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Falkland Road / Mary Ellen Mark

Putla, a thirteen-year-old prostitute, with a Gold Necklace, Bombay, 1978
© Mary Ellen Mark

D’abord, le chatoiement des couleurs. Le rouge des étoffes s’embrase sur le bleu électrique des murs. Des corps graciles ou voluptueux, la peau ambrée. Des belles indifférentes, lascives, nonchalamment languissantes. Des visages au regard noir, mélancoliques. Ce pourrait être l’envoûtement des pays lointains, un phantasme sensuel, charnel, épicé. C’est Falkland Road, rue grouillante de Bombay où s’entassent les bordels, où le ventre des femmes se monnaye pour quelques roupies.
A chacun de ses voyages, Mary Ellen Mark arpente Falkland Road, tente de photographier, de se mêler à la vie agitée de la rue. Elle se heurte à l’hostilité des clients et des femmes, jets d’ordures, seaux d’eau. Elle y retourne à plusieurs reprises, sans succès. En 1978, elle parvient enfin à apaiser l’agressivité, attiser la curiosité, apprivoiser les prostituées, peu à peu. Travestis. Prostituées de tous âges. Filles enlevées et vendues aux “madames” des bordels. Adolescentes de familles misérables, vendues par leur mère. Beaucoup sont encore des enfants. Elle rencontre les filles des rues, les plus libres, qui travaillent sans proxénètes, mais se font voler ou battre par leurs amants, des pickpockets le plus souvent. Elle fait la connaissance des “filles des cages” qui appâtent le client à grand renfort d’obscénités. Elle pénètre les secrets des maisons closes, où les enfants cohabitent dans la corruption du bordel, où les mères maquerelles, à la fois maternelles et tyranniques, règnent en maître.
Les images sont très crues, comme celles des filles avec leurs clients, elles montrent et dénoncent la misère insoutenable. Il s’agit bien d’un reportage sur la prostitution, mais au-delà du témoignage, Mary Ellen Mark confère une dignité à ces prostituées par le regard qu’elle leur porte et l’intérêt qu’elle leur accorde. Elle sait jouer la carte sensible sans jamais toutefois céder au misérabilisme, à la condescendance.

Munni is 15 years old, Falkland Road,
Bombay, 1978. © Mary Ellen Mark
Les prostituées apparaissent comme des idoles dérisoires, tout droit sorties de miniatures d’un Kama-Sutra cauchemardesque, à la fois sublimes et pathétiques. Comme le dit Munni, une petite prostituée de quinze ans : “Le nom tatoué sur mon bras est la seule chose que j’emporterai dans la mort.” Sur la photo, elle incarne le dénuement. Une adolescente menue, nue et trempée, vulnérable, pose devant un mur décrépi. Sur le mur, on devine un robinet : elle vient de se laver. Les mains jointes devant son pubis – on peut être putain et pudique – elle ne porte qu’une fine chaîne autour du cou, un mince bracelet, un tatouage sur son bras gauche.
Chaque photographie donne à voir son mutisme et son secret, se découvrant ainsi comme un seuil perpétuel pour le regard, une ouverture vers un champ du possible tacite mais présent dans l’image. On comprend alors que chacune d’elles renferme un drame qui se joue et se noue. Ces femmes qui n’ont rien d’autre que leur corps, qui sont des entrejambes à louer, ces femmes qui ne sont rien acquièrent une identité, une réalité humaine concrète et bouleversante. Parce qu’on connaît maintenant un peu de leur histoire et de leur condition.

(Extrait mon introduction au Photo Poche Mary Ellen Mark)

A lire/à voir : 
FALKLAND ROAD: PROSTITUTES OF BOMBAY
1981, Alfred A. Knopf, New York
2005, Steidl, Gottingen, Allemagne

Copies conformes

Daguerréotypes

© Diane Arbus / © Roger Ballen

© Mary Ellen Mark / © Jane Evelyn Atwood


Le daguerréotype est plus que le miroir, il est le calque de l'objet.
Eugène Delacroix, in La revue des deux mondes, septembre 1850.

