Le Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris de la rue de Madrid, proposait jeudi dernier un magnifique programme de musique contemporaine, avec deux création françaises d'Enno Poppe et une création mondiale de Lucia Ronchetti. Deux ensembles de tout premier rang étaient convoqués pour l'occasion : les Neue Vocalsolisten Stuttgart pour les voix, et l'ensemble 2e2m pour les instruments. Je doix confesser qu'il m'a rarement été donné d'assister à un concert de musique contemporaine aussi plaisant, tant dans l'ambiance chaleureuse et vive du côté des musiciens comme du public, que dans la prouesse musicale et scénique de haute volée de la part des interprètes.
Pour commencer sous les meilleurs auspices, le concert commençait avec la musique de Claude Vivier. Cela ne pouvait que me réjouir, car Claude Vivier est décidément un de mes compositeurs de prédilection depuis que j'ai découvert sa musique. Je m'aperçois d'ailleurs que j'ai fait peu de chemin dans la découverte de son oeuvre, peut-être car je prends le temps de découvrir ses chefs-d'oeuvre au hasard des circonstances. C'est une joie immense que de se laisser choisir par la musique, plutôt que d'aller sans cesse vers elle. Or la musique de Claude Vivier, que je n'ai jamais cherché à connaître de moi-même, s'impose à moi de manière naturelle, à intervalles réguliers. Comme si au travers du flot incessant d'informations dont je suis abreuvé comme tout un chacun, cette musique parvenait à s'immiscer dans mon esprit de manière insistante pour me rappeler le bonheur qu'elle me procure. Avec ce sentiment étrange que je deviens un logis pour elle, et que si pour ma part je trouve un grand bénéfice émotionnel et humain à en faire l'expérience d'écoute, la musique de Claude Vivier semble réciproquement s'installer en moi avec une franchise déconcertante.
Claude Vivier est né le 14 avril 1848 à Montréal, de parents inconnus. Il a été adopté à l'âge de deux ans. A 13 ans, il fréquente des pensionnats dirigés par les Frères Maristes, une communauté vouée à la formation de jeunes garçons à la prêtrise. A l'âge de 18 ans, on lui indique de quitter le noviciat, et il s'inscrit au Conservatoire de Musique de Montréal. Il prend alors des cours avec Gilles Tremblay, le fameux compositeur et pédagogue canadien né en 1932, qui a côtoyé notamment Varèse, Messiaen et Pierre Schaeffer. Gilles Tremblay compose une musique très poétique, qui puise souvent son inspiration ailleurs que dans le monde purement sonore : vagissements d'un bébé, mouvement de la mer, rotation des saisons etc. Et surtout il développe le concept d'une musique mobile non seulement dans sa forme mais dans son articulation, toutes choses qui seront d'une importance capitale dans la formation de Claude Vivier. Celui-ci dira d'ailleurs être né trois fois : une fois en 1948, une fois en 1968 auprès de Gilles Tremblay et une dernière fois en 1972 auprès de Stockhausen (à Cologne).
En 1974 il revient à Montréal et commence à sa faire connaître à la Société de Musique Contemporaine du Québec, puis en 1976 il entreprend un long voyage initiatique en Extrême-Orient. Commence alors une longue période de création acharnée, au cours de laquelle il compose une cinquantaine d'oeuvres, jusqu'à sa mort brutale en mars 1983 à Paris, où il est sauvagement poignardé par un jeune homme, prétendu amant (qui sera condamné pour ce meurtre).
Deux mois avant sa mort, il laissait cette lettre à son amie Thérèse Desjardins :
"Je dois composer d'arrache-pied, donner aux êtres humains une musique qui les empêchera une fois pour toutes de faire la guerre. Une phrase me revient à l'esprit : "C'est ma propre mort que je célébrerai". Je ne sais pourquoi, il me semble que je veuille vaincre la mort sur son propre terrain, la rendre libératrice de l'être ouvert sur l'éternité. Donner aux humains une telle musique que leur conscience débouche directement sur la mort, sans payer un tribut au vieux Passeur de l'Achéron !".
La pièce que nous avons entendue jeudi s'intitule Love Songs. C'est une oeuvre a capella pour six voix de 1977 (donc d'avant sa période spectrale qui commence à partir de 1980), commandée par une compagnie de danse d'Ottawa.
