Le monde d'après l'Amérique...
Dans son ouvrage Le nouveau XXIe siècle, l'économiste Jacques Sapir analyse le déclin de la puissance américaine et le retour en force des souverainetés nationales sur la scène mondiale.
Il y eut un XXe siècle bipolaire, partagé entre le communisme et le capitalisme occidental d'influence américaine. A la chute du bloc soviétique, on a cru quelques années à l'émergence d'une hégémonie américaine, aussi bien économique et militaire que politique.
Et puis le grain de sable de la crise des marchés asiatiques de 1997 est arrivé, grippant la régulière ascension de l'empire américain vers le trône mondial. Car en balayant le château de sable des spéculations asiatiques, l'explosion de la bulle a aussi démontré l'incapacité des Etats-Unis à contrôler le libéralisme financier qu'ils ont initié.
La leçon a été dure pour les économies asiatiques (Malaisie, Indonésie…) ou sud-américaines (Argentine, Brésil…), mais aussi pleine d'enseignements : les Etats-Unis ne pouvant pas grand-chose pour eux, inutile de laisser l'Amérique gérer leurs affaires intérieures à coup de politiques monétaires.
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FMI et Banque mondiale, annexes de la Maison Blanche
C'est là le point de départ du livre de Jacques Sapir, professeur d'économie à l'EHESS et spécialiste de la Russie, Le nouveau XXIe siècle, du siècle américain au retour des nations. Et de développer son analyse de la chute de l'Amérique, décrivant un FMI et une Banque Mondiale à la botte du pouvoir politique de Washington, une politique étrangère de l'Amérique triomphante toute tournée vers la promotion d'un libéralisme financier sans limite, l'usage d'une force militaire dans un but économique et « civilisationnel ». Cette époque et ces stratégies semblent révolues.
A l'entendre, les économies nationales ne font plus confiance au dollar et rétablissent le contrôle des changes, la communauté mondiale ne fait plus front uni derrière des Etats-Unis soupçonnés de partir en guerre pour des raisons passés sous les traits de moins en moins convaincants du « droit de l'hommisme ».
On trouvera entre autres dans ce livre une analyse rare de la Russie et la Chine, vus comme des «grands frères» régionaux vecteurs de stabilité dans des régions où l'ingérence américaine tenait lieu d'évidence. Avec cette montée en puissance de nouveaux géants, c'est tout l'occidentalocentrisme qui est remis en cause, tant du point de vue économique et politique que de celui des valeurs. Et avec lui, tout un système institutionnel. Les cartes bougent, l'avenir dira qui aura su les saisir. Pour les Etats-Unis en tout cas, les dés semblent jetés, puisque comme le rappelle Jacques Sapir, «l'histoire ne repasse pas les plats».
EXTRAIT
"Le tournant irakien
Le tournant opéré par l'administration Clinton en ce qui concerne le Kosovo va se traduire par un accroissement de l'importance de l'option militaire dans la politique américaine, associé à un renforcement des liens avec la Grande-Bretagne.
L'option militaire se déploie dans des bombardements en Irak en 1999 et 2000, une attaque contre une usine soudanaise soupçonnée de produire des armes de destruction massive, et en général un renforcement de la visibilité du dispositif militaire américain. Le changement dans la relation entre hard power et soft power par rapport aux années 1992-1997 devient de plus en plus évident. Il s'accompagne d'un changement politique tout aussi important. En 1990-1991, la diplomatie américaine cherchait (et réussissait) à construire des coalitions dépassant significativement le cercle des pays qui sont des «obligés» des États-Unis.
À partir de 1999, le couple États-Unis/Grande-Bretagne devient le pivot d'une politique plus militarisée, au détriment de la capacité à constituer une large alliance. Par dessein ou par constat, les États-Unis abandonnent de fait leur stratégie d'hégémonie globale au profit d'un système d'alliance qui est incontestablement plus réactif, mais politiquement beaucoup moins significatif et surtout beaucoup plus orienté vers la logique militaire. Quant au gouvernement de Tony Blair, peut-être fit-il à l'époque le pari qu'un «empire» sans expérience ni traditions impériales aurait besoin de la Grande-Bretagne, et de sa connaissance particulière de ce mode d'exercice du pouvoir. C'est donc moins dans une logique de solidarité «atlantique» que dans celle d'une volonté de cogestion impériale qu'il faut lire le tragique alignement de Londres sur Washington à partir de cette période, processus qui mentalement rejette de fait la Grande-Bretagne hors de l'Europe pour plusieurs années.
