducteur est, à chaque fois, confronté à cette alternative : « La résistance au décentrement continue l’opposition de saint Augustin à saint Jérôme. Jérôme cherchait une hebraica veritas, Augustin était tourné vers le public récepteur seul ». Parce qu’elle est le plus souvent ethnocentrisme et logique de l’identité, « effacement de l’altérité », la traduction ramène l’autre au même, écrit Henri Meschonnic : laPoétique du traduire se veut une sorte de machine de guerre contre cette réduction. Il n’a donc jamais accès direct au texte. Dans la traduction, c’est du texte qui passe, mais aussi « la grille du traducteur qui s’y incorpore, tout ce qu’il croit qu’on peut ou ne peut pas dire, son sens de l’illisible ou de ce qu’on peut dire dans telle langue mais pas en français ».
     Dans Poétique du traduire, il ne faut pas entendre, poétique au sens d’Aristote, selon Henri Meschonnic : « L’implication réciproque des problèmes de la littérature, des problèmes du langage et des problèmes de la société fait ce que j’appelle, et ce qu’est devenue, pour moi, la poétique, contre l’autonomie de ces problèmes, en termes de disciplines traditionnelles séparées ». Dans le prolongement des préoccupations d’Horkheimer et d’Adorno, cette théorie se veut critique, parce qu’elle ne cesse de mettre à l’épreuve les principes qu’elle avance. Surtout, en se plaçant sous le signe de Wilhem Humboldt, elle débouche sur une anthropologie. Pour Humboldt (comme pour Meschonnic) en effet, le langage n’existe pas, c’est l’homme qui parle. L’unité du langage n’est donc pas le mot, ni la phrase, mais le discours, inscrit dans sa propre « historicité ». La poétique dès lors s’oppose à une saisie du texte comme un ensemble d’éléments discontinus, pour affirmer la primauté insécable du continu, qu’il s’agit de transporter d’une langue à une autre ou, mieux, d’un texte à un autre. C’est alors le rythme qui redevient l’organisation du continu dans le langage. Au sens où, dans le langage, le rythme apparaît comme « l’organisation du mouvement dans la parole, l’organisation d’un discours par un sujet et d’un sujet par son discours. Non plus du son, non plus une forme, mais du sujet. » Enfin, « la poétique est l’essai de penser le continu dans le discours. Elle tente d’atteindre, à travers ce que disent les mots, vers ce qu’ils montrent, vers ce qu’ils montrent mais ne disent pas, vers ce qu’ils font, qui est plus subtil que ce que la pragmatique contemporaine a cru mettre à jour. »
     Pour Henri Meschonnic, « la théorie c’est la pratique ». Ainsi toute la première partie dePoétique du traduire est émaillée de courts exemples de traductions, qui ont une fonction d’illustration et de démonstration. Dans la seconde partie la traduction (et sa discussion) est prépondérante. On y passe en revue Shakespeare et la théâtralité du langage, Kafka et la subjectivation du récit, Tchekhov et l’occultation des sentiments, et, à nouveau, la traduction du texte sacré, par où cet ouvrage avait commencé. Il n’y a pas une seule traduction possible, mais une infinité, pas plus bonnes que mauvaises, alors la poétique peut aider à discriminer la bonne de la mauvaise. L’enjeu est d’importance : « La traduction est cette activité toute de relation qui permet mieux qu’aucune autre, puisque son lieu n’est pas un terme mais la relation même, de reconnaître une altérité dans une identité. »