C'est une oeuvre qui mêle dans des langues aussi diverses que le latin, l'anglais, le français ou l'allemand, les histoires d'amour archétypales de Tristan et Iseult, de Roméo et Juliette et d'autres, à des histoires plus intimistes d'enfant seul ou de personnes dépressives. Très fortement théâtralisée, la pièce nécessite que les chanteurs passent de l'éclat de rire aux larmes, du cri intempestif aux ronronnement délicat. La dramaturgie les mène tour à tour à s'isoler face au groupe, des couples se font et se défont de manière très caractérisée, soit par unification de la langue où par de subtils dialogues musicalisés, et les histoires personnelles de chacun s'imbriquent en autant d'interactions donnant lieu à différentes séquences paroxystiques.
Il va sans dire qu'un tel spectacle est pleinement jubilatoire. L'art occidental trouve là un aboutissement, il atteint une sorte de quintessence. Les chanteurs en pleine possession de leurs moyens s'en donnent à coeur joie, se coupant les paroles les uns les autres, ou au contraire déroulant le tapis sur lequel chacun va s'engager, dans une sorte d'allégresse communicatrice. L'intelligence de la forme et la justesse de la construction musicale, permettent aux chanteurs de se déployer et d'utiliser tout leur savoir-faire, dans une musique qui reste excessivement rigoureuse, pour donner l'illusion d'une sorte d'improvisation amusée.
Avec Enno Poppe, on entre dans un autre univers. La découverte de la musique du compositeur à la radio, il y a deux ans peut-être, a été un choc réel pour moi. C'est un des très rares compositeurs que j'ai écouté en boucle pendant un moment. J'étais fasciné par les sonorités complètement nouvelles qu'il proposait. Surtout que je ne savais rien sur lui, et qu'il me semblait être totalement inconnu, ce qui est moins vrai aujourd'hui. Sa musique pour piano, en particulier, me mettait à genoux. Je n'y comprenais rien. Des déferlements de notes, des empilements jusque-là inconnus, des sonorités exponentielles, avec des effets de brouillage harmonique pour lesquels je me serais damné.
Je conseille de lire à son sujet mon billet précédent, qui reprend les propos qu'il a tenus au Cdmc cette semaine. Ce que je retiens en premier, c'est bien évidemment les premiers mots de Martin Kaltenecker disant qu'on ne peut rien dire sur la musique d'Enno Poppe. En effet, voilà un compositeur qui ne suit aucun modèle, qui ne développe aucune théorie, qui ne s'appuie sur aucun concept pour élaborer sa musique. A partir de là il est difficile de détacher des points de repère, comme chez Messiaen avec l'ornithologie, comme chez Stockhausen avec sa conception particulière des interprètes musiciens, ou encore chez Lachenmann et sa musique concrète instrumentale, pour ne citer que ces exemples. Parler de la musique d'Enno Poppe est très peu satisfaisant, et rien ne peut remplacer l'écoute, je dirais même l'expérience de l'écoute.
Disons simplement qu'à la base du travail d'Enno Poppe il y a tout de même les mathématiques, au travers des algorithmes, qui lui fournissent des "modèles" très complexes pour élaborer de nouvelles formes, par exemple un algorithme qui permet de modéliser la croissance d'une plante. Les mathématiques s'effacent néanmoins de plus en plus dans son processus de composition, au profit du matériau musical ; c'est-à-dire que la matière elle-même devient suffisante pour explorer de nouveaux territoires. D'autre part Enno Poppe concentre beaucoup son travail et ses "recherches" sur l'utilisation des micro-intervalles, qui divisent le spectre sonore en unités beaucoup plus petites que le ton et le demi-ton (les notes sont pensées en termes de fréquences). Les micro-intervalles sont très difficiles à manipuler, générant de nombreuses contraintes harmoniques et mélodiques, et posant d'extrêmes difficultés d'intonation. Enfin, Enno Poppe met à l'épreuve des systèmes musicaux, en les portant au maximum de leurs contradictions et de leurs tensions, pour les amener jusqu'à leur point de rupture. Il y aurait bien sûr beaucoup d'autres choses à dire sur Enno Poppe, mais ce sont là les quelques éléments qui me paraissent fondamentaux.
