- Viens vite, ma chérie. J’ai pensé à toi depuis ta dernière
visite et retrouvé par miracle « l’autre » photo que j’avais avec mes
« amoureux ». Tu voulais que je te parle de l’amour il y a presque un
siècle, je vais le faire rien que pour te faire rire. Tu vois un peu ces trois
nigauds raides comme des piquets se tenant à bout de bras tout confus d’être si
nus et si proches !
- Vous n’avez pas été gâtés il est vrai que Photoshop
n’existait pas encore !
- C’était le
lendemain de la remise du diplôme et nos parents avaient offert à leurs
vaillants boursiers, une journée à la mer … en leur compagnie. C’étaient de
braves gens venant de milieux pauvres, heureux que par leur propre travail leurs enfants aient la possibilité de
« s’élever dans l’échelle sociale ».
- Mais Cora vous portiez un bikini ce n’était pas déjà la
mode !
- Tu as parfaitement raison. On avait vu les premiers dans
les films américains aux filles excitantes paradoxalement dans de pudiques scénarios. On ne trouvait
pas encore en magasin ce type de maillot deux pièces. Celui-là je l’avais dessiné
sur papier et fabriqué avec une vieille robe en coton. A la piscine, à la plage,
on portait des maillots une pièce en tissus épais. Au sortir de l’eau ces
maillots étaient très lourds et te faisaient un cataplasme glacé sur l’estomac.
J’avais eu la chance qu’un des volets de la peur de mes parents fût que je puisse me noyer, on m’avait donc appris à nager,
strictement à fins utilitaire. Mais voilà, j’aimais cela, nager.
- Mais vous pouviez vous sécher au soleil.
- La folie des bains de soleil de masse n’est arrivée qu’à
la seconde moitié du vingtième siècle. Avant l’exposition était considérée
comme dangereuse…puis tout à coup on a profité du soleil avec un plaisir tout
nouveau, il fallait que les peaux soient caramélisées, sans précaution ni
limite.
- Cora, je veux bien que vous me parliez des baignades mais
c’était « l’amour » le sujet
de notre conversation et vous me paraissez réticente…
- C’est possible que je sois encore sous l’empire des tabous
qui ont paralysé nos plus belles années. Qu’est-ce-que nous savions de l’amour
physique ? Rien. L’étude du corps humain était complètement chaste et ne
parlons pas de son fonctionnement dans ce domaine ! Il n’était pas
question de discuter avec ses parents de ces sujets gênants. Par contre on voyait
bien les résultats de l’accouplement, inévitables à cette époque où il n’y
avait aucun moyen de contraception. Nous ne connaissions de notre corps que le strict nécessaire dévoilé par des
manifestations externes et dont on ne
parlait pas. On disait alors « les parties honteuses ». Quand j’avais
eu l’audace de demander quelques renseignements à ma mère elle était devenue
toute rouge : « tu es étudiante et tu dois en savoir plus que
moi ». Point final !
- On peut aussi comprendre pourquoi on parlait souvent de « l’accomplissement
du devoir conjugal ». Il n’était pas sans risque.
- J’avais été particulièrement frappée par les quatre
interruptions médicales de grossesse subies
par ma mère. Elle avait une grave maladie de cœur. J’avais toujours l’impression
de porter la lourde charge d’être l’aînée de quatre fausses- couches !… Il
n’y avait alors qu’un seul remède : l’abstinence.
Autour de moi trois espèces de filles : les
« faciles » transformées
souvent en filles-mères qui vivaient leur liberté à leurs risques et périls,
plus ou moins rejetées par la société. Parfois victimes à vie d’avortements artisanaux. « Les
mariées trop jeunes » pour réparer
un « accident » à la vie souvent définitivement gâchée.
Restaient celles qui se mariaient vierges. Mon père m’avait
avertie « si tu reviens à la maison enceinte, je te recueillerais
avec le bébé, mais tu ne serais plus jamais ma fille » Je me souviens encore de l’effet glacial de
cette prise de position.
- Mais vous deviez flirter quand même ?
