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Sur les terrains de football, la revanche des latéraux

Le Genevois Kevin Mbabu a été élu meilleur joueur de Super League en 2018, une année après Michael Lang. Ces deux défenseurs offensifs symbolisent le retour en grâce d’un poste jadis largement déconsidéré

Kevin Mbabu sous le maillot de Young Boys, en Ligue des champions. — © KEYSTONE/Georgios Kefalas
Kevin Mbabu sous le maillot de Young Boys, en Ligue des champions. — © KEYSTONE/Georgios Kefalas

Sa générosité dans l’effort, sa simplicité et sa dégaine cool n’ont pas seulement séduit les supporters de Young Boys depuis son arrivéee à Berne en août 2016. A 23 ans, Kevin Mbabu s’impose comme l’étoile montante du football suisse. Lundi soir à Lucerne, le latéral aux dreadlocks décolorées a été élu meilleur joueur de Super League par un large panel composé des entraîneurs des vingt équipes des deux premières divisions suisses, des coachs des équipes nationales et de journalistes spécialisés.

Le Genevois a été préféré à son coéquipier Guillaume Hoarau et à Raphaël Nuzzolo (Neuchâtel Xamax), deux attaquants. Au palmarès, il succède à Michael Lang, ancien du FC Bâle désormais exilé en Allemagne au Borussia Mönchengladbach, qui évolue comme lui sur le côté de la défense. «Cela change des buteurs, salue l’ancien international Yvan Quentin. Ces titres de joueur de l’année offrent un peu de reconnaissance à un poste qui en a encore bien besoin.» La récompense en elle-même ne fait pas l’unanimité – parce qu’elle fait primer l’individu sur le collectif et l’année civile sur la saison sportive – mais elle a le mérite de démontrer le retour en grâce de l’arrière latéral.

Evolution du rôle

Dans l’imaginaire collectif, il s’agit du poste le plus déconsidéré, chasse gardée des bourrins aux piètres aptitudes techniques. Cela part d’une scène façon image d’Epinal où, à l’heure de composer son équipe, l’entraîneur place les garçons les plus rapides en attaque, les plus doués balle au pied au milieu, les plus costauds en défense centrale, le plus grand au but et les autres dans les couloirs, comme par défaut, parce qu’ils n’y dérangeront pas, à défaut d’y faire la différence.

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Mine de rien, c’est un peu ce qui est arrivé à Kevin Mbabu. «Au tout début, j’étais devant, racontait-il en 2013 au journaliste et écrivain Romain Molina. On jouait encore à neuf à l’époque. On a eu la sélection genevoise et on m’a mis défenseur d’un coup. Je n’étais pas très grand et trop imposant à l’époque…» Depuis, l’ancien junior de Servette est devenu l’un des plus rapides et l’un des plus costauds, il n’est ni petit (1m84) ni mauvais techniquement, mais il demeure latéral. Ce qui ne l’empêche pas d’être décisif, tant le poste a pris d’importance dans le football moderne.

Aujourd’hui, tous les grands entraîneurs s’appuient sur d’excellents latéraux: ils partent de l’arrière mais doivent amener de la substance offensivement

Marc hottiger, ancien footballeur

Au bout du fil, l’ancien international Yvan Quentin (41 sélections) rigole de cette évolution et reconnaît humblement qu’il n’aurait pas satisfait aux nouveaux standards. «Le latéral limité techniquement, c’était plus qu’un cliché: il y en avait dans chaque équipe. Moi, il ne fallait pas me demander de dribbler, et si je montais deux fois par mi-temps, c’était beaucoup. Le job, c’était 80% derrière et 20% devant, le travail défensif avant tout. C’est peut-être le poste qui a le plus évolué sur un terrain de football.»

Un profil très complet

«D’ailleurs, la mauvaise réputation du latéral s’efface petit à petit depuis les années 90, complète Marc Hottiger, 64 sélections sur le flanc de l’équipe de Suisse entre 1989 et 1996. Lorsque vous aviez Cafu et Roberto Carlos d’un côté et de l’autre de la sélection brésilienne, ce n’était pas n’importe quoi: l’un centrait et l’autre était à la reprise de volée… Aujourd’hui, tous les grands entraîneurs s’appuient sur d’excellents latéraux, qui sont, je trouve, très valorisés dans le jeu: ils partent de l’arrière mais doivent amener de la substance offensivement.»