Enno Poppe est né en 1969 en Allemagne. Il étudie la composition avec Gösta Neuwirth (autrichien né en 1937). Il étudie la synthèse sonore et la composition algorithmique à Berlin. Il obtient de nombreux prix à partir de 1992. En 1996 il effectue un séjour à la Cité Internationale des Arts de Paris. Il est maintenant professeur de composition à Berlin et donne des cours de composition à Darmstadt.
Deux pièces d'Enno Poppe étaient jouées au concert :
La première Drei Arbeiten pour baryton, cor, piano et batterie, écrite en 2007, est un air tiré de son opéra en construction "Arbeit Nahrung Wohnung" sur un livret de Marcel Beyer.
J'ai été un peu surpris par cette pièce, dont l'instrumentarium vraiment peu habituel et l'utilisation qu'en fait Poppe m'ont fait penser à une sorte de jazz complètement halluciné, survolté. C'est surtout la partie de piano qui m'a le plus impressionné. C'est une écriture dont je ne sais trop que dire sinon qu'elle est immédiatement reconnaissable. C'est très rapide et très précis, c'est magique. En ce qui concerne le chant, je n'ai pas été réellement convaincu mais j'ai l'impression que l'idée du vibrato excessif n'a pas fonctionné. C'est typiquement le genre de pièce déstabilisante sur laquelle il est impossible d'avoir un avis sans la réécouter, et dès que j'en aurai l'occasion je le ferai !
D'après le compositeur dans la note programme, Scherben suit une chaîne rigide exécutée strictement, c'est-à-dire qu'au départ on trouve un processus à l'intérieur duquel les règles le mènent tout naturellement vers sa propre résolution. Il ajoute qu'à la fin, soit on considère que la pièce tombe en ruine, soit qu'elle atteint sa plus haute consistance. Je ne sais si je penche plutôt pour la seconde solution, mais il me semble que la pièce gagne fortement en consistance au fur et à mesure de la pièce et que, si le début travaille sur de l'infinitésimal, en revanche à la fin les forces sonores se déchaînent. Peut-être ce déchaînement laisse place à de la poussière, c'est à chacun de voir, et d'aller écouter la fascinante musique d'Enno Poppe.
Au cours de ce concert au CRR de Paris, était présentée en création mondiale la nouvelle oeuvre de Lucia Ronchetti. Cette compositrice italienne est née en 1963. Elle a étudié avec Sylvano Bussotti (le grand provocateur opératique), Salvatore Sciarrino et Gérard Grisey. Elle compose ses premières oeuvres importantes à partir des années 1990 : beaucoup d'opéras de chambre, de musique pour petit ensemble avec ou sans électronique, et d'opéras radiophoniques.
Le Voyage d'Urien, composé en 2008 sur des textes tirés d'André Gide (Urien) et de psychiatres français du XIXè siècle, est une sorte de théâtre musical, visant à relier sur scène les deux ensembles Neue Vocalsolisten Stuttgart et 2e2m, sous forme de personnages. Chaque personnage est formé par un couple chanteur/instrumentiste et disposé sur la scène : Le contre-ténor avec l'alto, la soprano avec la trompette, le ténor avec le saxophone, la basse avec le violoncelle, le baryton avec le cor, et la percussion seule au centre, alter-égo du chef d'orchestre. Je vous laisse imaginer la palette compositionnelle qui s'ouvre ainsi, à la fois en termes de synthèse de timbres mais aussi en termes de caractérisation des personnages.
Les personnages, qui sont-ils ? Des malades psychiatriques en état d'errance, ayant un besoin de fugue compulsif, des vagabonds un peu fous qui ont fait l'objet d'études par des psychiatres (Colin, Courbon, Tourette etc.) dans le domaine des "maladies mentales transitoires". Ces "voyageurs aliénés", comme les apelle Lucia Ronchetti, ce sont par exemple S., une femme âgée étudiée par MM. Benon et Froissart en 1908 et représentée par le ténor/saxophone ; ou Nichette, une femme observée par Janet en 1898 et représentée par le soprano/trompette. Il y a aussi Urien, qui erre dans la mer des Sargasses, au baryton/cor.