Il faut vous dire que nous étions jumeaux, le défunt et moi. Et un jour, on nous a mêlés dans le bain, alors que nous n’avions que deux semaines, et un de nous a été noyé. Mais nous ne savons pas qui. Les uns croient que c’était Bill. D’autres pensent que c’était moi.
Mark Twain, Une interview, in Loto Leaves, 1874.

La thématique du double, plus précisément ici de la gémellité, est une constante dans l'histoire de la photographie plus que dans tout autre art visuel.
L'image photographique est souvent considérée comme miroir du réel. Elle est immanquablement un indice, trace irréfutable attestant de l'existence tangible de son objet (elle le montre de l'index : il a bien fallu qu'il soit là, qu'il y passe, qu'il y ait contiguïté physique). Cependant, s'il y a adhérence au réel (par son indicialité même), il n'y a pas pour autant mimesis : si elle est invariablement seconde, la photographie n'est toutefois pas une duplication du réel, elle n'est est que la trace. Et même si nous sommes constamment tentés de la considérer comme un miroir (je ne crois que ce que je vois ?), la photographie, qui entretient l'équivoque, ne réfléchit pas si bien qu'elle le laisse croire. Aussi, quand elle traite de gémellité, ce sentiment de réversibilité, d'excès de redondance du double (dans l'image et par l'image) se renforce. La photographie fait alors double jeu / double je.

Mary Ellen Mark / Diamond Settles, New York, 1993.

© Mary Ellen Mark


We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness. That to secure these rights, Governments are instituted among Men, deriving their just powers from the consent of the governed, That whenever any Form of Government becomes destructive of these ends, it is the Right of the People to alter or to abolish it, and to institute new Government, laying its foundation on such principles and organizing its powers in such form, as to them shall seem most likely to effect their Safety and Happiness.
The declaration of Independance, July 4, 1776.


Une odyssée américaine
Le parcours de Mary Ellen Mark à travers le territoire des Etats-Unis. Ces trente années de photographies rassemblées dressent un état des lieux, celui d'un pays où les valeurs d'égalité entre les hommes, de droit à la sécurité et à la recherche du bonheur ont cédé le pas à l'individualisme forcené et à la cupidité de la société de consommation.
Alors, le rêve américain (le mythe, nouveau monde contre l'ancien, nous taraude toujours insidieusement), l'idéal de l'American Way of Life (champ des possibles, égalité des chances, prospérité par le travail, symboles de réussite capitalistes, maison, voiture et panoplie électroménagère), s'épuisent et se désagrègent lentement, image après imageIci, c'est le soir d'Halloween. Dans cet asile pour nécessiteux du Bronx, pour la petite Diamond, sirène de pacotille inquiète et penaude, le rêve américain et les illusions semblent définitivement relégués dans cette salle de bain minable, entre le balai et le rouleau de papier toilette. Dans cette odyssée américaine, les laissés-pour-compte, prostituées ou familles misérables côtoient les retraités de Floride comme les concours de danse et leurs tenues tape-à-l’œil. Inégalités manifestes et révoltantes. Détresse contre paillettes. Poudre aux yeux.
Soudain transparaît l'imposture, l'envers du décor de carton-pâte. Et le rêve vacille.

Mary Ellen Mark / Usman avec son fils, Jumbo Circus, Bombay, 1992

© Mary Ellen Mark

Un nain au maquillage de clown, petit chapeau vissé sur la tête, les pieds extraordinairement minuscules, passe devant l'objectif. Dans ses bras, un petit enfant gras, à demi nu, les yeux cernés de kohol, pose doucement sa main sur la joue de l'homme (la légende nous l'apprend, c'est son père). Derrière lui, incertain, tout au fond, ce qui semble être un chapiteau rapiécé. Entre le chapiteau et l'homme, un chemin, pas très long, mais un chemin malgré tout. Et l'on comprend que l'homme a parcouru tout ce chemin. Et il est si étonnamment chétif, tordu, fragile. Pourtant, il porte délicatement, tendrement, l'enfant déjà lourd, l'enfant beau comme une idole, son enfant qui est si singulièrement son exact contraire, qui semble si lourd à ses bras et qui rend encore plus outrée la difformité du père.

Extrait de mon introduction au Photo Poche Mary Ellen Mark (n°96), Nathan, Paris, 2002.