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A haut niveau, le poste requiert en conséquence un profil très complet. Le latéral doit être capable d’enchaîner les longues courses à haute intensité pour porter le danger vers le but adverse sans négliger le travail défensif. «Des joueurs qui montaient tout le temps mais centraient quatre fois sur cinq derrière le but, il y en a eu, glisse Marc Hottiger, aujourd’hui responsable des centres de performance de l’Association suisse de football. Mais maintenant, on attend d’eux qu’ils se projettent intelligemment – avec un assist, un but ou un corner à la clé – et qu’ils sachent aussi quand il ne faut pas y aller. A ce titre, Kevin Mbabu est un bon exemple, car il a un impact impressionnant mais aussi le bagage tactique pour parfois se contenter d’une passe en retrait.»

A l’international, quelques joueurs ont contribué à faire changer l’image du poste par leurs performances. L’Allemand Philipp Lahm fut pendant de longues années un des rouages essentiels de la Mannschaft par sa vitesse et sa polyvalence. Le Brésilien Marcelo émerveille par sa justesse technique au Real Madrid comme dans la Seleção d’un pays qui, avant tous les autres, a su voir le latéral autrement que comme un footballeur de seconde catégorie. Plus récemment, le Français Benjamin Pavard a compté grâce à son activité incessante parmi les Bleus les plus en vue lors de la Coupe du monde en Russie.

L’école suisse

Le latéral peut aujourd’hui prendre l’initiative, le couloir, la lumière. La Suisse en sait quelque chose depuis l’éclosion au plus haut niveau de Stephan Lichtsteiner. Défenseur en théorie, joueur offensif dans la pratique, grande gueule et gros caractère, il attire le jeu et l’attention lorsqu’il est sur le terrain. Lors de l’Euro 2016 en France, avec lui et le très élégant Ricardo Rodriguez en contrepoint, l’équipe de Suisse disposait de l’une des meilleures paires de latéraux du tournoi. François Moubandje (Toulouse), Michael Lang et désormais Kevin Mbabu marchent dans leurs traces.

«Ce qu’il y a d’intéressant avec les distinctions décernées à Lang et Mbabu, c’est que cela valorise le poste aux yeux des jeunes, reprend Marc Hottiger. Soyons clairs: ils rêvent tous d’être attaquant ou meneur de jeu. Les numéros 9 et 10 resteront plus attractifs que les 2 et 3. Mais avec des exemples positifs, des joueurs décisifs sur le flanc de leur défense, cela ouvre de nouvelles perspectives.»

Allers-retours vers le succès

Kevin Mbabu a construit sa jeune carrière de footballeur professionnel de la même manière qu’il mène ses matchs: sans craindre les allers-retours. Sur le terrain, il s’agit de passer rapidement de la défense à l’attaque et inversement. En coulisses, il fait partie des jeunes joueurs qui ont très tôt tenté leur chance à l’étranger, quittant Servette pour Newcastle à l’âge de 18 ans. Il a eu la chance (un peu) et l’intelligence (surtout) de revenir au pays lorsqu’il a senti que son horizon était bouché, ce qui revenait – il le sait désormais avec le recul – à reculer pour mieux sauter. Son nom circule régulièrement dans le brouhaha des rumeurs du mercato et lui-même ne cache pas son intention de s’exiler une nouvelle fois à moyen terme.

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A 16 ans, le jeune latéral aurait déjà pu partir à Arsenal mais il a choisi de rester à Servette, alors que les dirigeants de l’époque auraient vu d’un bon œil un départ, et l’indemnité financière qui allait avec. Le Genevois n’a par contre pas résisté à un nouvel appel de l’Angleterre deux ans plus tard. En quatre ans de contrat à Newcastle, il a été prêté deux fois (Glasgow Rangers puis Young Boys) et n’a signé que trois apparitions en Premier League. Mais il a musclé son corps, son jeu, et lorsqu’il est revenu en Suisse, il ne lui a pas fallu longtemps pour s’imposer parmi les meilleurs joueurs d’une des meilleures équipes.

Depuis deux saisons et demie, il a largement contribué à la révolution bernoise, Young Boys mettant fin au règne du FC Bâle (huit titres de champion consécutifs) grâce à un jeu d’efforts et de pression qu’il affectionne. En Ligue des champions ainsi qu’avec l’équipe de Suisse, le Genevois a aussi su se mettre en évidence sur la scène internationale. «Cela ne m’étonnerait pas qu’il s’impose très prochainement dans un grand championnat», pronostique l’ancien international Marc Hottiger.