Lucia Ronchetti
Les textes alternent des soli et des tutti. Les soli, c'est quand un malade exprime son mal. Par exemple : "je ressens d'abord comme un tressaillement, puis une contraction nerveuse générale ; la tristesse s'empare de moi, un profond dégoût de tout ce qui existe, et je pars". Les tutti, ce sont les commentaires des médecins. Par exemple : "Albert éprouve, nous dit-il, une impulsion irrésistible de marche avant l'accès qui le force à partir. Son caractère change, il devient morose et taciturne, il éprouve un violent mal de tête accompagné de sueurs profuses, il a des bourdonnements d'oreilles, des étourdissements et un tremblement nerveux qui le force à marcher".
Lucia Ronchetti a composé avec Le Voyage d'Urien une pièce tout à fait intriguante, et surtout très originale.
Il faudrait parler du sujet, d'abord. Le sujet est extrêmement important, lorsqu'on sait qu'aujourd'hui une bonne partie des oeuvres vocales scéniques sont encore basées sur des sujets éculés qui ne sont que des poncifs de l'opéra. Prendre pour texte des écrits de psychologues du 19è siècle est une très belle idée, d'autant plus qu'elle vient à l'appui d'un récit énigmatique d'André Gide, auteur peu couru par les compositeurs. Sur le fond, le sujet est traité avec beaucoup d'intelligence. Les personnages sont des archétypes, en l'occurrence des patients sous l'oeil de docteurs. La compositrice utilise ces archétypes pour nous faire voyager dans l'histoire de la psychiatrie. Elle pose des problèmes philosophiques sur les concepts liés à l'existence. La fugue obsessionnelle n'a pas de but, c'est une réaction à un trouble, un symptôme, mais c'est un acte conscient qui a des conséquences spéciales. C'est à la fois un état clinique et une réaction sociale. Je trouve personnellement assez intéressant qu'une oeuvre musicale puisse me faire réfléchir à ces questions.
Il faudrait parler aussi des associations voix/instrument. Je suppose que Lucia Ronchetti a longtemps réfléchi à la nature de ces associations. Peut-être s'est-elle appuyée sur les nombreuse recherches qui existent dans le domaine du timbre, par exemple pour savoir quels instruments faut-il combiner pour avoir tel ou tel timbre, sachant que devant la multiplicité des possibilités les ordinateurs peuvent nous aider à trouver la solution la plus adaptée. Peut-être a-t-elle aussi pensé ces associations sous des rapports plus concrets, en se demandant quels "mariages" pourraient être intéressants d'un point de vue musical et scénique, et en imaginant peut-être les musiciens eux-mêmes. Les personnages sont caractérisés par la musique, mais la question du sexe a son importance. Albert est un contre-ténor/alto, l'alto étant joué par une femme et la voix de contre-ténor étant placée aussi haut que celle d'une femme. Il faudrait savoir en quoi cette association caractérise-t-elle le personnage d'Albert ? Par ailleurs, il me semble clair que chaque association, par son caractère spécifique, sert l'unicité des personnages les uns par rapport aux autres.
Sur un plan plus général, l'alternance soli-tutti est aussi réalisée avec minutie. Sur le plan de l'écriture musicale, Lucia Ronchetti fait preuve d'une virtuosité incroyable, qui renouvelle grandement mon expérience d'auditeur. Pour arriver à faire fonctionner ensemble tous ces "doubles", il faut vraiment une maîtrise technique imparable. Car je tiens à le préciser, le résultat musical est tout à fait probant. Contrairement à beaucoup de compositeurs qui ont des idées mais dont la réalisation musicale laisse perplexe, Lucia Ronchetti déploie un art consommé de la composition, à la hauteur de ses maîtres. Chaque moment de la partition comporte des harmonies sublimes et des idées inattendues, et la dynamique est sans cesse renouvelée.
De par sa configuration scénique, cette pièce est un spectacle complet, plein de surprises, qui comporte beaucoup de moments très drôles, et fait preuve d'une grande générosité envers l'auditeur. Ce n'est pas négligeable, surtout dans un conservatoire, où la quasi-totalité du public est constituée de musiciens, dont certains sont en phase d'apprentissage, et c'est une belle leçon de leur montrer que la musique contemporaine peut être aussi, et surtout, immensément gratifiante.