     La Quinzaine littéraire, 1er mai 1999
     par Jean-Claude Chevalier
     Une parole de vérité
     Depuis Cluny I (1968) et Cluny II (1970), colloques de rupture célèbres à l’époque, où Henri Meschonnic saisit pour la première fois un public, l’itinéraire de ce météorite a suivi une route singulière par sa rectitude. À Cluny II, il se présentait en linguiste pour ébaucher une Poétique qu’il désignait alors comme pratique matérialiste de l’écriture. Il disait sa familiarité avec l’immense Hugo et l’Ancien Testament et accablait de critiques sarcastiques les parleurs et glossateurs du domaine. Puis il condensait sa démarche poético-critique en un petit livre-manifeste paru dans les Cahiers du Chemin de Georges Lambrichs : Pour la poétique (Gallimard, 1970). Depuis lors, dans son séminaire de l’Université de Vincennes, dans ses écrits, il a approfondi sa familiarité avec la Poétique en poète, en critique et en traducteur, trois domaines inséparables joints dans l’élaboration d’une même écriture flamboyante. Et ce Poétique du traduire, qui montre la place fondatrice de la Traduction dans sa Poétique, apparaît comme la Somme de trente ans de réflexion et d’une vingtaine de publications.
     D’emblée, Henri Meschonnic, c’est d’abord une parole-écriture, une parole de vérité : tranchante, soudure de phrases nominales, de phrases découpées en leur milieu, définitive et qui s’enfle tout à coup quand la vision devient forte, se charge de concepts, d’abstractions, de syntagmes-évocations, touchant au lyrisme de Hugo, du pâtre-promontoire-au-chapeau-de-nuées. Cette écriture, dans sa tension, s’est maintenue telle jusqu’à aujourd’hui, atteignant une sorte de perfection dans cettePoétique du traduire, comme elle se ressourçait dans le texte d’inspiration majeure pour le Meschonnic traducteur : le Livre, la Bible. Avec d’incessantes trouvailles formulaires, comme : « Une grande traduction est une contradiction tenue » en face de : « Cette conception manque de style, et manque le style. » Bien d’autres.
     C’est par l’écriture qu’Henri Meschonnic prend son lecteur, une écriture qui est création ou plutôt re-création, car tout grand texte est réécriture. De façon privilégiée quand il s’agit de traduire la Bible : parole du peuple juif, parole des prophètes, parole des traducteurs qui s’étagent innombrables, comme à Babel, parole d’Henri Meschonnic, dernier d’entre eux qui les reprend dans un travail de rythme et de poétique ; chez lui, l’écriture est pleinement discours : « Le discours, organisation subjective et historicité, est ce qui permet de tenir en tension le sens et la valeur, les moyens et la visée, l’écriture et la traduction. »
     Travail critique, du même chef, qui se double de polémique (terme qu’endossait Henri Meschonnic dans la jaquette de Pour la poétique I). Censure incessante qui lui a valu une sorte de célébrité, a entraîné aussi une certaine mise à l’écart ; et pourtant dans le système H. M., une hygiène nécessaire : l’écrivain ne définit sa singularité que dans un mouvement collectif. C’est en passant au tamis des traductions célèbres : celles de P. J. Jouve (Shakespeare), E. Triolet (Tchekhov), J. Risset (Dante) que le traducteur crée la situation de son discours dans le monde contemporain, on dirait mieux avec lui sa « contiguïté ». S’il est un modèle invoqué, c’est Benveniste – et, en cela, Meschonnic reste fidèle à sa formation de linguiste – qui, dès 1935, différenciait la « langue » (structures abstraites) et le « discours » (création par un sujet d’ensembles signifiants situés) ; opposition qu’on distinguera du couple « langue » – « parole » de Saussure.
     En somme, l’interprétation est le lieu actif d’une synthèse qui refuse la séparation de la forme et du sens marquée dans l’idéologie idéaliste du signe (signifiant-signifié), qui, pour la Bible, englobe une analyse rigoureuse, philologique, de la valeur des termes en hébreu pour construire un sens historicisé, qui garde intact le jeu sur les mots (jusque et y compris le calembour ou la paronomase), qui, par le rythme, cherche l’équivalence du caractère oral du texte biblique (« le rythme fait sens »), l’équivalence des accents du texte (au besoin par des « blancs », comme il l’avait proposé très tôt dans la traduction de Jona). Impossible jeu de distorsions, de « décentrements » qui fait la grandeur du métier de traducteur au XXe siècle et dont le succès est la « continuité ». Qui implique non « une science le la traduction », mais « une poétique du traduire ».
     En bref, un ensemble que Meschonnic dit « théorie », c’est-à-dire système d’interprétations d’une pratique (Titre de la Première partie : « La Pratique, c’est la Théorie »). On peut juger sur pièces, accepter ou refuser, crier à l’irrecevable, discuter les notes philologiques et historiques (pour la Bible), les notes philosophiques et historiques (pour Humboldt, par exemple). La pratique est là, massive.
     Le Poétique du traduire, disais-je, est une Somme. C’est aussi une histoire de la Traduction qui intervient par allusions ou par paquets, histoire critique, elle aussi, qui fait partie de la théorisation. Cicéron autant que les premiers traducteurs de la Bible, saint Jérôme et les Septante, et puis les traductions multipliées à partir de l’invention de l’imprimerie et des éclats de la réforme : Dolet et Luther, Silvestre de Saci et les versions postridentines et enfin les publications incessantes depuis quelques dizaines d’années. « Le traduire change. On ne peut pas l’empêcher de changer ». L’œil aigu de Meschonnic dissèque les tentatives, dénonce les va-et-vient vicieux entre la traduction par les sens et les pièges de la littéralisation (avec une évidente indulgence pour la pente philologique). Au centre du bûcher, cette grande naïveté de l’idéalisme moderne : la croyance en un sens profond unique et fixé dont les diverses traductions seraient des approximations honteuses. Il n’y a pas de sens unique, seulement « le rythme héraclitéen des mouvements du sujet du langage » ; ou, comme disait un mot d’Apollinaire, plusieurs fois repris, des « prosodies personnelles ».
     La Bible est donc le texte de prédilection. Mais, dans une deuxième partie intitulée « La Théorie, c’est la Pratique », Henri Meschonnic pose le comment traduire différents textes, prose ou vers. En traducteur moderne qui est aussi écrivain moderne. Car c’est la littérature moderne qui nous a appris que le texte est mouvement, qui nous a appris ce « bougé », de R. Roussel à l’Oulipo, ce jeu de vases communicants : « C’est ce qui déborde ses propres traductions, sans cesse, qui peut se dire un texte » ; et encore : « En grattant la traduction, ce n’est pas tant le texte, l’original qu’on découvre que ce qui échappe communément au traducteur : sa théorie du texte et du langage. »
     La traduction aventure personnelle : ce n’est pas le moins fascinant, que chacun de ces laboratoires de traduction soit un jalon dans l’aventure intellectuelle d’Henri Meschonnic : G. de Humboldt, père de sa pensée, fascinée par l’interprétation créatrice du langage qui opposait l’energeia à l’ergon, Kafka, qui bouleversa sa génération sous le déguisement terrorisant d’A. Vialatte, les sonnets de Shakespeare (face à Hamlet), qui défient le traducteur par le jeu du pentamètre iambique et de la paronomase (fallait-il trouver des « équivalences » dans Jodelle ou Scève ?), l’impossible du traducteur enfin, le parler quotidien de Tchekhov : l’étude est ici un hommage fervent à Antoine Vitez qui avait lu en public les traductions bibliques d’H. M. dans le temps où il traduisait lui-même La Mouette, translation qui construisait la représentation même dans un souci aigu de la littéralité du texte. Occasion pour H. M. d’écraser le travail de falsification de Marguerite Duras qui corrigeait impudemment les dialogues de Tchekhov, trop « logorrhée », à son sens ; symptôme d’une perversion constante aujourd’hui qui aplatit la culture pour n’en faire qu’une guignolade ressemblant platement à nos tristes figures. Claudel enfin, le traducteur « psalmiste », qui s’assimile rythme du corps et rythme du texte, ce qu’il appelle « l’entre-écrire, l’entre-traduire », qui devient enragé de ces textes des Psaumes qui le prennent aux reins : « Il y a quelqu’un qui m’a enfoncé les doigts aussi loin qu’il peut dans la bouche et je vomis. »
     Et, pour finir, pour donner le ton et situer l’entreprise, la traduction de Babel, texte capital puisqu’il dit le moment où la pensée humaine, par la malédiction de Iaveh, se fait langage, c’est-à-dire distinction et dispersion, Henri Meschonnic signifie cette naissance par le rythme et les marques des formes (ainsi les « blancs ») :
     « 6. Et Adonaï      dit si le peuple est un      et la langue une       pour eux tous et cela      ce qu’ils commencent à faire.
     Et maintenant      ne pourra être retranché d’eux      rien de ce qu’ils méditeront       de faire.
     7. Alors descendons      et là embabelons      leur langue
     Qu’ils     n’entendent      pas     l’un     la      langue     de l’autre
     8. Et Adonaï les dispersa      de là      sur la surface de toute la terre. »
     Livre exigeant, abrupt et débordant d’intelligence, exceptionnel assurément. On progresse durement, mais, de là-haut, la vue est magnifique. En reprenant Bohumil Hrabal, on dit : un itinéraire pour alpinistes de la pensée.