Cette évolution de la politique américaine a donc commencé avant l'arrivée au pouvoir de George W. Bush et des neocons. Elle a été mise en place par le personnel de la même administration qui avait tenté de construire le cadre d'une domination hégémonique à travers les instruments du soft power. On peut donc penser qu'elle traduit une première réaction devant l'érosion de l'hégémonie exercée entre 1991 et 1997. Pourtant, cette évolution n'est pas encore un abandon complet du projet stratégique que la dissolution de l'URSS avait mis à l'ordre du jour. Il s'agit, probablement, d'une tentative de «reprendre la main» après la défaite symbolique que représenta la crise financière de 1997-1999 et l'incapacité des États-Unis et des organisations qu'ils hégémonisent à contrôler le processus.
On peut d'ailleurs constater que certains des acteurs de la politique étrangère américaine défendent à cette période une ligne de compromis sur certains thèmes, comme dans le cas des relations avec l'Iran. Si l'on suit Evgueni Primakov (et il ne fut pas démenti), en 1999 Madeleine Albright envisageait la possibilité d'un dialogue avec l'Iran.
On peut en déduire l'existence d'un équilibre résiduel et fragile dans les représentations des responsables américains à cette époque. L'administration de George W. Bush a rompu le fragile équilibre de la politique américaine des années 1998-2000. Elle a commencé à le faire, on l'oublie, avant le 11 septembre 2001, puisque dès son élection le président américain a commencé à évoquer le reniement du traité sur les armes anti-missiles, ou traité ABM, qui était pourtant un des piliers du dialogue stratégique avec la Russie.
Les tragiques attentats du 11 septembre n'ont pas fait rupture. Ils étaient prévisibles depuis les attaques perpétrées en 1998 par Al-Qaïda contre les ambassades américaines en Afrique subsaharienne (Nairobi et Dar es-Salaam), et les services de renseignement américains avaient d'ailleurs lancé une alerte générale dans l'été 2001. Que ces services aient commis l'erreur de ne pas intégrer à leur plan d'alerte la possibilité d'une attaque sur le territoire même des États-Unis (en dépit d'une première tentative terroriste contre le World Trade Center dans les années 1990) fait hélas partie des imperfections inévitables du renseignement et de son usage stratégique. Il n'y a que dans les romans que les indices conduisent inévitablement aux bonnes déductions…
L'attaque de l'Irak en 2003 s'inscrit en un sens dans la logique de l'action au Kosovo en 1999. Elle porte cependant en elle une spécificité dans la radicalisation du recours à la force et du discours visant à la légitimer.
Là où le Kosovo était la tentative d'une administration américaine fondamentalement acquise à un projet global d'hégémonie de retrouver son équilibre après le choc de la crise financière de 1997-1999, l'intervention en Irak témoigne d'une mutation du projet américain. En ce sens, il y a rupture qualitative entre l'administration Clinton finissante et l'administration Bush, surtout après les attentats du 11 septembre 2001. La victoire des néoconservateurs et la montée de ce que l'on a appelé l'isolationnisme interventionniste providentialiste américain constituent une rupture avec le cadre de représentations et d'interprétations qui s'était mis en place après 1991.
Les attentats de 2001 ont été ici à la fois un détonateur et un instrument. Leur dimension spectaculaire a certainement joué un rôle majeur dans la diffusion au sein de la population américaine du sentiment d'une nouvelle vulnérabilité qui habitait les élites depuis la crise de 1998. En même temps, l'instrumentalisation de ces attentats par l'administration Bush et la mise en scène de la «psychose de l'anthrax» dans les semaines qui suivent, en dépit de doutes qui se firent rapidement jour sur le lien entre l'Irak et les lettres contaminées qui ont entraîné la mort de onze personnes, ont permis de justifier et de faire accepter un basculement politique majeur.
On a oublié, en raison de l'importance des événements en Irak après l'invasion américaine, le rôle que jouèrent les lettres contaminées à l'anthrax dans la création d'un consensus autour de la politique néoconservatrice aux États-Unis. Pourtant, en novembre 2002, Tom Carey, qui fut l'inspecteur du FBI en charge de cette affaire d'octobre 2001 à avril 2002, déclarait: «Ce que je voudrais dire est que l'information qui conduisit les inspecteurs spécialistes [weapons inspectors] et d'autres à suspecter une connexion avec l'Irak était
fausse.»
Il n'en reste pas moins que l'administration Bush a pu utiliser au mieux le climat ainsi créé. On assiste en effet à trois décisions importantes à la suite des attentats et des «lettres à l'anthrax».