- Pour ne pas tomber dans la spirale fatale il était
conseillé de ne pas commencer des relations avec des garçons même par quelque
manifestation innocente. Trop sourire était « aguicheur » et
« on savait où ça allait mener ». D’ailleurs on s’embrassait très peu
et le matin à l’université personne ne
se livrait comme maintenant à des
rafales de bisous…
Cette photo dit tout cela.
Heureusement c’était
l’époque où la joie d’être enfin en paix
s’exprimait dans une multitude de bals en tous genres. C’était la seule
occasion de se trouver dans les bras d’un garçon. Pour moi c’était merveilleux,
collée contre un corps chaud et vibrant dans un tango passionné. J’ai beaucoup
dansé…
- C’était quand même bien maigre comme satisfaction et vous
deviez rester sur votre faim.
- Pour celles qui s’éprenaient
d’un étudiant il fallait attendre qu’il soit en mesure d’assumer une famille.
D’où de longues et pures fiançailles avec la conscience cruelle que le meilleur de la jeunesse était à jamais perdu. Mais on nous assurait à cette à
époque bénie d’après guerre que nous avions un bel avenir et que notre vie serait longue. Quel optimisme ! Tiens je pique une colère rétrospective devant
tant de bêtise
Rien de rien on
savait ! Et les trois benêts de la
photo illustrent parfaitement cette époque idiote d’ignorance totale sur
le sexe, son importance, l’art et la manière de s’en servir !
- Mais vous étiez amoureuse quand même ?
- Bien sûr. Nous étions les championnes de « l’amour
platonique ». Il fallait bien « fixer » tous nos élans et nous avions des passions partiellement libératoires, aussi délirantes
qu’inoffensives. Chez moi les attachements passionnés allaient de Georges
Marshall et Jean Louis Barrault à Einstein et au Dalaï Lama !! On étudiait,
on brodait, on faisait de la musique, de la danse, un peu de sport ( pas
trop d’extravagances, les filles) ! On lisait des romans essayant de
neutraliser nos hormones exigeantes dans un délire d’activités compensatoires.
Tout cela dans l’attente de la « révélation ». Celle d’un
accomplissement rêvé, trop rêvé. Chez celles qui ne restaient pas
définitivement vielles filles, le mariage apportait pour beaucoup de cruelles
déceptions. Heureusement, oui heureusement pour cet état de fait, le divorce
était très rare et on « s’accommodait » sagement… ou pas, gardant
pour soi la douleur du fiasco.
- Dites-donc Cora vos souvenirs ne sont pas très gais.
- Au contraire, Petite. Finalement nous avions de longues
adolescences irresponsables et après, parfois, de belles surprises...Je me réjouis de
l’évolution des mœurs et de leur libération. Je ne suis pas de ceux qui pensent que tout
est maintenant parfait dans le domaine de l’amour mais vous êtes renseignés,
avertis, libérés, protégés et je veux l’espérer maitres de votre destin.
Je sais que la condition féminine peut
encore beaucoup s’améliorer mais ce que
je t’ai raconté peut te donner une idée
des progrès accomplis. A cette époque de suprématie masculine où « ce sont
les femmes qui font et défont les ménages » où leur corps ne leur appartenait pas, où on venait tout récemment
d’en faire des citoyennes en leur accordant le droit de vote… .
Tous ces changements j’ai eu, par chance, le temps d’en
profiter dans le courant de ma longue
vie.
J’ai aimé, j’ai été
aimée et j’ai donné le jour à trois merveilleux enfants.
- Je parie que vous êtes encore amoureuse, n’est-ce pas ma
chère Cora ?
-Quelle curieuse ! Maintenant, ma boucle est bouclée.
Je suis arrivée à cette dernière étape de ma vie où seuls palpitent encore avec
les souvenirs des rêves, mais des rêves très tendres.
Si tu veux tout savoir même si le corps n ‘est plus que
ruine un cœur n’est jamais desséché.
Mais ne perds pas ton
temps avec moi, ton amoureux t’attend.