Source: http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-poetiquetraduire.html

mercredi 20 janvier 2010

Critique du rythme en poche depuis un an...


Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage

Lagrasse, Verdier, coll. "Verdier Poche", 2009, 736 p.


ISBN : 978-2-86432-565-9


Prix : 18,50 €


Présentation de l'éditeur :


Le rythme est l'utopie du sens. C'est à partir de l'absence du rythme dans le sens et du sens dans le rythme, dans notre culture du langage, que ce livre essaie de fonder une théorie nouvelle du rythme.
L'enjeu dépasse de beaucoup l'histoire et la théorie des pratiques littéraires, où la poésie reste le lieu le plus vulnérable et le plus révélateur de ce qu'une société fait de l'individu. Dans la mesure où cet enjeu engage tout le langage, il engage tout le sujet, tous les sujets, et c'est pourquoi, à travers les problèmes traversés, comme celui du rapport entre le langage et la musique, celui de la voix et de la diction ou de la typographie, à travers les stratégies analysées, de la métrique à la psychanalyse, de la linguistique à la philosophie, jusque dans ses aspects techniques, la théorie du rythme est, au sens le plus large, politique.
C'est un parcours critique des sciences humaines. Traversant leurs lacunes, ce livre esquisse une nouvelle manière de travailler leurs rapports. Dans un aller retour constant entre l'analyse des textes et la recherche des concepts, il confronte principalement les domaines français, anglais, allemand, russe, espagnol, hébreu, arabe.
Il s'adresse à tous ceux qui s'intéressent au langage. Car il déborde l'érudition pour montrer l'aventure.


Url de référence :
http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-critiquerythme.html