La première est l'énoncé d'un «axe du Mal» comprenant l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. Il faut signaler qu'aucun de ces pays n'est lié dans les faits ou l'idéologie avec Ben Laden et son mouvement. Cependant, pour la première fois dans leur histoire, les Etats-Unis identifient publiquement des pays comme des ennemis sans être légalement en guerre contre eux. Cela constitue une «innovation» majeure dans le discours politique et diplomatique international, mais c'est aussi en partie un acte en apparence irrationnel, car au moins un de ces pays (l'Iran) est en état de quasi-guerre avec les Talibans qui hébergent Ben Laden. La désignation sans raison valable de l'Iran comme un des membres de «l'axe du Mal» a certainement contribué à y renforcer les courants conservateurs.
La deuxième est la réduction des libertés publiques aux États-Unis à travers le Patriot Act et la suspension des règles de droit qui en découle, et que l'on observe dans le cas des détenus de Guantanamo. Ce faisant, les États-Unis montraient que leur attachement au droit était instrumental. La défense des libertés démocratiques n'a sa place que si elle peut affaiblir un adversaire. Elle cesse d'être un principe d'action si tel n'est pas le cas. Le Patriot Act et ses mesures qui vont de l'invasion de la sphère privée des individus aux pressions mesquines ne renforce pas la sécurité des États-Unis, mais contribue à détruire la légitimité du discours sur les droits de l'homme qu'ils prétendent tenir.
La troisième est une réévaluation du lien unissant les États-Unis à leurs alliés. Les attentats du 11 septembre 2001 auraient logiquement dû impliquer une réponse de l'OTAN, un pays membre étant attaqué sur son territoire. Par ailleurs, dans les heures qui suivirent l'attaque, la Russie offrit son soutien. Or, au lieu de mobiliser les accords existants et d'en créer de nouveaux, ce qui eût pu être l'occasion de transformer l'OTAN en une réelle organisation de sécurité collective en y intégrant la Russie, le gouvernement américain affirma rapidement sa doctrine «La riposte définit l'alliance», indiquant ainsi sa volonté de ne pas avoir à respecter des engagements antérieurs. Cette décision était lourde de sens, même si sa signification ne fut pas immédiatement perçue. Elle indiquait que les autorités américaines entendaient mener l'ensemble des opérations à leur guise. En fait, c'est toute la théorie des «guerres de coalition» que les dirigeants américains semblent alors avoir oubliée, ainsi que l'indiquait un article prophétique paru dans la revue du US Army War College en 1997.
On était en réalité très loin de la démarche adoptée en 1990-1991 dans la préparation de l'opération «Tempête du désert» contre l'Irak. Ce refus de partager le processus de décision a lourdement pesé sur le résultat des opérations en Afghanistan. Si les Talibans furent assez facilement expulsés de Kaboul et du nord du pays, avec l'aide tant de la Russie que de l'Iran, les États-Unis s'avérèrent incapables de construire une solution politique pour l'après-Talibans.
Cela ne résulte pas seulement du fait que rien, dans la stratégie américaine, ne préparait les responsables à la tâche difficile du state-building. En poussant la solution politique représentée par Hamid Karzaï, c'est-à-dire en sacrifiant la possibilité d'une unité réelle entre les forces anti-Talibans au profit d'un homme qui, émigré depuis des décennies aux États-Unis, y avait tissé des liens importants avec les compagnies pétrolières, les États-Unis ont sacrifié le long terme pour des avantages immédiats. Ceux-ci vont rapidement se révéler illusoires, compte tenu de l'instabilité qui se développera après les dix-huit mois de relative euphorie qui ont suivi la victoire.
De fait, la situation militaire et politique s'est dégradée en Afghanistan à partir de 2005. L'échec de la solution politique américaine a contribué à redonner une légitimité aux Talibans. La multiplication des attentats et des enlèvements, qui pour les premiers frappent désormais de manière régulière Kaboul, montre l'ampleur de l'échec. Pour y faire face, les États-Unis renforcent l'option militaire. Mais, faute de moyens humains, ils sont condamnés à multiplier les bombardements aériens. Or, ces derniers entraînent un flot croissant de victimes civiles, rendant les forces anti-Talibans chaque jour plus odieuses à une fraction grandissante de la population afghane.
Georges Clemenceau avait eu une phrase que l'on cite souvent comme l'un de ces bons mots dont l'homme a peuplé l'histoire politique de la IIIe République, en oubliant qu'elle contenait une profonde vérité: «On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus.»
marianne
Samedi 15 Mars 2008 - 00:06
Jérôme Sage
J'en parlerai plus tard, joli bouquin, meme si on est libre de ne pas adherer au propos souverainiste de l'auteur, ni à son coté philorusse, c'est limpide intelligent et plein de bon sens
Une analyse fine de l'avortement de l'Empire Américain , loin des fantasmes, et des problemes conjoncturels de presidence sotte.
peu rejouissant sur l'avenir de la post modernité incarnée par l'europe, mais on peut le faire mentir.